Un article de François Meunier intitulé « Pourquoi les frais financiers devraient-ils échapper à l’impôt sur les bénéfices ? » et récemment publié sur notre blog a servi de base à un débat entre plusieurs membres de notre association.
Nous vous proposons, ci-dessous, de prendre connaissance des arguments de chacun, puis d’exprimer votre point de vue, en utilisant la fonction « commentaires » à la fin de ce post.

 

 

 

 

 

 

Participants
  • Daniel Bacqueroët, président de la DFCG
  • Thomas Bouvet, membre du Comité scientifique de la DFCG
  • Nicolas Bouzou, membre du Comité scientifique de la DFCG
  • Dominique Chesneau, vice-président du Comité scientifique de la DFCG
  • François Meunier, président du Comité scientifique de la DFCG
  • Jean-Florent Rérolle, administrateur de la Sfev, membre de la DFCG

 

Nicolas Bouzou : La théorie économique de première année de fac est en effet claire sur l’idée selon laquelle un impôt à large assiette et faible taux est préférable à un impôt à taux plus élevé et base plus étroite.
Deux choses, cependant :
–   les intérêts d’emprunts immobiliers sont déjà largement déductibles de l’IRPP ;
–    je ne suis pas d’accord sur la Belgique. Déjà, la fiscalité belge sur les entreprises est, me semble-t-il, relativement lourde. D’autre part, taxer de non européens les États qui ont compris qu’il était plus astucieux de charger un peu la consommation des ménages plutôt que les profits des entreprises ou les investissements est à mon avis inutile.

 

Thomas Bouvet : L’idée d’aligner le statut fiscal des intérêts et du capital m’a beaucoup séduit dans un premier temps, mais se heurte à trop d’effets secondaires :
–    si l’on retire les intérêts de la base fiscale, il faudrait retirer également les loyers et, du coup, les amortissements.
–    et si l’on veut éviter un effet catastrophique sur la production en propre, il faudrait retirer la sous-traitance (ou au moins la partie correspondante chez le sous-traitant…).
Pour rééquilibrer le statut fiscal des dividendes avec celui des fonds propres, il faut être drastique :
–    soit appliquer aux dividendes le même statut que les frais financiers (!) ;
–    soit supprimer l’IS et, par exemple, tout reporter sur la TVA.
Dans le premier cas, on va se heurter à un sujet politiquement incorrect : les sociétés vont être incitées à distribuer… Je ne vois donc que la seconde solution.
Et comme disait le Edouard Stern : « le seul argent que l’on a gagné, c’est celui que l’on a dépensé ». La solution de la TVA, décriée pour plein de mauvaises raisons, a nombreuses vertus.

 

