Ce Blog s’est fait largement l’écho du débat sur la séparation entre banques d’investissement et banques commerciales. De façon neutre, il a présenté les deux positions. Retenons comme billets importants :

 

Pour la séparation, un texte de Luigi Zingales et une interview de Jérôme Cazes (J. Cazes, contributeur régulier du Blog, vient de signer aux côtés de 133 personnalités mondiales, dont Warren Buffett et Joseph Stiglitz, un appel public pour que le législateur aille vigoureusement vers la séparation) ; et contre, un billet très incisif de Pascal Quiry.

 

Le débat vient à la une de l’actualité en France où un projet de loi (ici pour le texte) passe demain en conseil des ministres, pour une discussion parlementaire à compter de février 2013. Disons-le, par rapport aux souhaits des partisans du démembrement et même du projet européen dit Liikanen, le texte est pour le moins tiédasse : le périmètre des activités cantonnées, au sein des banques universelles, est celui d’un timbre-poste. On y revient en conclusion.

 

Pour mettre mon grain de sel, deux gros motifs me faisaient aller en faveur de la séparation :

 

  • Les activités de marché logées au sein d’une banque universelle n’ont pas à profiter du gilet de sauvetage fourni gratuitement par l’État aux banques commerciales pour éviter les paniques bancaires[1] ;
  • la banque d’investissement n’a pas à plonger dans les réserves de trésorerie « gratuites » de la banque commerciale, qui a accès aux dépôts bancaires et au guichet de la banque centrale, très généreux en ce moment. La banque d’investissement, livrée à elle-même et contrainte de lever elle-même sa trésorerie, en fera un usage bien meilleur, évitant au passage pas mal des accidents liés aux « traders fous ». Quand la trésorerie est rare, on en surveille mieux l’usage.

 

En clair, l’industrie financière s’est au fil des ans organisée sur le schéma « universel » (banque commerciale + banque d’investissement) en grande partie en raison de cette protection réglementaire et pas forcément en raison de synergies industrielles fortes[2]. De plus, cette protection a favorisé un accroissement de la taille moyenne des institutions bancaires. En effet, comme la protection publique maintient à son plus haut niveau (i.e. au niveau de l’État qui l’accorde) la qualité de crédit des emprunts que fait la banque, celle-ci a constamment intérêt à s’endetter. Hélène Rey, dans un papier à venir, met en lumière que l’énorme accroissement des bilans bancaires dans la période de montée vers la crise de 2007 s’est fait exclusivement par endettement. Le niveau des fonds propres est resté absolument le même ! Jusqu’à des ratios de levier délirants, 2 à 3 euros de capital pour 100 euros d’actifs bancaires et sans que le régulateur, tout obnubilé par ses ratios de type Bâle 2, c’est-à-dire pondérés par le risque, s’en émeuve.

 

Au passage, l’entrave à la concurrence est manifeste, au détriment des maisons de titres et brokers : ils traitent sur les marchés sans accès à la liquidité banque centrale et avec des obligations de fonds propres autrement plus exigeantes que pour la banque universelle.

 

Quid du financement des grandes entreprises ?

 

Toutefois, il me restait un petit scrupule s’agissant du service bancaire aux grandes entreprises, qui ont besoin d’une palette de services (crédit, émission de titres, trade finance, couvertures…) riche et complexe. Il venait de l’observation suivante : la limite entre un crédit bancaire et une obligation privée est extrêmement ténue. Une banque fera demain (si on sépare) un crédit à une grande entreprise, et le gardera, ou le syndiquera, ou le cédera, ou le protègera contre le risque de défaut via une assurance financière. La banque d’investissement (pas forcément bancaire) souscrira (to underwrite) une obligation privée ou publique, et aura à disposition la même palette de choix que la banque commerciale. Où est la différence ?

 

Si, de plus, la banque d’investissement conserve son statut bancaire (ce n’était pas le cas pour les banques d’investissement américaines avant la crise de 2007), l’argument de concurrence déloyale renaît, puisqu’elle aura accès au guichet banque centrale comme toute autre banque, certes sans la large panoplie de titres et prêts mobilisables d’une banque commerciale.

 

Bref, pour la banque de grandes entreprises, la séparation est une opération assez complexe, traçant une sorte de Bosnie-Herzégovine réglementaire. Les défenseurs de la mesure disent qu’elle sera simple juridiquement, comparant à raison la minceur du texte de loi fondateur (le Glass-Steagall Act sous Roosevelt) et l’énormité des 8 000 pages actuellement en discussion au Congrès sur la réforme financière. Peu convaincant : la jurisprudence autour de Glass-Steagall dans les derniers temps de son application aux États-Unis pesait également ses bons kilogrammes de papier.

 

Et si l’obligation de fonds propres pouvait jouer le même rôle sans la complexité ?

 

Voyons une alternative : on augmente très fortement la charge en capital de la banque (Andrew Haldane, dans un récent et remarquable papier, n’hésite pas à parler d’un facteur 7 par rapport aux obligations Bâle 2 actuelles, plutôt que le saut de Petit Poucet que prévoit Bâle 3) ; et on se contente de filialiser au sein d’un même groupe, sans démembrement, les métiers commerciaux et d’investissement. Bref, ce que propose la réforme Moscovici.

