Il y a deux domaines où les enquêtes révèlent un accord majoritaire parmi les salariés : un, l’adhésion au télétravail ; deux, le manque d’attirance ou même le rejet du travail en open space ou bureaux partagés en français. D’où l’interrogation de ce billet : n’y a-t-il pas un lien entre les deux ? Une partie de l’attrait pour le télétravail ne vient-elle pas du manque d’attrait du bureau partagé ?

Rejet du bureau partagé, en effet, et d’après les enquêtes particulièrement aux États-Unis. Pour une entreprise, faire travailler ses salariés dans un même endroit est une nécessité physique s’agissant de la quasi-totalité de la production manufacturière, même si les livres d’histoire nous parle d’un temps préindustriel où les outils de production et le travail étaient « distribués » au domicile des artisans (putting-out system). Pour les services (qui traditionnellement se calquaient sur le modèle de l’usine), la logique est de favoriser les interactions entre les personnes et de les surveiller. D’où l’interrogation : quelle est le dispositif spatial qui favorise au mieux ces interactions et cette surveillance ? Bureaux cloisonnés, bureaux ouverts ou bureaux nomades ? Une longue enquête parue en 2019 dans le Harvard Business Review, venant après des dizaines d’autres, répond clairement que l’open space est loin d’être l’optimum, parce qu’il tend paradoxalement à réduire les contacts entre les gens, ceci au moment où l’entreprise a quantité d’autres moyens de « surveiller » la qualité du travail fourni, davantage par le résultat que par le temps passé. On peut même mesurer cette baisse d’interaction, nous dit la même étude, ceci par des expériences faites au sein des entreprises qui vont faire le passage de bureaux cloisonnés à un open space. On installe pour cela des capteurs de toute sorte avant le déménagement, puis les mêmes capteurs six mois une fois le déménagement dans un espace ouvert. Verdict selon l’article : une baisse de 70% des interactions.

Les raisons sont multiples : le bruit, le manque d’intimité qui poussent les gens à se replier sur eux-mêmes, la diminution d’espace, comme le montre, dans le cas des États-Unis, ce graphique tiré de l’article de HBR cité, car il est un fait que l’open space permet d’économiser en frais immobiliers (on note sur le graphique, qui décrit la situation aux États-Unis, à quel point la crise de 2009 et les licenciements qui ont suivi ont vidé les bureaux)[1].

Car nombreuses sont les stratégies d’évitement pour qui ne veut pas communiquer. Le constat est même que les gens dans un même espace ouvert préfèrent communiquer par mail ou slack avec leurs collègues que de se lever de leur siège et faire les quelques mètres nécessaires, ce qu’ils font pourtant plus facilement si cela leur donne l’occasion de sortir de leurs bureaux individuels.

De la même manière, on observe que les interactions spontanées « en présentiel », pour les entreprises de taille importante, se réduisent fortement dès que la distance entre deux ensembles de bureaux (immeubles différents, étages différents…) s’accroît. Par conséquent, dans l’entreprise de services moderne, il n’est plus aussi vrai que les interactions par Zoom ou Slack soient de qualité bien inférieure à ce que permettent celles faite en physique.

De même, une autre étude chiffre à 25% la hausse de mauvaise humeur ou mauvais climat au travail en open space. Une autre, publiée dans The Scandinavian Journal of Work, Environment and Health, révèle que les jours d’absence pour maladie s’accroissent de 62% quand les personnes travaillent dans un open space plutôt que dans des bureaux individuels.

Bref, les gens n’aiment pas et la productivité s’en ressent.

Tout au contraire, le télétravail, qui a pris une ampleur considérable depuis la crise Covid, recueille à ce jour l’assentiment des salariés. Les gens se sentent plus productifs, indique une étude de Statistiques Canada . Une enquête conduite par l’OCDE rapporte un sentiment très majoritairement favorable à la fois du point de vue de la performance et du bien-être au travail : environ 63 % côté management et 74 % côté employés. La raison principale invoquée par le management est que les travailleurs leur semblent plus concentrés et commettent moins d’erreurs à la maison, à nouveau preuve que la surveillance change de nature, moins au temps passé, qu’au « rendu » effectué.

Le Conseil national de la productivité, dans un rapport de mai 2022, fait une longue revue de l’effet du télétravail sur la productivité. En particulier, la réduction du temps de transport vers le lieu de travail signifie de la fatigue en moins et potentiellement du temps de travail en plus, ce qui fait surgir bien sûr la question de ce que devient la notion de temps de travail ainsi et le cadre juridique du contrat salarial dans le modèle éclaté qu’est le télétravail.. Il y a aussi, signale l’étude, des effets de second tour tels que l’éducation des gens aux techniques numériques et la possibilité de délocalisation « à la campagne » ou même de télémigration passant les frontières, une alternative pour certains à l’émigration dans un pays où il y a de l’emploi.

Bref, les gens aiment et la productivité s’en ressent.

On présume ici, sans bien sûr pouvoir le documenter empiriquement, qu’il y a un lien de cause à effet entre les deux appréciations : on aime d’autant plus le télétravail qu’on ne se plait pas sur le lieu de travail.

C’est donc une source de réflexion pour les entreprises. Parce qu’il leur est impossible d’aller jusqu’au point où le télétravail se ferait à 100% : il reste à l’évidence le besoin du face-à-face, de réunions présentielles, de prises de contact, d’accueil du client ou du prospect (qui lui-même ne vous recevra pas à son domicile), etc. La présence physique de la personne donne une information plus riche, est mêlée d’émotion et d’affect qui crée le lien et la conviction. Les enquêtes montrent toutes que le salariés ne souhaite pas aller jusqu’à 100%. Beaucoup d’entre eux ressentent le besoin de séparer le lieu de travail et le lieu de vie. L’étude de l’OCDE citée montre une sorte de courbe en U inversée dans cette appétence pour le télétravail et donc la productivité au travail (graphique).

Mais pourquoi revenir au bureau individualisé si c’est pour le voir occupé un cinquième du temps ? Autant un open space ou plus encore un bureau nomade, mais au risque alors d’accroître un peu plus l’aversion pour le lieu de travail.

C’est l’appel à de nouvelles architectures de ce lieu de travail qu’on appelait jusqu’à présent le « bureau ».

 

[1] Un mètre carré fait 9,3 pied carré. Une division par 10 de l’échelle verticale du graphique approche bien la surface par salarié, surface comptant les parties communes.

 

Cet article a été initialement publié sur Vox-Fi le 20 janvier 2023.