Deepseek et la chute des valeurs de la tech

Ce que ChatGPT a fait en brûlant près de 10 Md$, ce que Anthropic, un autre développeur d’IA, pense copier en dépensant entre 100 M€ et 1 Md€, comme le soutient son patron Dario Amodei, voici que Deepseek, la startup chinoise, le fait avec seulement 5,5 M$. Le monde écarquille les yeux, tous les plans d’affaires des entreprises de la tech engagées dans la course vers l’IA sont bouleversés. Les cours boursiers dévissent, dont celui de Nvidia, le fournisseur des fameuses puces ultra-rapides, censément indispensables pour entraîner les modèles et dont Deepseek a su largement se passer. Son cours de bourse a perdu en trois jours plus de 20 %, soit une perte de 730 M$ de capitalisation boursière (graphique).
Clairement, on ne pensait pas que la courbe d’apprentissage pour la conception des modèles étendus de langage, ou LLM selon l’acronyme anglais, allait monter aussi vite et réduire le coût de développement à un montant désormais marginal. L’habilité de l’artisan (c’est-à-dire le cerveau humain, une machine qui n’a besoin que d’une puissance de 20 watts) a encore de beaux jours devant elle. Face à l’arrogant Open AI, c’est un peu David et Goliath. L’abondance de moyens financiers – aidée par la bulle boursière –, la puissance des puces, le plaisir de la force brute, tout cela a peut-être empêché de penser à l’essentiel, qui reste une bonne optimisation des algorithmes.
On ne veut ici que commenter la chute sévère des valeurs de la tech étatsunienne. Si le seul Nvidia a perdu 730 Md$, la perte de valeur est de l’ordre de plusieurs trillions de dollars sur l’ensemble des valeurs de la tech/ le Nasdaq a chuté de 4 % suite à l’annonce. (le PIB français, pour donner un repère, en fait moins de trois). Qu’en est-il de toutes les autres ?
Qu’est-ce qu’une telle chute signifie « en vrai » ?
A-t-on vraiment perdu l’équivalent du PIB français ? C’est ce que disent ceux qui se sont fait brûler les doigts à acheter Nvidia à 147$ l’action quand il en vaut 118$ trois jours après. Mais en réalité, du point de vue collectif, la perte n’a pas de grandes conséquences. On a souvent du mal à le comprendre. Un exemple peut y aider.
Imaginons un groupe fermé de gens, un club, qui s’engage dans des transactions entre eux. Les échanges portent sur des titres représentatifs d’actifs réels ou financiers, qu’il s’agisse de tableaux de maître, de maisons, de timbres-poste ou d’actions de la tech. Et supposons qu’un sentiment se développe parmi eux que la valeur de ces titres va croître. Parmi certains d’entre eux, pas de tous, sinon personne ne vendrait.
Les achats font monter les cours mais pour autant le « service » qu’occasionne la détention de ces actifs n’a pas bougé, sauf si le sentiment que le cours monte accroît le plaisir qu’on a à détenir le tableau ou la maison, preuve indirecte de son bon goût artistique ou immobilier. Mais en consolidé sur le groupe de personnes, rien n’a bougé si ce n’est la répartition de la richesse entre ces personnes, une richesse assez fictive puisqu’on ne peut la réaliser qu’en vendant à quelqu’un d’autre du groupe.
Ce qui bouge clairement, par contre, c’est que ces achats et ventes occasionnent des transferts d’argent des acheteurs vers les vendeurs. Si les cours continuent à grimper, il faudra toujours plus d’argent pour opérer les transactions, donc davantage de crédit. La monnaie, rappelons-nous, a comme première fonction d’être un outil d’échange. Plus il y a à échanger, plus son montant requis est important.
On a une assez bonne idée de cela avec le jeu du Monopoly : vers deux heures du matin, quand les transactions se débrident, la « banque » est obligée de fournir l’argent davantage que l’indique une lecture stricte des règles du jeu. À défaut, le jeu s’arrête.
En résumé, les mouvements de cours boursiers, parmi cette population en autarcie, n’ont aucune influence tant qu’ils n’impliquent pas de liens avec l’extérieur. Le principal lien prend la forme de demande de monnaie et donc, en contrepartie, de crédit. C’est comme l’histoire du « swap soviétique » : un chien vaut deux chats, que le prix du chat soit de 20$ ou de 20.000$. C’est uniquement le lien externe, ici la monnaie exigée pour faire l’échange, qui donne un ancrage à la valeur des actifs du club.
Vient le risque de crédit
La hausse des cours occasionne donc une hausse du crédit et donc, à l’inverse, une série de défauts en cas de retournement boursier, d’autant plus importante que les fortes valorisations boursières qui précédaient ont accru la capacité de dépense des personnes (effet de richesse) et donc leur capacité à emprunter en gageant leur patrimoine. Le monde financier ne vit pas en autarcie.
Quand le phénomène est massif, comme lors de la chute des valeurs internet en 2001, le choc est profond et a certaines répercussions macroéconomiques. Mais notons qu’elles ont été faibles en 2001, pour une raison qu’il faut expliquer : si un projet d’entreprise est un échec, les actions assises sur cette entreprise tombent à zéro et l’actionnaire a perdu sa mise. Le seul événement catastrophique vient si l’entreprise est endettée, auquel cas il y a défaut sur la dette et donc potentiellement une rupture contractuelle et une suite judiciaire. La dette est un instrument bien plus dangereux que les titres de capital. Une crise sur le marché des actions en bourse n’est dangereuse que si les détenteurs de titres se sont endettés en donnant les actions en gage. Un risque systémique se met en place.
Tout autre chose est une crise de crédit comme la grande crise financière de 2007-08. Ici, c’est un défaut en cascade sur les dettes qui s’est produit, qui a failli mettre à terre le système financier et qui a provoqué la récession la plus importante dans les grands pays occidentaux depuis la crise boursière de 1929.
Ici, les valeurs de la tech, toutes aujourd’hui plus ou moins connectées aux rêveries sur l’IA, baissent. Il est probable que cela restera un non-événement. La diffusion large et bon marché de l’IA va avoir par contre des conséquences sociétales majeures, dont personne aujourd’hui ne perçoit bien le contour.
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