Traditionnellement, la recherche en finance d’entreprise n’accorde que peu d’intérêt à la question des réserves de cash (simplement perçues comme une dette négative).

Toutefois, depuis la fin de années 1990, différents travaux ont montré que les liquidités des grandes entreprises étaient souvent très importantes : elles représentent en moyenne entre 15 et 20 % de l’actif (voire 25 à 30 % juste avant la crise aux Etats-Unis). Des niveaux en forte évolution depuis les années 1970, qui ne dépassaient alors guère les 10 %. Plus récemment, la crises et les problèmes d’accès aux capitaux qu’elle pose à également relancé l’intérêt pour la question des réserves de liquidité. Quel est l’avantage pour les entreprises d’avoir d’importantes réserves de cash ? Laurent Frésard apporte une réponse inédite à cette question, en montrant qu’il s’agit d’un véritable outil stratégique dans des environnements hautement concurrentiels (1).

Laurent Frésard a étudié l’effet des réserves de cash sur la stratégie de plus de 5 000 entreprises américaines. Pour cela, il a relié les réserves de liquidité d’une firme (relativement aux niveaux moyens de celles de ses principaux concurrents) à l’évolution future de ses parts de marché.

Le chercheur s’est également intéressé au lien entre le niveau relatif des réserves de cash et la valeur boursière de l’entreprise, mesurée grâce au ratio « market-to-book ».

Les données sont extraites de Compusat et portent sur une période allant de 1973 à 2006.


Changer de regard sur les réserves de cash

Pendant longtemps, des réserves de liquidités anormalement élevées étaient plutôt perçues comme néfastes. Elles étaient soupçonnées d’offrir aux dirigeants une trop grande latitude d’action, au détriment des actionnaires (2). En effet, couplées avec une gouvernance déficiente, ces réserves auraient pu être utilisées pour financer des projets qui bénéficient davantage aux dirigeants qu’aux actionnaires. Pourtant, plutôt qu’un risque, Laurent Frésard voit dans de telles réserves de cash un véritable outil stratégique. En particulier en temps de crise, parce qu’elles n’ont pas besoin de passer par les marchés de capitaux pour se financer, les entreprises qui disposent de cash performent mieux que leurs concurrents.


Les réserves de cash : bien plus qu’un « coussin de précaution »

Mais ces réserves seraient-elles uniquement des « coussins de précaution » en période de crise ? Pas seulement, répond Laurent Frésard, qui explique qu’elles jouent aussi un rôle important dans la performance à long terme de la firme. Le chercheur attire notamment l’attention sur deux effets.

Une entreprise qui dispose d’importantes réserves de cash a davantage de flexibilité en termes de stratégie. Dans un environnement très compétitif, celui lui permettrait de baisser ses prix, de proposer un meilleur service à ses clients, de recruter des talents ou d’améliorer son réseau de distribution. Ces sacrifices de court terme permettent d’asseoir une position dominante sur le marché des biens et services et d’accroître ainsi sa performance à long terme.

Par ailleurs, un effet de répulsion peut se faire sentir : la stratégie d’une entreprise peut être influencée par le niveau de réserve de liquidités de ses concurrents. Par exemple, explique Laurent Frésard, la décision d’entrer ou non sur un nouveau marché ou de lancer un nouveau produit est indéniablement influencée par la puissance de feu des concurrents potentiels.


Impact des réserves de liquidité sur les parts de marché

Laurent Frésard étudie comment les réserves de liquidités d’une firme (analysées par rapport aux niveaux moyens de ses concurrentes) affectent ses résultats en termes de part de marché. Il montre qu’en moyenne, détenir une unité de réserve de cash supplémentaire par rapport à ses principaux concurrents entraîne une augmentation de presque 3 % de la part de marché dans les deux années suivantes. Une analyse plus détaillée des résultats permet de mettre en lumière des facteurs qui augmentent cet effet stratégique :

  •  les problèmes de financement des concurrents : l’effet est deux à trois fois plus important quand les concurrents éprouvent des difficultés à trouver des fonds ;
  • la nature de la concurrence sur le marché : plus le marché est concurrentiel (nombre d’acteurs présents grand), plus l’effet est important ;
  • la proximité technologique : il montre également que l’effet est plus marqué entre des entreprises qui sont proches en termes de technologies.

 

Effet du cash sur la valeur de la firme


Si Laurent Frésard montre que le fait d’avoir des réserves de cash agit positivement sur les parts de marché de l’entreprise, reste à savoir comment le marché évalue cette dimension stratégique.

En effet, le chercheur rappelle que « la croissance rapide des parts de marché n’est pas nécessairement positive pour l’entreprise ». Il montre néanmoins qu’une fraction de cash supplémentaire détenue par une entreprise se traduit par une valeur boursière supérieure de 6 % à celle de ses concurrents. Un phénomène qui semble s’être amplifié récemment avec la crise financière, et qui laisse penser que les investisseurs évaluent positivement la dimension stratégique du cash.

(1) Financial Strength and Product Market Behavior: The Real Effects of Corporate Cash Holdings, Journal of Finance, juin 2010, volume 65, n° 3, pages 1097 à 112.
(2) Pour plus de détails, voir le chapitre 39 du Vernimmen 2010.