Descartes et la princesse Elisabeth
Que le bon lecteur de Vox-Fi qui s’insurgerait – à raison – de voir son blog favori quitter les terres familières de la finance pour la philosophie et les jeux mathématiques nous excuse et passe son chemin. C’est le grand Descartes qui nous occupe aujourd’hui.
Pour le contexte, il faut savoir qu’il a tenu une correspondance de plus de cinq ans avec une très jeune princesse, qui s’appelait Elisabeth, fille du souverain palatin qui a régné quelque temps à Prague dans les mauvaises années (vers 1645, on était en pleine guerre de 30 ans) et qui, s’étant fait chasser par je ne sais quel clan, s’était réfugié avec sa famille, dont la jeune Elisabeth, à La Haye aux Pays-Bas. Justement la ville où habitait Descartes. Déjà un homme installé, âgé, immensément connu à travers l’Europe savante comme le scientifique et philosophe qu’il était.
Elle avait du toupet, la jeune fille, du haut de ses 19 ans. Elle avait lu les Méditations philosophiques, déjà une performance en soi, et ceci parmi beaucoup d’autres lectures faites dans de multiples langues, s’embêtant sans doute un peu à La Haye, une ville qui n’a pas attendu aujourd’hui pour être soporifique. La voici qui prend la plume pour faire ses petites remarques au grand philosophe. Et sans mollir si on considère le sujet de sa première lettre. En effet, Descartes était célèbre pour sa théorie du dualisme absolu entre l’âme et le corps. Au corps les sensations, le matériel, etc. ; à l’âme le domaine de la conscience, de la pensée, etc. L’âme est pour lui totalement immatérielle, pas la peine d’essayer de la trouver par dissection, pas un gramme qui vous pourrez peser, pas une surface que vous pourrez toucher. Pour comprendre les choses du corps, disait-il, il faut en rester à la logique du corps ; pour l’âme, il faut rester dans celles de l’esprit. Il n’y a pas de pont entre les deux. No bridge.
Justement, M. Descartes, expliquez-moi, y’a un truc que j’comprends pas, demande-t-elle dans sa lettre avec à peu près ces mots. Si l’âme est totalement immatérielle et le corps totalement matériel, comment font-ils pour se connecter l’un à l’autre ? Comment l’âme donne-t-elle ses instructions au corps ? Où sont les courroies, les engrenages, les bielles, les manivelles ? Et d’ailleurs, s’il y a une courroie, est-elle du l’ordre du matériel ou de l’immatériel ? C’est vrai, ça ! il faut paraît-il des murailles en plomb de 20 mètres d’épaisseur pour espérer bloquer certaines particules tenaces qui circulent dans l’univers ; d’autres encore traversent la terre entière sans avoir même à se repeigner les cheveux à la sortie, et pourtant, voici des choses matérielles. Comment alors cette « chose » plus immatérielle encore qu’est notre âme peut-elle actionner nos gros os, ou même allumer l’étincelle électro-chimique qui balance ses ordres par le système nerveux ?
Bing ! à la jugulaire ! Notre Descartes est laissé groggy si on en juge par la page et demi qu’il met dans sa réponse à accuser le coup, à répéter encore et encore que oui, les choses du corps se comprennent selon une logique appartenant au corps, que idem pour l’âme, et qu’il y a en effet le niveau intermédiaire de l’articulation corps-esprit, qu’il n’a pas eu malheureusement le temps de développer dans ses Méditations, mais qui bien sûr, pour être pleinement compris, requiert une logique spécifique, celle de l’articulation corps-esprit. À ce stade, le lecteur n’est pas plus avancé que cela, d’autant qu’il lui a fallu franchir auparavant une demi-page de révérences, de salutations, de salamalecs, de politesses, de déférences pour saluer la grande, bien que toute jeune princesse qui s’adresse au très modeste philosophe qu’il est. (Parenthèse ici pour partager la fascination pour les lettres de cette époque remplies de formules de déférence superbement rédigées, la première lettre d’Elisabeth étant tout autant introduite par des dizaines de ligne d’hommages au grandiose génie auquel, très modestement, elle s’excuse d’oser s’adresser.)
Donc, Descartes, cueilli par ce crochet du droit, cherche comment reprendre l’équilibre (elle m’embête, cette gamine !) Ouf ! il trouve l’issue, la cabriole, l’astuce pour se sortir de ce mauvais pas. « Jeune fille, il lui dit, votre question est extraordinairement pertinente, je compte bien en traiter un jour dans une prochaine Méditation, mais la réponse est tout aussi simple que la question : prenez la force de gravité, voici quelque chose d’immatériel, qui ne touche pas le corps, n’est-ce pas ? Et pourtant, ce quelque chose saura bien vous fiche à terre si vous passez par la fenêtre. » Voici presque ses mots, faute de la citation exacte sous la main.
Est-elle satisfaite, la Elisabeth ? Oui, si on lit la réponse. Quel génie vous êtes, dit-elle ! Et en voici avec une pleine page de louanges absolues sur la témérité et la stupéfiante profondeur de son raisonnement, tout ça bien sûr après les dix lignes de formules de politesse en début de lettre. Descartes a été flatté à lire cette réponse, et soulagé qu’elle semblât avoir pris argent comptant son argument sur la gravitation (dont, soit dit en passant, je ne sais pas moi-même par quel mécanisme matériel, par quel jeu de particules indiscernables, elle arrive à nous flanquer par terre et à assurer la rotation des planètes).
