Après 40 ans de réflexion sur la question, je m’interroge encore : « à quoi sert la comptabilité ? ». Sans chercher à faire partager au lecteur des angoisses existentielles, voici quelques pistes à explorer, résultat d’un long commerce avec cette étrange discipline, si particulière : tour à tour considérée comme un des seuls îlots de stabilité à quoi la mesure économique peut se raccrocher, perçue (à tort)comme une science exacte par ceux qui ignorent de quoi elle est faite, considérée comme une boussole pour ce navigateur intrépide qu’est le chef d’entreprise, un phare qui éclaire l’avenir, alors qu’elle est, pour l’essentiel, un rétroviseur ; vue aussi comme un arbitre entre les diverses parties prenantes qui ont un intérêt légitime, direct ou indirect, à ce que les dirigeants d’une entreprise leur rendent des comptes.

Bref, la comptabilité est un peu « bonne à tout faire », mais n’est-elle pas, pour cette raison, bonne à rien ?

 

Que veut dire « comptable » ?

On ne peut réfléchir sainement à toutes ces contradictions qu’en sériant les divers usages de la comptabilité et un petit détour par la sémantique peut être utile.

Être comptable de quelque chose envers quelqu’un veut dire lui rendre compte du mandat qu’il vous a confié. Cette acception du terme se retrouve en langue anglaise, comme c’est fréquemment le cas, sous deux formes : une d’origine française (accountable, accountability) ; une d’origine germanique (stewardship). Si dans la forme française la notion de reddition de comptes est transparente, la forme germanique nous dirige déjà vers la théorie de l’agence, car « steward » signifie « intendant », celui qui gère pour le compte d’autrui. Cette acception élargie de l’adjectif « comptable », nécessairement complétée par l’objet du mandat et la désignation du mandant, est bien plus large que ce que l’on appelle traditionnellement « les comptes » ou les états financiers. Elle peut s’appliquer à toutes sortes de relations, celles d’un élu avec ses électeurs, par exemple, et suppose que le mandataire ou steward puisse être  sanctionné par le mandant s’il n’a pas satisfait au contrat.

On voit que la « comptabilité », stricto sensu, dans le cadre général de la reddition de comptes, n’est qu’un sous-ensemble constitué d’états financiers normés, conventionnels, et ne rendant  compte que d’une façon schématique et partielle de réalités extrêmement complexes. Ce n’est qu’un outil parmi d’autres. Il est à vrai dire assez rudimentaire, donc assez robuste, ce qui va souvent de pair. Il donne une impression et, pour les plus naïfs de ses utilisateurs, une illusion de certitude et d’exactitude. Aucun des comptes que j’ai audités au cours de ma carrière ne méritait le qualificatif d’exacts, au sens habituel du terme, car ils faisaient appel à des évaluations subjectives fondées sur des hypothèses incertaines, mais la plupart ne pouvaient heureusement pas être qualifiés d’inexacts : en comptabilité, inexact n’est pas le contraire d’exact.

Malgré ses imperfections, la comptabilité est très largement utilisée. On multiplie ses applications pratiques. On en attend beaucoup, souvent trop, et parfois on la critique excessivement. Une sorte d’expectation gap – différence entre les attentes et les réalités – s’est développée.

Les comptes méritent-ils cet excès d’honneur ou d’indignité, selon les circonstances ? Peuvent-ils « dire le vrai », pour citer le titre d’une étude1, et s’ils disent le vrai, à quoi et à qui cela peut-il servir?

Au début du premier septennat de François Mitterrand, une ministre d’État avait été chargé, entre autres choses , de la Sécurité Sociale, déjà en net déficit. Elle avait déclaré avec hauteur : « je ne serai pas le ministre des Comptes », signifiant par là qu’à ces yeux les comptes et l’équilibre budgétaire étaient des contingences secondaires. Il n’y a plus aujourd’hui un seul ministre, quelle que soit sa tendance politique, qui oserait tenir de tels propos. On prend les comptes très au sérieux, même si, quand on qualifie quelqu’un de « comptable », certains préjugent, du moins en France, que son niveau ne peut le rendre digne des hauts emplois, car il manquerait de hauteur de vue.

