Pour conjurer la crise, le gouvernement espagnol, à l’égal du gouvernement italien, suit une politique résolue de stimulation de l’offre. L’une de ces mesures, prises au mois de juillet, consiste à étendre les horaires d’ouverture des magasins, allant jusqu’à leur complète libéralisation. Désormais, c’est le commerçant qui décidera des horaires d’ouverture de son magasin. L’idée est de favoriser l’emploi.

Comment juger cette mesure ? Le gouvernement français, beaucoup plus timide sur les politiques de l’offre, doit-il copier le gouvernement de M. Rajoy ? Ce billet est de cet avis.

La réglementation des horaires de commerce peut s’analyser comme une « convention » d’un type particulier puisqu’imposée par la puissance publique. Elle a pour but de résoudre à coût limité les questions de coordination entre commerçants, et leur relation avec les clients et les salariés. Cette convention est difficile à répliquer par simple entente interprofessionnelle.

  • Le client cherche la commodité la plus grande et donc des horaires les plus étendus possible. En même temps, il apprécie la convention sur les horaires d’ouverture parce qu’elle lui indique commodément si tel commerce est ouvert ou fermé.
  • Le commerçant sait que la demande potentielle des clients de la zone de chalandise n’est pas extensible : allonger les horaires pour l’ensemble des commerces consiste donc pour l’essentiel à répartir les ventes sur une plage horaire ou hebdomadaire plus grande. On dit que la consommation globale est « inélastique » aux horaires d’ouverture1. Il en résulte une baisse de la productivité horaire du magasin et donc une hausse des coûts unitaires, principalement en coût salarial2. Le commerçant est donc a priori contre la mesure.
  • Mais il y a pour lui une dimension stratégique. Dans un jeu coopératif, il aurait intérêt à s’entendre avec les autres commerçants pour limiter la plage horaire. Mais, comme dans le dilemme du prisonnier, son intérêt individuel est d’étendre ses propres horaires de façon à « piquer du client » à ses concurrents. Sans convention établie, on observera une course vers le bas, chaque magasin cherchant à battre ses voisins sur les horaires, course qui au final se fait au détriment de la rentabilité collective des commerces.
  • Le salarié enfin préfère des horaires stables et limités, sauf compensation salariale spécifique. Depuis une dizaine d’années, précisément avec un certain allongement des durées d’ouverture, la grande distribution use et abuse du travail intermittent, où le salarié a une journée de travail saucissonnée à l’extrême. Ce sujet ressort clairement du droit du travail.

 

Des pouvoirs publics réticents au changement

Comme la convention fonctionne à peu près bien, les pouvoirs publics français ont traditionnellement été réticents à étendre les horaires d’ouverture, notamment le dimanche, malgré quelques concessions faites pour les week-ends précédant Noël et dans les zones d’attrait touristique (parce que les achats des touristes sont opportunistes et donc élastiques aux horaires, voir note 1).

Deux raisons plus précises sont invoquées. 1- La mesure ne serait pas ou peu créatrice d’emploi parce qu’elle favoriserait  la grande distribution moderne au détriment du petit commerce, et que ce dernier a un niveau de productivité du travail moindre ; 2- La mesure dégraderait  les conditions de travail des employés du commerce et a des effets sociaux négatifs sur la vie familiale et de la cité.

De fait, les syndicats repoussent vigoureusement l’extension des horaires, ce qui influence les gouvernements de gauche. A cause des différences d’intérêt, les commerçants avancent en ordre dispersé : les petits commerces de centre-ville y sont les plus défavorables (et influencent traditionnellement les gouvernements de droite) ; la grande distribution alimentaire un peu moins ; jusqu’à la grande distribution spécialisée qui y est favorable.

 

Une convention moins nécessaire qu’auparavant

Pourtant, le monde change et plusieurs facteurs poussent aujourd’hui à réduire l’importance de cette convention.