François Meunier : Le débat sur le traitement fiscal homogène des flux allant aux investisseurs peut en effet se faire soit en fiscalisant les intérêts et les profits (comme je le propose), soit en excluant l’un et l’autre de fiscalité (sur la base d’une rémunération normative des fonds propres), qui est exactement la solution prise par les Belges et imitée, je crois, dans certains autres pays. Une sorte d’impôt sur l’Economic Value Added, dans ce dernier cas.
Cette dernière solution a le tort de réduire l’assiette de l’impôt avec les problèmes de stabilité qui vont avec. De plus, une taxe sur le surprofit risque de gêner le dynamisme capitaliste : il est bon que les entreprises tentent de toute force de faire du surprofit, et c’est le rôle de la concurrence plutôt que de l’impôt de brider ce mouvement.
Supprimer l’IS n’est pas sot, mais il s’agit d’un bon impôt, qui a des vertus stabilisatrices : quand l’économie va, le Trésor touche ses sous, quand cela va mal, le Trésor ne touche rien et contribue donc à la relance de l’économie.
Quant à l’autoproduction, on sait qu’elle échappe aujourd’hui à tout impôt, ce qui entraîne de vraies distorsions. Ma proposition ne fait rien pour ou contre cela. Le problème est surtout présent pour la fiscalité des personnes physiques : le propriétaire de son logement n’est pas taxé sur le service que lui rend son bien capital, alors que le malheureux locataire ne peut pas déduire son loyer de son revenu imposable. Il y a donc une prime, massive, à la propriété immobilière, qui contribue à rendre l’impôt régressif : ce sont plutôt les revenus modestes qui sont locataires et qui n’ont pas la surface financière pour avancer l’investissement dans leur logement.
Par ailleurs, les loyers sont directement le prix du service de logement, et il est logique de les considérer comme une charge. Ici, il n’y a pas de distorsion. L’entreprise qui possède son immobilier ne voit pas taxé le revenu imputé de service de logement. Il serait anormal que l’entreprise qui loue soit pénalisée.
L’amortissement est un des seuls leviers que possèdent de nos jours les États pour stimuler ou freiner l’investissement, par le jeu de la modulation fiscale de l’amortissement. Pourquoi vouloir leur enlever ?
Une taxe non sur l’EBIT, mais sur l’EBITDA, à taux très bas. Pourquoi pas ? Rajoutons les salaires dans la base et nous aurons la proposition qu’on entend à propos du débat sur les cotisations sociales d’une taxe à la valeur ajoutée produite (qui diffère de la TVA !). Il y a une tradition longue de ne pas décourager l’investissement, mais les effets économiques seraient probablement neutres (dès lors que le taux économique d’obsolescence du capital est le même). Il y aurait quand même le défaut de favoriser les entreprises qui travaillent beaucoup dans l’immatériel, dont l’usure du capital (de leur marque, etc.) ne vient pas en déduction de la base fiscale.
Enfin, la proposition d’une moindre taxation des bénéfices quand ils ne sont pas distribués me paraît idiote financièrement. La gauche française l’a toujours soutenue (et le gouvernement Bérégovoy l’avait instaurée). Plus que l’investissement, on favorise son financement par autofinancement, privilège qui n’est pas forcément l’indice d’une bonne gestion financière (l’entreprise thésaurise du cash), ni d’une bonne gouvernance (le contrôle s’exerce moins quand l’entreprise n’a pas de flux de trésorerie directs avec ses parties prenantes), ni enfin de marchés financiers assagis (la mesure accroît la volatilité des actions, puisqu’on réduit le taux de dividende – techniquement, on en accroît la duration). A la rigueur, cela protège contre le risque d’illiquidité de l’entreprise, dont on a vu l’utilité récemment. Curieuse rhétorique d’ailleurs ! Le profit est bien lorsqu’il reste dans l’entreprise, il est mal lorsqu’il est distribué à l’actionnaire qui pourtant, en pratique, le réinvestit dans d’autres entreprises (ou, plus tard, dans la même), souvent à meilleur usage.

 

Thomas Bouvet : Soit dans cette proposition de réforme, les loyers restent déductibles. Alors, à la mode islamique, les sociétés remplaceront tout emprunt par des moyens de substitution pour financer les biens d’équipement ; et tout actif détenu en propre sera remplacé par des biens en location. On retrouverait le biais exactement inverse de celui évoqué pour l’immobilier des particuliers : une incitation à ne pas être propriétaire de ses locaux.
Soit les loyers ne sont pas déductibles. Pour éviter ces effets, les sociétés auront intérêt à sous-traiter plutôt que produire elle-même, réduire les effectifs pour ne pas avoir à les loger, etc.
Pour être très clair, je pense que de supprimer la déductibilité des intérêts n’a pas de sens. Les moyens mobilisés pour entreprendre, qu’ils soient acquis (charges prises en compte par l’amortissement et en fonction du mode de financement par les intérêts), loués (charges prises en compte par le loyer) ou sous-traités (achats de marchandises, autres charges externes) doivent être pris en compte de façon cohérente les uns par rapport aux autres. Ce ne serait plus le cas !
C’est pour cela que le seul moyen de se situer dans le cadre d’origine de Modigliani Miller et de ne pas avantager la dette au capital (et donc ceux qui ont capacité à s’endetter au détriment des autres) serait de supprimer l’IS.

 

François Meunier : Il y a pourtant une issue simple à l’arbitrage fiscal évoqué. Il faut, comme l’indique la bonne pratique comptable, distinguer dans les loyers, la part coût de l’argent (non déductible) et la part amortissement (déductible).
Je pense vraiment qu’il y a davantage d’arbitrages aujourd’hui à jongler entre fonds propres et dette qu’il y en aurait à « bidouiller » des prêts en contrats de service. La DLF attend les montages islamiques de pied ferme. Quant à supprimer l’IS, il faudrait voir si les impôts de remplacement ne seraient pas pires. La TVA ouvre toutes les complications dans une économie ouverte, où la frontière entre particuliers et entreprises n’est pas claire.
Au passage, une telle réforme obligerait à aligner la fiscalité des produits financiers à taux fixe et des produits actions. Et ce ne serait pas plus mal.