 

La comptabilité comme outil de communication avec les tiers

L’image de l’entreprise à l’extérieur est véhiculée par la comptabilité financière. Les états financiers doivent être rendus publics périodiquement pour que les tiers qui n’ont pas accès à l’entreprise, mais sont susceptibles d’être concernés par elle, puissent les consulter et les analyser. La plupart auront reconnu dans cette description les états financiers à usage général (EFUG), (en anglais GPFS, General Purpose Financial Statements) dont traitent les cadres conceptuels d’origine anglo-saxonne, notamment ceux du FASB et de l’IASB.

La normalisation a pris le parti de ne pas s’occuper de la comptabilité de gestion interne à l’entreprise, certes utile et même indispensable, mais qui n’a pas ou a peu d’interface avec les tiers. C’est la communication avec les tiers qui rend nécessaire la normalisation, c’est-à-dire la création d’un langage commun, accessible à quiconque veut se donner la peine de l’apprendre et qui favorise l’émergence d’un « terrain de jeu bien nivelé ». Il y a obligation de transparence, pour employer un terme en vogue et aussitôt galvaudé. Au contraire, la comptabilité de gestion à usage interne confine parfois à la confidentialité, pouvant aller jusqu’à la protection du secret des affaires.

Les cadres conceptuels de l’information financière définissent les objectifs de cette information, les qualités visées (d’ordre qualitatif), les entités qui doivent rendre des comptes, les éléments faisant l’objet d’une comptabilisation, les principes appliqués pour les mesurer et enfin les informations nécessaires à la bonne compréhension de l’ensemble.

Cet outil est le « gendarme intellectuel » auquel le normalisateur s’efforce d’obéir lorsqu’il écrit les normes afin d’assurer la cohérence d’ensemble du référentiel. Il est donc particulièrement important que les parties prenantes de l’information financière, qui sont nombreuses et très diverses, s’accordent sur le rôle et le contenu de ce cadre.

 

La difficile critique des cadres conceptuels

Pour qu’on puisse critiquer les cadres conceptuels, encore faut-il qu’ils existent. Or, les seuls qui soient explicites sont les cadres anglo-saxons, les plus visibles étant les Concept Statements du FASB et le cadre conceptuel de l’IASB.

Si les traditions autres qu’anglo-saxonnes, par exemple française, allemande et japonaise ont un cadre conceptuel, celui-ci s’avère implicite et bien caché. En réalité, ce qui est implicite et non écrit n’existe pas. Il est déjà assez difficile de travailler avec un cadre explicite ; il est tout à fait impossible d’avoir comme référence intellectuelle et opérationnelle une vague idée non élaborée.

Beaucoup en France ont nié qu’un cadre conceptuel soit utile, mais d’autres pensent qu’il est indispensable, à condition de rehausser son statut et de le placer au sommet de la hiérarchie des règles de droit qui s’appliquent aux états financiers des sociétés de capitaux et des entreprises en général. Il deviendrait alors directif. On adopterait l’approche d’un cadre-carcan, qui contraindrait davantage le normalisateur en délaissant l’approche un peu plus souple du cadre-guide, celle qui prévaut actuellement à l’IASB et au FASB.

Bref, les réactions d’Europe continentale à la notion même de cadre conceptuel font penser à la langue d’Esope : la meilleure ou la pire des choses.

 

Un ou plusieurs types  d’utilisateurs ?

Le débat le plus fréquent à propos du cadre conceptuel des entreprises à but lucratif est de savoir à qui les comptes doivent s’adresser. Faut-il un utilisateur prioritaire, dont les besoins d’information seront le plus possible satisfaits par les comptes ? Ou bien faut-il tenter de satisfaire les besoins éventuels du plus grand nombre possible de parties prenantes ?

