L’Union européenne est une zone de paix et de libre circulation des capitaux et des hommes. Du coup, y être un petit pays offre deux très gros avantages du point de vue économique :

  1. Adopter des taux d’impôt plus bas que ses (grands) voisins ne fait pas baisser les recettes fiscales. Cela les augmente.
  2. Quantité de services publics sont fournis gratuitement par les voisins.

 

Le premier avantage tient à ce que la perte de recettes liée à la baisse du taux d’impôt par rapport à ses voisins (l’effet revenu) est compensée au-delà par l’apport de base imposable venue de l’étranger, attirée par les taux bas (l’effet substitution). Un grand pays n’a pas ce luxe. S’il baisse les impôts par rapport à ses voisins, il fera rentrer de la matière fiscale étrangère et évitera des sorties, mais qui resteront dans une proportion faible par rapport à la base fiscale domestique. L’effet substitution est moindre que l’effet revenu.

 

Côté dépenses, le petit pays profite plus que le grand pays de l’ensemble économique plus vaste qui l’abrite. Le Luxembourg profite par exemple des réseaux routiers, ferroviaires ou électriques de ses voisins : il construit les 3 kms de voie qui conduisent à sa frontière ; la France ou l’Allemagne les centaines qui conduisent à Paris ou Cologne. Pourtant, à chaque fois, les deux partenaires profitent à parts égales du service de transport rendu. Les jeunes Luxembourgeois ont un accès facile aux universités (souvent gratuites) des grands voisins. L’effet le plus important concerne la défense nationale, un poste très lourd dans les budgets d’au moins deux grandes nations européennes, négligeable pour les petits pays qui vivent sous leur protection implicite (mais ici, c’est toute l’Europe, et tout particulièrement l’Allemagne, qui profite du parapluie militaire américain).

 

Au total, en raison d’une redistribution « occulte » à leur avantage, le service public du petit pays est rendu à un coût économique moindre que dans les grands pays, assurant un niveau de vie plus élevé à ses citoyens. La récente enquête sur les patrimoines par tête conduite par la BCE, malgré ses imperfections de méthode, le montre parfaitement : Chypre et Luxembourg sont les deux pays où le patrimoine moyen par habitant (en 2010, c’est-à-dire avant la crise chypriote) est de loin le plus élevé : resp. 671 K€ et 710 K€, soit 3 fois le niveau français et le niveau moyen communautaire. Le petit pays est une sorte de passager clandestin du bateau européen. On est frappés du lien inverse quasi-strict entre taille du pays et légèreté de la fiscalité : sans compter les Monaco et autres Andorre, ni les nouveaux pays de l’Est qui sont dans une problématique de rattrapage, la liste se compose par ordre de taille de Chypre, Luxembourg, Irlande, Autriche, Grèce, Belgique, Pays-Bas avant d’arriver vers les grands pays comme Allemagne, France ou Italie.

 

Au-delà de la fiscalité, le même raisonnement s’applique aux réglementations. Une moindre protection (du consommateur, du travailleur, de l’environnement…) fait peser des risques accrus pour la population, mais qui, dans le cas du petit pays, sont compensés par l’afflux d’activités et d’emplois dans les secteurs moins protégés. À nouveau, le jeu revenu / substitution est gagnant pour le bien-être du petit pays, avec des conséquences pour les localisations industrielles. Cet « arbitrage » réglementaire est toutefois réduit dans l’Union européenne, parce que nombre de législations s’imposent désormais sur l’ensemble de la communauté. Mais avec une énorme exception : les métiers financiers, ceux qui sont attachés à la circulation du capital et des assiettes fiscales, sont très peu régulés au niveau communautaire. D’où l’hypertrophie financière dans des pays comme le Luxembourg, Chypre et dans une moindre mesure l’Irlande. Le phénomène est cumulatif : comme l’afflux de capitaux dans le petit pays y fait monter les prix des actifs, de l’immobilier et des salaires, son économie tend à se spécialiser dans les services à valeur ajoutée, dont la finance.

 

Ce simple constat a quatre conséquences importantes :

 

D’abord, la pression est forte, presque inévitable, qui fait que le petit pays adopte cette stratégie de prédation de ressources communautaires. La ligne de pente est bien celle du paradis fiscal, à des degrés divers selon la réputation du pays.