 

Thomas Bouvet : Je suis d’accord sur les avantages, mais pas sur les dommages collatéraux. Considérer une composante frais financiers dans les loyers de bureau, pourquoi pas ? Mais considérer une composante frais financiers dans les achats ? Le coût de l’argent est une charge !

 

François Meunier : Le coût des fonds propres en est une autre ! Et comme on distingue de moins en moins les fonds propres et la dette, pourquoi des traitements fiscaux aussi différents ?

 

Thomas Bouvet : La déductibilité des intérêts n’est pas une subvention dans la mesure où, dans le même temps, les produits financiers sont fiscalisés.
L’intérêt du levier financier n’est pas fiscal, mais dans la répartition du risque (et le potentiel de transfert de risque qu’il apporte). Les frais financiers déductibles ont pour contrepartie des revenus financiers fiscalisables au niveau du prêteur et, si on reprend Miller 1977, si les taux d’impôt sont les mêmes au niveau des personnes physiques et des personnes morales, l’effet est neutralisé.
Que je dispose de 100, mette 10 dans une société endettée à hauteur de 90 (et place 90) ou que je mette 100 dans une société non endettée, le résultat sera (sauf frottements fiscaux) le même. Idem en raisonnant avec une personne physique détenant 10 et pouvant s’endetter à hauteur de 90.
La vraie injustice est l’accès différent au crédit selon les personnes. Un certain nombre de grandes fortunes actuelles de « capitaines d’industrie » a pour origine leur capacité d’emprunt.
Et s’agissant de la solution pour arriver à faire converger les statuts fiscaux de tout type de capitaux au sein de l’entreprise, je pense qu’elle a des effets secondaires redoutables.
Enfin, si je propose de supprimer l’IS pour répondre à l’objectif, c’est que c’est le seul moyen que je vois qui ne crée pas ces biais.

 

Dominique Chesneau : Deux compléments :
–    les Allemands ont prévu dans leur budget 2010 une taxation plus forte sur le résultat non distribué que sur celui versable aux actionnaires ;
–    le levier de l’amortissement doit être manié avec précaution : au Royaume-Uni, en 1983-1984, l’amortissement accéléré a conduit les entreprises à privilégier l’achat de biens à taux d’obsolescence élevé et donc, en l’occurrence, de mauvaise qualité.
Margareth Thatcher a arrêté les frais au bout de deux ans car la mesure affaiblissait la compétitivité des entreprises britanniques.
Deux exemples supplémentaires que la fiscalité peut être mauvaise conseillère (sauf courts cas d’espèce) quand elle prétend orienter les décisions des agents économiques.

 

François Meunier : C’est, en effet, comme un mobile de Kalder. Lorsque l’on touche à quelque chose, tout l’équilibre est à revoir.
Les Allemands ont un argument simple : il faut pousser à la distribution de dividendes parce que cela pousse les gens vers le placement action, ce qui booste les fonds propres. Lumineux, mais également partiel. Equilibrant les deux aspects offre et demande de fonds, autant ne rien toucher.

 