L’IASB et le FASB ont tranché en disant que l’utilisateur principal est l’investisseur, aussi appelé fournisseur de capitaux, une catégorie qui comprend les actionnaires actuels et potentiels et les prêteurs). Le présupposé est qu’en satisfaisant les besoins de la catégorie la plus exposée aux risques, les autres parties prenantes, moins exposées, sont également bien servies (personnel, État, fournisseurs, clients, etc.). Ce modèle est particulièrement bien adapté aux sociétés faisant appel public à l’épargne, car leur devoir de reddition de comptes s’étend bien au-delà de leurs actionnaires actuels pour englober l’ensemble de leurs fournisseurs potentiels de capitaux, c’est-à-dire toute la population.

La critique adressée à ce postulat est qu’il conduit à des comptes orientés vers les marchés financiers, divorcés de l’« économie réelle », trop « financiarisée », pour utiliser un  néologisme mis à l’honneur par le président Chirac lui-même dans une lettre restée célèbre adressée au Président de la Commission Romano Prodi, et qui couronnait une intense campagne de lobbying anti-IASB.

Le nouveau président du FASB, Hans Hoogervorst, a déclaré dans un discours prononcé le 9 février 2011 à Bruxelles que l’information de l’investisseur doit rester prioritaire et qu’il ne saurait être question de présenter plusieurs images fidèles de l’entreprise pour tenter de satisfaire des besoins spécifiques d’autres parties prenantes.

 

La comptabilité doit-elle être ciblée ?

Mon opinion est que l’approche de l’IASB et du FASB est la seule qui permette de construire un édifice cohérent lorsqu’il s’agit d’éclairer les investisseurs sur l’entreprise dans laquelle ils ont investi ou envisagent d’investir. Se concentrer sur leurs besoins d’information donne un objectif clair, certes difficile, mais atteignable, orienté vers la production d’informations susceptibles de les éclairer, s’agissant de décider d’acheter, vendre, conserver des actions, ou de prêter.

Essayer au contraire de satisfaire une multiplicité d’utilisateurs ayant des intérêts différents voire divergents est une gageure, voire une impossibilité. J’ai encore en mémoire une expérience personnelle où, directeur comptable d’un grand groupe, et ayant proposé la constitution d’une provision pour risques absolument nécessaire à la sincérité des comptes, j’ai été approché avec insistance par le délégué d’un syndicat de salariés. Il demandait que cette provision ne soit pas constituée, au motif de son influence sur la participation des salariés : conflit inévitable quand on veut servir plusieurs maîtres : le fisc, le prudentiel, etc. L’ambition déraisonnable de servir à tout et à tous ne peut conduire qu’à la recherche d’un « plus petit dénominateur commun » qui ne satisfait personne.

On veut trop faire dire et faire à la comptabilité parce qu’on ignore ou feint d’ignorer ses limitations.

 

Les confusions les plus fréquentes

 

Confusion entre évaluation d’une entreprise et mesure des actifs et passifs

On abuse du mot « évaluation », voire du mot « valorisation », et on les utilise à contre-sens. La comptabilité n’évalue pas l’entreprise. La situation la plus proche d’une évaluation est celle où une entreprise en acquiert une autre et où (quasiment) tous les actifs et passifs identifiables de l’entreprise acquise sont mesurés à leur (juste) valeur. Mais dans de telles transactions, il y a toujours un goodwill qui est la différence entre la valeur de l’entreprise au jour de l’acquisition et la somme des valeurs des actifs et passifs existants. Cela démontre qu’a fortiori dans les situations autres que celle de l’acquisition d’une entreprise, les capitaux propres traduisant le « patrimoine comptable » ne représentent jamais sa valeur, quand bien même tous les actifs et passifs seraient comptabilisés à leur valeur plutôt qu’à leur coût historique. Aussi bien faut-il plutôt parler modestement de « mesure » des actifs et passifs, plutôt que d’évaluation, ce qui permet aussi d’y inclure le coût historique amorti, qui à l’évidence n’est pas une valeur.

