La comptabilité publique présente des spécificités, notamment parce que le souverain (le législateur ou l’assemblée délibérante pour les collectivités territoriales) a la capacité de lever l’impôt. Les politiques publiques sont réputées être l’expression de la volonté du peuple souverain. Dans son projet de « Cadre conceptuel des comptes publics » publié fin 2014, le Conseil de normalisation des comptes publics (CNoCP), organisme consultatif placé auprès du Ministre en charge des comptes publics, propose de s’appuyer sur cette notion de « souverain » pour distinguer ce qui relève du périmètre des comptes des administrations publiques des « engagements du souverain », qui ne deviendront des droits et obligations qu’après un processus où les missions auront été attribuées et les moyens accordés.

 

Dans leurs réponses à la consultation publique organisée sur ce projet par le CNoCP, le Conseil supérieur de l’Ordre des experts comptables, la Compagnie nationale des commissaires aux comptes, l’Académie de comptabilité, et d’autres institutions et personnes privées ont considéré que la notion de souveraineté était trop abstraite pour être mise en œuvre en pratique. Plusieurs répondants ont fait part de leur préoccupation sur le risque que le concept de souverain puisse être utilisé pour limiter la comptabilisation des passifs, voire comme un subterfuge permettant de justifier l’absence de comptabilisation de certains éléments (engagements de retraites vis-à-vis des fonctionnaires par exemple), tout en affirmant la référence à la comptabilité d’entreprise.

 

A partir des 19 réponses reçues, le CNoCP a fixé en juillet 2015 les orientations devant guider les travaux de finalisation de son cadre conceptuel, notamment sur « le développement de la notion de souverain, spécifique par rapport aux autres cadres conceptuels. Le document définitif devrait être soumis à la validation du Collège du CNoCP fin 2015.

Le projet de cadre conceptuel des comptes publics, les 19 réponses reçues et l’analyse qui en a été faite par le Collège peuvent être consultées sur le site du CNoCP. La réponse à la consultation publique  que j’ai rédigée au nom de l’Académie de Comptabilité sur l’introduction de ce concept de souverain est reproduite ci-après. Fondamentalement, nous nous méfions d’une prétention bien française à l’exception comptable, même si nous admettons bien volontiers qu’il faut tempérer l’arbitraire comptable qui se cache derrière la notion de souverain.

 

Réponse de l’Académie de comptabilité

sur l’introduction du concept de souverain

 La  présente  réponse   se  réfère  à  la  question  5  de   l’appel  à  commentaires  de  la consultation  publique  du  Conseil  de  normalisation  des  comptes  publics (CNoCP)  :  « Dans  le chapitre 3,  le projet de cadre conceptuel des comptes publics  définit la source commune et  les  principale s caractéristiques  des  spécificités  de l’action publique.  Partagez-vous  cette analyse ?   Quelles  modifications  ou  compléments  souhaiteriez-vous  apporter ? ».

Le  chapitre  3   du    cadre   conceptuel  des  comptes publics proposé   est  consacré  aux  spécificités de  l’action  des  administrations   publiques.   Le  CNoCP   estime  en  effet,   à  juste   titre,    que   certaines   spécificités   du   secteur   public    relèvent    de    concepts  différents  de  ceux  du  secteur  privé.   L’identification  des   principales   spécificités   de  l’action    des    administrations    publiques    le    conduit    à    rechercher   leur   source commune.

Il  identifie  ainsi  l’existence  d’un pouvoir  surplombant les  administrations  publiques,  né  de  la  souveraineté,   qu’il   appelle   « souverain ».    Ce  dernier  délègue  la  mise  en  œuvre  de   l’action  publique  à  des  entités  d’exécution.    Il  peut  décider,   de  manière  unilatérale,   de   modifier   substantiellement   la  consistance  ou  la  portée  des  droits  et   des  obligations   confiés   à   l’Etat   et   aux   autres   administrations   publiques.   Ce  concept  de souverain  correspond  à une  réalité,   même  si  le  cadre  conceptuel  admet  que l’entité  « Etat »  a, de manière prépondérante, des compétences et des moyens  dont  ne bénéficient pas d’autres  administrations publiques,  davantage entités  gestionnaires.