Jean-Florent Rérolle : Bien sûr, la dette est une subvention aux actionnaires. C’est incontestable. Une grande partie des arguments de François Meunier sont relatifs à l’injustice que cela crée : les actionnaires qui en bénéficient et pas les créanciers ; les grosses entreprises et pas les petites ; les multinationales et pas les locales ; les paradis fiscaux et ceux qui n’entrent pas dans une logique de concurrence fiscale internationale. Mais finalement, cela fait beaucoup de monde ! Il n’y a donc pas que les actionnaires qui s’y retrouvent.
Au bout du compte, on peut même dire que l’économie tout entière profite de l’endettement. Du point de vue de l’Etat, il faudrait donc mettre en regard de la subvention versée de nombreux avantages :
–    l’augmentation des impôts qui résulte d’une croissance stimulée par les fusions-acquisitions rendues largement possibles par l’effet de levier ;
–    le développement d’un marché financier actif : sans actionnaire, pas de ressources pour le développement économique. Et ce sont les actionnaires qui prennent les risques. Cela a aussi un impact sur les retraites ;
–    les impôts perçus par les actionnaires (dividendes et plus-values) – ces pauvres actionnaires ne sont de toute façon pas forcément pour grand-chose dans l’endettement : ce sont les managers qui prennent les décisions de financement. Et cela moins dans une logique d’optimisation fiscale que dans une logique de coût de financement ;
–     la dette est considérée comme « moins chère » que l’equity (même si c’est une bêtise car le coût du capital ne change probablement pas : l’effet bénéfique de la déductibilité fiscale est compensé par l’augmentation des coûts de faillite. Si bien que cet « avantage » n’est probablement pas aussi important que l’on croit) ;
–    de marketing financier (attirer des investisseurs en fonction de leur « risk appetite », et donc « découper la pizza » en fonction des attentes) ;
–    de gouvernance (cf. la théorie du financement hiérarchique ou le concept de la discipline créatrice de la dette, un des fondements du LBO).
Mais surtout, ce qui me semble très contestable, c’est de mettre sur le même plan actionnaires et créanciers pour critiquer la déductibilité des frais financiers. Ces derniers sont clairement des charges pour les entreprises. Les dividendes ne se paient que si l’entreprise est profitable et les plus-values (l’essentiel de la rémunération de l’actionnaire) ne sont pas des charges pour l’entreprise. Donc, considérer le banquier comme un fournisseur comme un autre ne me choque pas.
Bref, je vote sans hésitation contre !

 

Daniel Bacqueroët : La déductibilité des frais financiers aurait aussi un impact sur la participation, basée sur le résultat fiscal.
Par ailleurs, les intérêts des prêts intercompany sont déjà encadrés. Voici un petit mémo que j’avais rédigé en anglais à ce sujet :
The constraint for the interest deductibility is only concerning internal loans and not external loans (with banks). Three criteria to benefit from interest deductibility have been defined by the French Authorities in order to qualify if there is an under capitalization of the French entity and so to avoid any fictive dividend through loans between companies within the same group. To be out of the conformity, the three criteria, all together, must not meet the threshold; if only one out of the three is not in line with the threshold, there is no impact on the tax deductibility. The calculation is made per legal entity, once a year based on the annual financial statements. There is no consolidated approach by the Tax Authorities. Criteria per legal entity: 1. the cash amount given/lent by the Group (advance, loans, current/checking account,.) should be below 1.5 time the net equity (capital + retained earnings + current income).2. The interests paid to the Group should not exceed 25% of the total (OP + interests) of the year. 3. The interests paid to the Group should not exceed the interests received from the Group companies.
Il faut raisonner en net cash. En effet, dès l’instant que les transactions intercompany sont traitées, la société empruntera théoriquement pour des besoins de développement et intégrera naturellement l’effet de levier de l’impôt dans son modèle, mais l’enlever serait un frein à la compétitivité de nos entreprises
Là où le bât blesse, ce sont les fameux montages double tip, mais à ma connaissance même l’Etat français l’a fait pour ses rames de TGV ou d’autres investissements importants. L’objectif poursuivi étant également de la déconsolidation bilancielle.
Ce qu’il faut, à mon sens, c’est éliminer les dettes hors du champ raisonnable du marché ou de la fair value. Ou alors étendre les principes des dettes intercompany à toute dette bancaire externe garantie par une société d’un même groupe.
Et que dire des management fees alors ? Faudrait-il les exclure aussi de l’assiette fiscales ? N’est-ce pas le même principe que des dettes versus fonds propres ? Là, c’est fees versus dividendes.
Par contre, je rejoins François Meunier sur la question des quasi-fonds propres : là il y a optimisation fiscale, puisque la date de remboursement est inconnue, ce qui transfère cette dette en quasi-fonds propre. Mais attention au niveau bilanciel, c’est traité à part et, encore une fois, très souvent, voire toujours, de l’intercompany régi par les règles décrites ci-dessus.

 

Synthèse par Raphaël Ozier, directeur études et formation de la DFCG

Pour aller plus loin :
A. Vanderstraeten, S Yazdian, C. Denny, H. Lachaize, « Comment tirer avantage de la déductibilité des intérêts notionnels ? », in Echanges, n° 270, novembre 2009.
– J.-M. Daniel, M. Lemoine, « Il faut changer la fiscalité des PME », in Les Echos, 27 octobre 2009.
– T. Philippon, N. Véron, « Financing Europe’s Fast Movers », in Bruegel Policy Brief, January 2008.