Lisons-le, dans sa dernière Lettre aux actionnaires (février 2020) :

Au fil des ans, l’« indépendance » des conseils d’administration fait l’objet d’une attention croissante. Cependant, un point essentiel à ce sujet est presque toujours négligé : les jetons de présence atteignent désormais un niveau qui inévitablement affecte inconsciemment le comportement de nombreux administrateurs, surtout quand ils ne sont pas eux-mêmes très riches. Pensez un instant à l’administrateur qui gagne entre 250 000 et 300 000 dollars pour des réunions du conseil qui prennent un jour ou deux, pas désagréables, et au plus six fois par an. Un tel poste confère à son titulaire trois à quatre fois le revenu annuel médian des ménages américains. (J’ai raté une bonne partie de ce train bien juteux : quand j’étais administrateur de Portland Gas Light au début des années 60, je recevais 100 $ par an pour mes services. Et pour cette somme princière, je faisais la navette vers le Maine quatre fois par an).

Et la sécurité du job, à présent ? Elle est tout simplement fabuleuse. On peut poliment ignorer les membres d’un conseil d’administration, mais rarement les renvoyer. Seules les limites d’âge – généreuses, 70 ans ou plus en général – sont la méthode standard pour virer élégamment les administrateurs.

Il ne faut pas s’étonner alors qu’un administrateur non riche souhaite alors – et même ardemment – être invité à rejoindre un second conseil d’administration, et ainsi passer dans la catégorie des 500 000 à 600 000 dollars. Pour cela, cet administrateur a besoin d’un coup de main. Le PDG d’une entreprise cherchant à remplir son conseil vérifiera auprès du PDG actuel de l’administrateur si cette personne est un « bon » administrateur. « Bon », bien sûr, est codé. Si cet administrateur a sérieusement contesté les rêves de rémunération ou d’acquisition de son PDG actuel, sa candidature ira mourir en silence. Lorsqu’ils recherchent des membres pour leur conseils, les PDG ne cherchent pas de pit-bulls. Ce sont plutôt des bichons maltais qui feront l’affaire.

Malgré le peu de logique de tout ça, l’administrateur pour qui le jeton de présence est une somme importante – et donc convoitée – est presque universellement classé comme « indépendant », alors qu’on reprochera à des administrateurs dont la fortune tient à la bonne forme de l’entreprise, de manquer d’indépendance. Il n’y a pas longtemps, j’examinais les documents de procuration d’une grande société américaine. J’ai pu constater que huit administrateurs n’avaient jamais acheté une action de la société avec leur propre argent. (Ils avaient bien entendu reçu des actions en complément de leur généreuse rémunération en cash). Cette société avait longtemps été à la traîne, mais les administrateurs se portaient à merveille.

Un titre de propriété payé avec mon propre argent ne crée pas bien sûr la sagesse et ne garantit pas des affaires bien menées. Néanmoins, je me sens mieux lorsque les administrateurs des sociétés de notre portefeuille ont l’expérience d’avoir acheté des actions avec leurs économies, plutôt que d’avoir simplement été les bénéficiaires de subventions.

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Ici, il faut faire une pause : j’aimerais que vous sachiez que presque tous les administrateurs que j’ai rencontrés au fil des ans sont ou étaient des personnes sympathiques et intelligentes. Ils s’habillent bien, font de bons voisins et de bons citoyens. J’ai apprécié leur compagnie. Parmi eux, il y a des hommes et des femmes que je n’aurais pas eu l’occasion de rencontrer si ce n’est au sein de notre conseil d’administration commun et qui sont devenus des amis proches.

Néanmoins, je n’aurais jamais choisi beaucoup d’entre eux pour s’occuper d’argent ou de questions commerciales. Ce n’est tout simplement pas leur jeu.

Et en retour ces bonnes gens n’auraient jamais demandé mon aide pour enlever une dent, ou bien décorer leur maison ou encore améliorer leur swing au golf. Nous sommes tous des maladroits à une chose ou une autre. Pour la plupart d’entre nous, la liste est longue. Le point important à reconnaître est que si vous êtes Bobby Fischer, ce n’est qu’aux échecs que vous devez chercher à gagner votre vie.

 

Notons à notre tour que le propos de Buffett n’est pas tant le niveau des jetons de présence que l’inanité de la notion d’administrateur indépendant. Il vaut mieux pour celui-ci être « encastré », en ayant des intérêts directs sur la valeur de la société. La question est ouverte, bien sûr, et les réponses ne vont pas de soi.

C’est Disraeli qui jugeait que les meilleurs représentants au Parlement britannique étaient ceux qui étaient fortunés, les Lords par conséquent : ils ne craignaient pas d’être impopulaires ou virés parce qu’ils avaient tous les moyens de vivre. D’où un sens plus affûté chez eux de l’intérêt général. Ça se discute là encore. Sinon, la ploutocratie n’aurait que du bon.

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Les montants indiqués par Buffett pour les jetons de présence se rapportent aux États-Unis, de l’ordre de 300.000 $. Mais l’Europe, et la France, suivent dans cette inflation de jetons. On lira avec intérêt un rapport annuel fait sur la tenue des conseils en France (Spencer Stuart Board Index France, 2019). La tendance de 2011 à 2018 pour le CAC40 est de 5% l’an. Spencer Stuart commente : « Cette augmentation permet aux sociétés du CAC40 de combler une partie de leur retard par rapport aux standards internationaux et se justifie par un engagement de plus en plus important qu’exige la fonction d’administrateur. » Il est vrai que le niveau moyen n’est encore que de 89.000 € (mais intégrant les administrateurs représentant l’État, qui n’en touchent pas, et les représentants des salariés, qui en touchent, mais pas toujours). Cela laisse place à quelques belles exceptions, dès qu’il s’agit d’attirer des administrateurs étrangers : Schneider Electric, 153.846€ ; Sanofi, 109.375€, L’Oréal, 106.667€.

 

Cet article a été publié sur Vox-Fi le 12 mars 2020.