Le  souverain   étant  prétendument  irresponsable,   il  n’est  pas  comptable  (il  ne  rend compte à personne),  et  ne  peut  donc  être  une  entité  comptable,   à  la  différence  des administrations  publiques  responsables  et  comptables.   Pour autant,  cette inventivité conceptuelle  pourrait   générer  des  incertitudes   et   aboutir  à  rendre  la  comptabilité publique  moins  informative  que celle du secteur privé :

  • A partir de quel fait  générateur  les pouvoirs  du  détenteur de la  souveraineté,   tels  celui  de  lever l’impôt,   se  transforment-ils   en  droits   et   obligations   de   l’Etat   et  des   autres  administrations  publiques ?
  • Entre les  promesses   du   souverain  qui  ne  l’engagent  pas (mais que le cadre conceptuel qualifie improprement « d’engagements »),    et   les  droits   et obligations  qu’il  attribue  aux  administrations publiques,  en les dotant  ou  non de  moyens  (suffisants ?)  pour  remplir  la  mission  qu’il  leur  confie,   il  risque d’exister  une  zone  grise,   une sorte  de  sas,   pour le normalisateur  comptable  et  pour  le  comptable
  • La notion de passif  éventuel,  faisant l’objet d’une information en annexe,  risque d’être  plus  étendue  qu’en   comptabilité   privée  :  un   passif   dépendant   de   la survenance   d’événements   futurs   maîtrisés  par  l’entité  publique   pourrait  ne  pas    être   comptabilisé,    alors   qu’il    pourrait   s’agir   davantage   d’un   passif  probable  que  d’une  dette  éventuelle.
  • La notion  d’obligation  implicite,  reconnue  en  comptabilité  privée,   ne le serait pas   en  comptabilité  publique   s’agissant   d’obligations   spécifiques  de  l’action publique.   La   motivation   avancée   aux   paragraphes   132   à   134   n’est   pas     En  tout  état  de  cause,   l’absence  de  passif,   en  présence   d’une obligation  implicite  spécifique  à  l’action  publique,  ne  semble  conforme,   ni au  cadre  conceptuel  des  IFRS,  ni  à celui des états financiers  des entités du secteur  public  publié  par  l’IPSASB (International  Public Sector  Accounting  Standards Board)  fin  octobre  2014.
  • Les engagements   de   retraite,   acquis  par   les   fonctionnaires  à  la  clôture  de l’exercice,   doivent-ils  être  provisionnés  au  passif,   à droit constant,   même  s’il  est possible que leur  montant  soit  modifié   de  manière  substantielle  à  la  libre appréciation  du  législateur ?   Ou doivent-ils  être  constatés  en  passif  éventuel,  également  à  droit constant, dès lors que ces  engagements  ne sont pas de nature  contractuelle  (le  statut  de  la  fonction  publique  n’est  pas  un  contrat)   et   constituent   donc  une  obligation implicite  ?

La  création  d’une  dichotomie  conceptuelle,  entre  le  souverain  et les  administrations publiques,  présente  un  caractère  quelque peu artificiel.  Dans la vraie vie,   l’Etat  influe le souverain,   représentant  de  la  Nation.   Bercy,   par exemple,    exerce  une  influence certaine  sur  les  politiques  publiques,   réputées   être   l’expression   de  la  volonté   du   peuple  souverain.   Il  ne  faudrait   pas   que  l’avancée   conceptuelle  du   souverain  soit  utilisée   comme   un   artifice   pour   ne   pas   comptabiliser  des  actifs   ou   des   passifs   quand  il  le  faudrait.    Le  degré   de   maturité   des   obligations   de   l’action   publique  requis,   pour  être  reconnues  en comptabilité,   est  une problématique clef  dans le raisonnement retenu  mais peut-être difficile à apprécier.