 

Débat sur « l’approche bilan » contre l’approche « compte de résultat »

C’est là aussi un faux débat. On ne peut concevoir dans une comptabilité en partie double – existant depuis la fin du XVe siècle (Lucca Paccioli) en créances et dettes (accrual accounting) – d’opposer les deux approches. On ne peut avoir de produit sans une augmentation d’actif ou une diminution de passif. Aborder les problèmes dans un sens ou un autre s’avère strictement équivalent.

Certes, le débat a eu lieu dans les années 1980 et les meilleures plumes académiques s’y sont affrontées. Mais il n’a guère passionné les praticiens jusqu’au moment, relativement récent, où les normalisateurs ont introduit, à côté du coût historique qui régnait en maître, un autre attribut de mesure des actifs et des passifs, à savoir la (juste) valeur. Comme la SNCF nous met en garde, attention ! Un train peut en cacher un autre !

 

Débat coût contre valeur

Il succède au précédent, avec lequel il est parfois confondu. En tant qu’attribut de mesure d’un actif ou d’un passif, le coût historique, complété par des amortissements et des dépréciations et provisions, est associé à deux principes, réalisation et prudence. Le bilan représente une sous-évaluation systématique et le résultat net peut théoriquement être distribué sans appauvrir l’entreprise.

Au contraire, la juste valeur en tant qu’attribut de mesure d’un actif ou passif n’est associée à aucun de ces deux principes ; les plus-values latentes ne sont pas traitées différemment des plus-values réalisées et la distribution du résultat est une question juridique et de gouvernance plutôt que la conséquence automatique de chiffres issus de la comptabilité. Le bilan est alors une somme de valeurs, sans que toutefois on obtienne en le lisant la valeur de l’entreprise qui, souvent, réside dans des éléments non comptabilisables, autant ou plus que dans les comptes eux-mêmes.

Le coût et la valeur ont chacun ses mérites et ses défauts. Le coût historique assigne des montants différents à des actifs identiques selon leur date d’entrée dans le patrimoine. Le principe de prudence qui y est associé conduit souvent à des dissimulations et  des lissages de mauvais aloi, à un pilotage du résultat qui prend le pas sur la bonne gestion de l’entreprise. La juste valeur, même si elle est souvent fiable, n’en est pas moins volatile, et cette volatilité, à ne pas confondre avec la fiabilité, est ressentie par les dirigeants comme ayant peu de rapport avec leur performance, ce en quoi ils ont partiellement tort et partiellement raison. Seul un système de mesures mixtes choisissant avec pertinence l’attribut le mieux approprié à chaque actif et passif, compte tenu du modèle économique, peut fonctionner. Aussi, les déchaînements passionnels sont hors de propos.

 

La prédiction des flux de trésorerie futurs

L’aide apportée par les comptes à la prédiction des flux de trésorerie ou cash-flows futurs, tant pour l’investisseur qui est la cible privilégiée que pour l’entreprise elle-même, est souvent citée comme une des qualités des comptes. On ne peut le nier. Mais leur utilité perçue est fortement exagérée car la plus grande part des flux de trésorerie futurs que dégagera une entreprise sont liés à des transactions et des événements futurs qui, par définition, n’ont pas de place dans des états financiers qui reflètent l’état présent résultant de transactions passées.

Curieusement, l’état financier qui recèle le moins de valeur prédictive sur les flux de trésorerie futurs est l’état des flux de trésorerie qui ne contient que de purs flux de trésorerie de l’exercice passé, sans qu’aucun des montants constitutifs ait un contenu de flux de trésorerie ; mais il est apprécié des lecteurs parce qu’il est peu manipulable. Les éléments du bilan sont des flux de trésorerie futurs, mais non exhaustifs, et le compte de résultat est un mélange de flux de trésorerie de l’exercice, passés (amortissements) et futurs (dotations aux provisions pour risques).