Cela, c’est ce que le lecteur peut conclure à lire sa réponse. Voici une autre interprétation : Elisabeth n’était pas dupe, voyait l’embarras du monstre sacré qu’elle avait osé titiller et ne voulait pas pousser plus avant son avantage. Elle l’avait accroché, c’était déjà une belle performance, dont on allait parler dans les salons de La Haye, et qui allait démarrer cinq ans de correspondances et faire plus tard l’objet d’un billet dans un blog financier. Un si beau début n’allait pas être gâché pour des questions d’engrenage et de matérialité de l’âme.
Avoir intrigué Descartes était une belle performance en effet. Parce qu’il avait la réputation, notre Descartes, d’avoir un fichu caractère, un épouvantable ronchon, parfaitement sûr de sa supériorité intellectuelle. Il épistolait beaucoup, mais pas avec n’importe qui. Le célèbre abbé Mersenne était un correspondant régulier, mais il paraît que Descartes le condescendait, le voyait comme un insignifiant amateur, ne partageait avec lui que ses investigations les plus banales et s’est finalement brouillé avec lui. C’était tout à fait injuste comme l’histoire l’a maintenant établi.
Mersenne était avant tout un « passeur », quelqu’un qui faisait avancer les sciences par le partage, surtout s’agissant des mathématiques de son temps. On croit à tort qu’il n’y a pas de protection intellectuelle sur les maths, que personne n’irait mettre un brevet sur le théorème de Pythagore : le découvrir, c’est l’utiliser, et tant pis pour les finances personnelles de M. Pythagore. Erreur, le culte du secret confinait à la paranoïa chez les matheux du 17ème siècle. Et pour une bonne raison, qui était qu’ils devaient faire bouillir la marmite. Le gros des matheux était en fait des calculateurs, que les marchands et hommes d’argent utilisaient pour leurs calculs financiers. (Ah ! voici un peu de finance !) Ces braves gens devaient soigner leur réputation et garder pour eux les astuces de calcul qu’ils avaient pu découvrir.
Point de ça pour l’abbé Mersenne. Son dada, c’était de persuader les mathématiciens d’échanger leurs idées et d’utiliser à leur profit les idées des autres, à charge de revanche. Ainsi, il organisa des rencontres régulières entre les Pascal, Gassendi, Roberval et autres Descartes (Fermat, peut-être le plus grand de tous, restait à l’écart dans sa campagne). Il avait une règle : si quelqu’un refusait d’assister à ces rencontres pour exposer ses travaux, Mersenne communiquait à l’assemblée tous les documents et correspondances de l’absent qu’il avait sous la main, même s’ils lui avaient été adressés en confidentialité. Ça les rendait fumasses bien sûr, mais Mersenne leur répondait avec candeur que c’était pour le bien de l’humanité. C’est sur ce principe que Mersenne avait divulgué certains écrits philosophiques de Descartes. Et du coup, brouille de Descartes avec Mersenne, malgré qu’ils aient été copains de lycée autrefois.
Tout ce laïus pour en revenir à Elisabeth et à sa seconde lettre. Elle lui balance, imaginez !… un jeu mathématique. Que voici : prenez trois cercles séparés les uns des autres. Question : comment fabriquer le cercle qui sera tangent aux trois premiers ? Je mets la figure qui explique ça juste en-dessous (le cercle à trouver, rayon et centre, est mis en rouge – merci le formidable logiciel Geogebra) :
L’effrontée ! Le risque était énorme. Quid si jamais le grand savant n’avait su résoudre le problème ? Mais s’il réussissait, le coup était gagnant, Descartes, dopé dans son orgueil, ne pouvant alors que devenir complètement accro de la donzelle.
Il a réussi bien sûr et explique cela dans une page ou deux de sa réponse (un peu cryptique, pour être franc), pontifiant au passage sur sa méthode, dite aujourd’hui cartésienne, de résolution des problèmes en les tronçonnant en suffisamment de petits morceaux pour que l’intellect puisse bien les machouiller, un conseil probablement plus utile pour comprendre comment marche une horloge que comment marche le cerveau.
À lire la question, je me suis jeté sur un papier et un crayon. Pour m’y casser les dents. J’ai pris et laissé le problème plusieurs fois, sans avancer d’une goutte. Mais comment être vexé et prétendre dépasser le grand maître, malgré le ton irrévérencieux que ce billet prend avec lui. L’homme qui a su voir dans les magnifiques arcs-en-ciel qui nous fascinent et stimulent les poètes l’angle de 43° qu’y font les rayons du soleil est un géant indépassable. Simplement, je nous voyais comme de minuscules petits poux accrochés aux cheveux de géants de la sorte et comme tels, selon la formule, pouvant quatre siècles après prétendre voir aussi loin qu’eux. Eh bien non. La gravité, dont on sait maintenant qu’elle relie l’âme au corps, fait chuter le pou à terre, et ça fait mal sachant la taille du géant.
Ce qui pique surtout dans cette affaire, c’est la lettre de réponse d’Elisabeth, qu’on a perdue, mais où il paraît qu’elle dit, d’après la lettre suivante de Descartes, avoir trouvé elle-même sa petite solution. Descartes dans sa réponse la qualifie d’étonnamment élégante. La vache !
Pire encore si l’un des lecteurs de Vox-Fi répondait dans la page commentaire du blog : mais c’est trivial ce truc !