  • La réglementation est pour commencer de plus en plus poreuse : certaines grandes surfaces en périphérie ouvrent traditionnellement le dimanche et toutes en tout cas le lundi, jour de fermeture des commerces de centre-ville ; le e-commerce prend une part croissante des achats ; on tolère depuis longtemps des petits commerces à plage horaire très large (« l’Arabe du coin ») qui rendent un service très apprécié dans l’achat opportuniste… Il y a ici un sujet d’égalité dans la concurrence.
  • Les horaires de travail de nos sociétés modernes varient plus qu’autrefois. Il en résulte une demande croissante de souplesse des horaires d’achat. De plus, les temps collectifs de la vie sociale s’organisent moins sur des plages horaires fixes. Par exemple, il est commode de pouvoir reculer l’heure l’aller faire ses courses pour s’occuper des devoirs des enfants de retour de son travail.
  • Internet permet plus commodément d’obtenir l’information sur les horaires d’ouverture, de même qu’il est en train de bouleverser la relation entre consommateur et commerçant.
  • Surtout, l’effet sur l’emploi, autrefois ambigu, est désormais positif, sachant que la grande distribution est devenue le mode dominant de commerce (plus de 80% de la consommation alimentaire).

Si nous supposons un instant qu’il y a une unique forme de commerce dans le paysage, l’effet expansif sur l’emploi est sans ambiguïté : ouvrir le dimanche par exemple accroît de 1/6ème les horaires de vente ; passer des 60 à 70 heures d’ouverture hebdomadaire à un « H24 » comme on dit en Algérie, les augmente de 180%. L’effet sur la demande de travail ne correspond toutefois pas ce 1/6ème ou ce 180% : l’extension des horaires en semaine permet d’aplanir les pics d’affluence et de récupérer une part de la perte de productivité ; l’emploi du temps des caissières est optimisé et réglé sur l’affluence des clients… Mais le secteur de la distribution de détail compte 1,6 millions de salariés et presque 2 millions en comptant la distribution et réparation automobile. Un simple effet de 5% sur la demande de travail crée 100.000 emplois !

On ne peut exclure une répercussion partielle de la hausse des coûts sur les prix de vente à la consommation, venant donc frapper le pouvoir d’achat des ménages ; ou sur les prix d’achat aux fournisseurs. Essayons des chiffres simples : pour un hypermarché, la marge brute s’établit autour de 15% et les coûts salariaux pour les plus performants à environ 8%. Une hausse de 10% des coûts salariaux représente donc une perte de marge de 0,8% avant impôts. Dans le climat en général très concurrentiel qui caractérise la grande distribution en France et sachant que les conditions d’achat aux fournisseurs sont déjà à l’os, il est probable que le choc sera absorbé sur les marges. L’effet récessif d’une hausse des prix à la consommation est compensé plus que largement par l’effet expansif de l’emploi créé.

Le petit commerce alimentaire en souffrirait, notamment les artisans alimentaires de centre-ville ou de marché ambulants qui perdent la spécificité du dimanche matin.  Il conservera probablement des horaires limités (ouvrir tout le dimanche ou le lundi suppose souvent de passer de 0 à 1salarié, ce qui change fortement la structure de coûts).

Mais on exagère l’effet négatif pour le petit commerce. Il fait montre d’une capacité nouvelle à s’adapter compétitivement dans les villes grandes ou moyennes, par un service de meilleure qualité, par l’avantage de la proximité, demain par le relais des outils internet… Les fleuristes, par exemple, restent ouverts naturellement bien au-delà de 20 heures. Pour les petites villes, le mal a en quelque sorte déjà été fait, ceci il faut le noter malgré la réglementation restrictive sur les horaires de commerce.

Au total, la mesure revient bien à faire financer sur les résultats d’exploitation de la grande distribution l’accroissement du service rendu aux consommateurs par l’extension des horaires de commerce, et les embauches qui vont avec. Mais il s’agit indéniablement d’une politique de l’offre…

 

1. Il existe toutefois des clients opportunistes, typiquement les cadres urbains, qui sous-consomment par manque d’accès commode aux commerces. L’extension des horaires accroît donc, mais faiblement, la consommation.

2. Le commerce de détail, à la différence par exemple d’EDF ou de EasyJet, ne peut pas facturer au coût marginal, c’est-à-dire faire payer davantage des achats faits en soirée plutôt qu’en pleine journée.