 

Ensuite, cela crée désormais des forces centrifuges très puissantes au sein de l’Union. Si le Luxembourg profite de ces transferts, pourquoi pas d’autres ? Blotties dans une zone de paix plus vaste, certaines régions trouvent aujourd’hui intérêt à jouer l’autonomie vis-à-vis de leur ensemble national, et ceci qu’elles soient riches ou pauvres : la Catalogne ou la Flandre sont des régions riches ; l’Ecosse est une région pauvre. Si l’Histoire reste éternellement reconnaissante à l’Union soviétique du temps de la guerre froide pour son rôle dans le progrès de l’idée européenne, la chute du mur de Berlin joue en sens inverse. Ainsi, on peut chercher à s’abstraire de la tutelle nationale pour échapper au poids de sa redistribution et jouir au contraire de celle qu’on arrive à extraire de l’Union. Ce n’est que grâce à la force et à la légitimité de sa tutelle nationale qu’une région comme la Corse ne rentre pas davantage dans ce dilemme : elle perdrait, dans une stratégie indépendantiste réussie, les importants subsides nationaux, mais bénéficierait sur la durée, sous les habits du passager clandestin, du mécanisme des transferts occultes européens.

 

Troisième conséquence, il devient plus difficile pour les grands pays d’opter pour certains pactes sociaux conférant à l’Etat davantage de missions que chez leurs voisins, notamment en matière de répartition et de protection sociale. Il ne faut rejeter d’emblée l’idée qu’un pays au sein de l’Union puisse être conduit à renoncer en partie à ses choix nationaux dès lors que se bâtit, avec le fait européen, un autre type de citoyenneté et de démocratie, au-delà de la seule nation. En France même, le pacte social qui s’est construit nationalement épouse plus ou moins bien les cultures et particularismes régionaux. Mais ici, il semble que le choix soit forcé et anti-démocratique : la compétition fiscale sape inexorablement la capacité de l’Etat à être un instrument de protection sociale, au moment où, paradoxalement, le petit pays arrive, grâce à son niveau de vie, à assurer une protection très enviable à ses citoyens. C’est un phénomène historique nouveau. Un certain degré de compétition fiscale n’est pas inutile quand il s’agit de pays de même taille. Cela met une pression sur les gestionnaires de l’Etat pour un usage parcimonieux des fonds publics et fournit un laboratoire en grandeur nature pour tester les formules fiscales les moins pénalisantes. Mais ceci vaut pour des pays ou régions de taille comparable, pour ne pas subir le privilège exorbitant du petit par rapport au grand. C’est le cas aux États-Unis dans la relation entre les différents Etats de l’Union, comme le montre excellemment Corinne Lesnes dans un article récent[1]. Mais ceci ne vaut pas lorsque le dissolvant fiscal vient d’un petit pays qui gagne sur tous les tableaux. (À ce titre, on comprend mal la stratégie de baisse agressive d’impôts suivie aujourd’hui par le gouvernement Cameron aux Royaume-Uni. Sauf s’il se sent capable de mettre en œuvre des gains massifs de productivité dans la fourniture des services publics – ce qui n’est pas à exclure, les Britanniques sachant innover –, c’est un jeu perdant pour le pays, qui se ressentira sur la qualité du service public et des infrastructures, et in fine sur le bien-être de sa population.)

 

Dernière conséquence, tant qu’à être un petit pays, il faut bénéficier d’une situation géopolitique « tranquille ». C’est ce qui distingue Chypre du Luxembourg. Chypre commet l’imprudence d’être tout à la fois sous la tutelle relativement incertaine de la Grèce, en conflit avec la Turquie et sans allégeance bien forte, depuis la gifle à l’Europe qu’a été le référendum de 2004, à la Commission européenne. Le Luxembourg fait partie des Etats fondateurs de l’Europe. Il fallait la pression des États-Unis pour remettre en cause son secret bancaire, comme c’est en train d’être le cas ; aucun pays européen, encore moins la Commission, allaient porter le fer sur cette totale anomalie. La stratégie chypriote de paradis fiscal et donc d’hypertrophie de la finance comportait ainsi des risques majeurs, qui se sont réalisés, comme cela a été le cas dans la plupart des autres « petits » pays. Le Luxembourg est ici un cas particulier : il a laissé le gros de son industrie financière entre les mains de grandes banques étrangères, qui ont pu fournir, en protégeant leurs filiales, une assurance contre cet énorme choc bancaire. En quelque sorte, il a fourni le terrain de jeu plutôt que les joueurs. Il a fait l’ « union bancaire » avant la lettre et à son profit. Chypre voulait tout de suite ses propres joueurs.

 

Où cela nous laisse-t-il ? On pouvait penser que la crise financière, parce qu’elle allait frapper tous les pays européens, allait renforcer le besoin de protection collective et de solidarité, un peu comme le ferait une menace d’agression étrangère. L’action publique allait se voir revalorisée, marquant la fin d’une ère de déréglementation et promettant le retour d’un pacte social-démocrate. C’est ignorer dans le cas européen – mais aussi dans le cas national – les effets centrifuges du choc de la crise, qui accroît les divisions et les stratégies d’évitement individuel. Au moment où il faudrait plus d’Europe, le moins qui peut être dit est que l’esprit européen ne souffle pas dans les opinions et chez les politiques des différents pays européens.


[1] Voir Corine Lesnes, «  Etats désunis d’Amérique », Le Monde, 03.04.2013