Ce qui aide à prévoir des flux de trésorerie futurs, c’est la série chronologique comparative de plusieurs états financiers successifs et la connaissance souvent extracomptable que l’analyste a de l’entreprise et de son environnement. En matière de prévision, les comptables sont à peu près logés à la même enseigne que les économistes qui se révèlent excellents pour expliquer les crises passées, mais assez désarmés devant les incertitudes du futur.

 

L’abus de comptabilité

Ce n’est pas une nouvelle sorte de délit, mais un usage abusif des comptes et des états financiers. Voici quelques exemples.

 

Les stock-options des dirigeants

Il ne s’agit pas ici de critiquer les niveaux de rémunération des dirigeants des grandes sociétés, chacun en pense ce qu’il veut ; mais d’examiner un mode de rémunération particulier : les stock-options.

Partant de l’idée a priori louable qui vise à favoriser une congruence entre les intérêts de l’entreprise et de ses actionnaires et les intérêts des dirigeants qui en sont les mandataires, on a en réalité inventé la machine infernale susceptible de conduire à de nombreux errements de comportement et de perception : court-termisme, tentation d’opportunisme comptable, voire, pire, porte ouverte au soupçon, justifié ou non, de privilégier les intérêts personnels par rapport à ceux des mandants. Devant une telle pratique, si contraire à tous les principes de gouvernance dont on se targue par ailleurs, la tentation d’un citoyen peut être de souhaiter qu’elle soit interdite. Si ce citoyen est en même temps normalisateur comptable, il ne peut que constater que la pratique est licite et s’efforcer de la traiter le mieux possible : il a fallu que les normalisateurs, isolés contre des intérêts puissants, livrent une dure bataille pour faire admettre que cette rémunération, même sous la forme d’un instrument de capitaux propres, était la contrepartie d’un travail et donc une charge de personnel venant diminuer le résultat. Dans ce combat, ils ont été soutenus par un personnage qu’on ne peut soupçonner d’être hostile au capitalisme, Warren Buffett, qui a déclaré : « si ça n’est pas du salaire, c’est quoi alors ? »

 

Les distributions de dividendes

Il est prévu par le droit français des sociétés que le bénéfice distribuable aux associés est fondé sur le bénéfice comptable de la société distributrice. Dans les groupes, la société qui distribue un dividende aux actionnaires est la société mère du groupe, et le résultat distribuable est donc calculé sur la base du résultat net tel qu’il ressort des comptes annuels (individuels) de la mère.

Or la communication financière des groupes du CAC 40, parmi d’autres, fait toujours un lien entre les dividendes versés et le résultat consolidé, les premiers étant présentés comme un pourcentage des seconds. Cette présentation est une fausse information systématique, car le bénéfice consolidé n’est pas distribuable : un groupe, n’a pas un statut juridique tel qu’il puisse distribuer des dividendes.

Le résultat comptable de la société mère – j’en parle par expérience – est souvent une construction artificielle en fonction du niveau de distribution que l’on souhaite atteindre. De nombreux artifices sont utilisés : remontées accélérées de dividendes, voire d’acomptes sur dividendes, facturation de prestations intragroupe, prix de transfert légèrement biaisés, sans oublier le fait que le référentiel comptable s’avère différent de celui des comptes consolidés. Il est étonnant que cette pratique, si notoirement fausse, de communication financière soit si généralement admise.

Le fond du problème est que nous admettons trop facilement, parce que la loi commerciale et pénale existe depuis près de 150 ans, qu’il est nécessaire de faire un lien arithmétique, faussement sécurisant, entre un résultat net et la rémunération des actionnaires. Ce qui importe, c’est que la rémunération des actionnaires ne mette pas en danger la solvabilité de l’entreprise ; il y a sans doute moyen de l’apprécier de manière plus fine. Ne serait-ce pas  une question de gouvernance plutôt que l’application mécanique de chiffres comptables ?