Ainsi, le paragraphe 56  indique-t-il   que  de nombreux passifs qu’une entreprise devrait comptabiliser,   constitueraient,   pour  une  administration  publique,   des  engagements donnant  seulement  lieu  à  une  mention en  annexe.    L’opposabilité  à  l’administration  semblant    être   un   critère    plus   déterminant    pour   la   constatation   d’un  passif,   il  serait  souhaitable   d’approfondir  cette  notion  et  de   l’expliciter   davantage  afin  de  marquer  une  distinction  plus  nette  entre  passif  probable  et  passif  éventuel.

La  souveraineté,  conçue  comme  la  principale  source  de  l’action  des  administrations publiques ,  devient de surcroît  de plus en plus  relative.   La capacité de lever davantage d’impôt est toute théorique  au regard du niveau de nos  prélèvements obligatoires.  Des pans  entiers  de  la  souveraineté  nationale se heurtent  au mur de notre  dette publique et de la réalité économique.  Notre appartenance à  l’Union européenne et à la zone euro, ainsi  que  les contraintes  d’un  monde  toujours plus  globalisé,   confisquent  une  partie des souverainetés nationales pour les reporter au niveau international.

Contrairement   aux  apparences,   le  souverain  est  beaucoup  plus  bridé  qu’on  ne  le laisse  entendre.   Aujourd’hui,   le  souverain   doit   rendre  compte  de   ses   actes   aux institutions  nationales  et   internationales   qui   détiennent   des  pouvoirs  propres  et spécifiques  qu’il  a  agréés.

Quid  enfin  de la confiance des ménages  et  des entreprises  qui pensent contracter avec l’Etat  et  les  administrations publiques,  si  les  caprices  du  souverain  modifient  à  tout moment la donne ?  N’est-il pas temps de faire preuve de réalisme  et  de cesser de créer, chez les bénéficiaires des promesses du souverain,  des  attentes implicites qui ne seront

pas  tenues ?   En  tout  état  de  cause,   les conséquences comptables susceptibles  d’être  tirées   de   ce   concept    de    souveraineté    sur    l’appréciation   des    obligations    des   administrations  publiques,   ne  contribueront  pas  à  modifier  le  comportement de  nos  représentants  élus  par  le  peuple  souverain.

En prenant  l’excellente initiative  de  proposer un cadre conceptuel des comptes publics, le  CNOCP  a aussi  l’ambition de le proposer comme source d’inspiration hors de France,  notamment  dans la perspectives  de l’émergence  de  normes  comptables  européennes  dites EPSAS (European  Public Sector Accounting Standards)». Le concept de souveraineté a-t-il des   chances   de   convaincre   nos   partenaires   et   la   Commission  européenne ?     Ne risque-t-il pas d’être  perçu comme  la porte ouverte à des  abus comptables ?   Va-t-il  dans  le   sens   de   l’évolution   des   souverainetés   nationales ?    Va-t-il  dans   le  sens   de   la normalisation   comptable   internationale ?   Il  est  possible  d’en  douter,   même  si  ce concept  a  une  vraie  réalité  dans  notre  pays.

Peut-être serait-il  utile  de préciser  en  quoi  l’action  publique en France  est  spécifique  au regard  de celle des autres pays ?  Introduire  dans  le  cadre  conceptuel  des  comptes publics un concept  original   mais  sans équivalent dans les autres cadres développés   et  en cours  de  développement   peut  être  un  sujet  d’interrogation  sur  la   pertinence  et   la portée  de ce concept de souverain.

Dans un monde où  il  existe  des  attentes  sur  l’idée  que  les  comptes  publics  doivent  offrir  des  éclairages  sur  les  perspectives  financières  à  court   et   moyen  terme  d’un  Etat  selon  des  règles,   qui,    sans   être  communes,    doivent   toutefois  autoriser   des comparaisons   entre  pays,   l’intérêt  de  dispositions  conceptuelles  développées  selon une  logique  spécifique  à  l’environnement  règlementaire  français,   mais  éloignée  de celles  développées  en France  et  à  l’international,   pourrait  s’en  trouver  limité.