 

En préambule, il faut lever une hypothèque : il a été maintenant dit et redit, contre un argumentaire naïf du lobby bancaire, qu’augmenter la part des fonds propres dans le financement des banques n’aura pas l’effet cataclysmique annoncé sur le coût du crédit. Les entreprises industrielles se satisfont de ratio dette sur fonds propres de 1 à 2, voire de 1 à 3, sans que cela affecte le prix de vente de leurs produits. Apple a même plus de 100 Md$ de cash (et non de dette !) sur son bilan, sans qu’à ce jour les consommateurs y trouvent à redire[3]. En clair, si on accroît les fonds propres, on réduit le risque de la dette (et donc son coût) et le risque des fonds propres. Le coût global de financement de l’activité de prêts n’est que marginalement affecté.

Quel est alors l’effet d’un deleveraging massif des banques ? Il réduit fortement leur risque de faillite, et donc le coût pour l’État de sa garantie au titre à la fois de prêteur et d’actionnaire de dernier ressort. Le subside gratuit du gouvernement est beaucoup moins important. L’argument de la concurrence faussée disparaît largement. Enfin, et peut-être surtout, la taille optimale de la banque, de son propre point de vue privé, diminue.

 

Autrement dit, n’a-t-on pas là une mesure très simple, et passe-partout, pour mieux réguler les banques : leur imposer de travailler avec des fonds propres beaucoup plus importants. C’est l’opinion de Haldane, déjà cité, ou de Kenneth Rogoff, et elle est convaincante. Mettre des cloisons entre des activités qui sont très connexes (pour insister sur le financement des grandes entreprises) paraît plus compliqué.

 

Les élusives synergies

 

La concentration bancaire en d’énormes mastodontes de banque universelle tient beaucoup au subside réglementaire. Une fois celui-ci fortement réduit, la réalité économique pourra s’imposer. Si on peut avoir quelques doutes sur les synergies entre banque d’investissement et banque commerciale, ou sur l’effet bénéfique de la taille, ce n’est pas à un régulateur d’en juger. Le jeu industriel en décidera, sur la base d’une concurrence remise à plat. Le précédent de la gestion d’actifs est intéressant. Auparavant, il était massivement exercé au sein des banques universelles, sur la base de synergies de distribution, avant que ces mêmes banques s’aperçoivent que le jeu n’était pas forcément gagnant. Même chose sur la banque-assurance, qui a pris cette dimension en France seulement parce que le produit assurance-vie est fortement subventionné fiscalement et est devenu un instrument de gestion de l’épargne plus qu’un produit d’assurance contre les risques décès ou vie. Ôtons le privilège fiscal et nous verrons bien si les synergies de distribution justifient cet axe de diversification.

 

En conclusion

 

Le gouvernement français est mou sur cette question et contredit les clairs engagements de séparation du candidat Hollande. Il écoute la puissante voix des banques françaises et donc ne fait ni l’une (séparation) ni l’autre (des charges en capital plus élevées, comme vient de l’imposer la banque centrale suisse) – sur ce dernier point, bien sûr à l’abri de la règlementation européenne et des préconisations de Bâle/BRI. Peut-être faut-il voir ici la forte présence de Michel Pébereau qui tel un Luther s’assied impérieusement sur l’épaule de tout ministre des Finances, de droite ou de gauche ? Peut-être y a-t-il un jeu tactique du gouvernement français, qui attend une législation européenne plus restrictive pour, comme trop souvent dans notre pays, se défausser sur l’Europe de décisions qu’il a peur de prendre ?

 

Mais, pour les tenants de la séparation, ce débat fait naître un autre danger : à concentrer le tir uniquement sur la question du démembrement des banques, on laisse de côté le sujet à mon sens plus important du levier de dettes des banques. Séparées ou pas, des banques trop endettées font peser un risque systémique lourd sur la société.

 


[1] Et réciproquement pourrait-on ajouter, si jamais les autorités monétaires jugent utiles de « sauver », c’est-à-dire d’apporter de la liquidité, à une banque d’investissement en difficulté,

[2] L’autre raison est historique : la reconstruction de l’Europe au sortir de la guerre de 39-45 a été financée par le système bancaire et très peu par les marchés, inexistants à l’époque. Par exemple, il a fallu attendre la fin des années 1980 pour voir émerger un marché de la dette corporate. L’État s’en satisfaisait, puisque cela lui donnait le monopole de l’accès aux marchés pour financer son budget. Ceci a atrophié le secteur du courtage et des maisons de titre et permis la constitution de larges groupes bancaires qui, le moment venu, lors de la libéralisation financière des années 80, ont naturellement développé cette gamme de services financiers.

[3] Seuls les actionnaires d’Apple peuvent rechigner à voir cette société faire gonfler dans son bilan une grosse Sicav de trésorerie. Mais leurs craintes illustrent bien que le choix du levier dettes/fonds propres est principalement une histoire entre actionnaires et créanciers.