 

Les incohérences de traitement entre les parties prenantes

À une époque où les hommes politiques souhaitent qu’il y ait un lien entre la rémunération des salariés et celle des actionnaires, on doit s’assurer que cette démarche politiquement et socialement sensible s’effectue dans la cohérence. Cela n’a guère été le cas dans le passé. Il y a plus de 40 ans que la participation des salariés existe. Mais est-il logique qu’elle soit fondée sur le bénéfice fiscal, évidemment différent du bénéfice comptable qui sert de base à la rémunération des actionnaires ? Si l’on voulait vraiment améliorer les rapports entre ces deux catégories d’ayant droit – au demeurant les mêmes individus peuvent appartenir aux deux catégories – on pourrait au moins adopter la même base de départ pour les calculs.

 

La différenciation intersectorielle

Le cadre conceptuel des entités à but lucratif peut-il être étendu au secteur associatif (« not for profit ») et surtout au secteur public ? Les approches ont été jusqu’à présent différentes selon les pays. Certains prônent une neutralité intersectorielle, donnant ainsi la primauté aux concepts des entreprises à but lucratif ; c’était implicitement la voie suivie par le Conseil des normes comptables internationales pour le secteur public (IPSASB) qui, en copiant de façon peu imaginative les normes IFRS du secteur privé, avait jusqu’à il y a peu implicitement adopté le cadre conceptuel du secteur privé. Heureusement, il s’est depuis peu écarté de cette route en réfléchissant à son propre cadre conceptuel, reconnaissant ainsi que les objectifs des comptes et les types d’utilisateurs des entités du secteur public peuvent nécessiter des concepts propres. En France, la distinction entre l’ANC pour le secteur privé et le CNOCP pour le secteur public vient consacrer cette différenciation, qui ne sera néanmoins profitable que si les deux organismes coopèrent autour d’un tronc commun et sans esprit de chapelle.

 

Conclusions

Loin d’avoir épuisé la question posée – à quoi et à qui servent les comptes –, je crains néanmoins que vous vous demandiez pourquoi je scie la branche où je suis assis. Telle n’était pas mon intention. « Qui aime bien châtie bien. » Si on veut progresser, il faut être lucide sur les problèmes et les insuffisances de notre discipline, sans pour autant nier ses points forts. Il faut aussi éduquer le public sur ce qu’il peut attendre des comptes et dissiper ses illusions et ses fausses perceptions.

Dans le contexte actuel, qu’il serait téméraire de qualifier « d’après-crise », on parle beaucoup d’un retour du protectionnisme pudiquement baptisé « démondialisation ». Même dans un tel contexte, la nécessité de comprendre les comptes des entreprises partout dans le monde resterait entière. Si la mondialisation a rendu les normes comptables internationales plus évidemment nécessaires, elles ne le seraient pas moins sur un marché cloisonné, même si l’idée serait alors moins facile à vendre.

Il faut avoir la foi du charbonnier pour croire de nos jours à la parfaite efficience des marchés, sur laquelle reposent les théories et pratiques dominantes. Pourtant, il est tout aussi illusoire d’ignorer les marchés, et cela vaut pour les particuliers, les entreprises et les États. On le constate tous les jours. La recherche de la stabilité durable passe par la transparence. Dans leur domaine de compétence, la comptabilité et les comptables s’efforcent sans relâche d’y contribuer.

 

Discours prononcé par Gilbert Gélard devant l’Académie de comptabilité le 22 juin 2011.

 

Pour lire l’hommage rendu par ses amis du Comité éditorial de Vox-Fi, cliquez ici.

 

1. Matthieu Autret et Alfred Galichon, 2004, « La comptabilité peut-elle dire le vrai ? ». Pour en savoir plus découvrez le compte-rendu d’une soirée débat des amis de l’École de Paris ou un article publié dans la gazette de la société et des techniques.

 

Cet article a déjà été publié sur Vox-Fi le 17 mai 2021.