Destruction créatrice : une déconstruction créative
S’il est un mot à la mode, qu’on voit à satiété dans la presse, c’est celui de destruction créatrice. On tente ici de présenter la notion sous le double angle de l’économie et de la finance.
Elle a été popularisée par l’économiste autrichien Joseph Schumpeter dans son livre Capitalisme, socialisme et démocratie (1942), même si elle apparaît pour la première fois sous la plume de l’économiste allemand Werner Sombart, un des chefs de file de l’école dite historique allemande en économie politique, ceci dans un livre de 1913. Le terme renvoie aussi à Nietzsche et à son renversement des valeurs pour que le neuf apparaisse, un auteur dont les écrits ont eu une influence majeure sur l’élite intellectuelle allemande au début du XXe siècle[1].
Si c’est Schumpeter plutôt que Sombart dont le nom a été retenu par l’histoire, c’est que Schumpeter était autrement plus flamboyant que le terne Sombart. Il disait de lui-même, raconte-t-on, qu’il avait trois ambitions dans la vie : être le meilleur amant de tout Vienne, être le meilleur cavalier de toute l’Autriche et être le meilleur économiste du monde entier. Avec le recul, il admettait avoir quelques problèmes avec les chevaux.
Analysant les économies de marché vers la fin des années 1930, Schumpeter a été toujours plus préoccupé par la concentration croissante des richesses aux mains d’acteurs industriels dominants qui s’entendaient pour préserver le statu quo. Il voyait cela comme une tragédie qui pouvait condamner le capitalisme (et le confort bourgeois qu’il lui assurait) et jugeait même qu’une économie socialiste, c’est-à-dire centralisée comme celle qu’il avait sous les yeux avec l’URSS et dont il voyait les rapides progrès dans son industrialisation, pouvait préserver l’innovation et la croissance en imposant d’en-haut ce que des acteurs en place très incrustés allaient de plus en plus empêcher. Et au total supplanter le capitalisme. Meilleur économiste, peut-être, mais pas forcément meilleur futurologue.
L’accent était donc mis sur l’innovation « de l’extérieur » par des entrepreneurs talentueux et visionnaires. La seule chance que l’innovation puisse profiter à la société était qu’elle s’impose aux acteurs en place. Car si l’innovation triomphait, cela signifiait la fin de l’entreprise qui portait la technologie précédente. Le nouveau devait remplacer l’ancien. La destruction de l’ancien était la condition du succès du nouveau.
Il y a un double pas dans cette vision : 1/ l’innovation est avant tout un phénomène externe à l’entreprise en place ; 2/ elle passe nécessairement par l’obsolescence voire la disparition d’une entité, celle de l’entreprise qui n’est plus à la « frontière technologique », pour reprendre un terme très actuel. L’ordre des mots dans « destruction créatrice » est trompeur : il y a d’abord création qui, si elle n’est pas détruite par l’acteur historique, supplante ce dernier et donc le détruit. Même s’il pensait que l’innovation avait du mal à passer ce double test, la destruction créatrice n’était pas chez Schumpeter la destruction d’abord, dont on attendrait un renouveau fécond. Il pensait décrire des faits, et non une vision prophétique. Il n’était pas comme Lénine qui justifiait, dit-on, les dommages collatéraux de sa révolution en disant qu’on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs, et à qui on répondait – à voix basse – après 1917 : « je vois les œufs cassés mais… où est l’omelette ? » Pour Schumpeter, on pourrait tout aussi bien parler de « création destructrice ».
Nul doute que ce schéma est permanent dans l’histoire industrielle : les marchands de blocs de glace ont résisté tant et plus devant l’avancée de la réfrigération électrique (l’un d’eux a même rejeté avec morgue un jeune inventeur qui venait lui proposer son schéma de frigo) ; le téléphone portable tactile l’a emporté sur celui à touche, et Apple a balayé en peu de temps le leader mondial qu’était Nokia, etc.
Même avec cette vision très simplifiée du progrès technique, la dynamique peut être complexe et décrit bien assez bien la vie industrielle. Car certes l’acteur historique résiste et cherche à évincer l’innovation. Mais à son tour, l’innovant a besoin de garanties que son innovation, si elle s’impose sur le marché, ne va pas être balayée à son tour ou copiée/imitée par des concurrents qui viendront en parasite. Un marché verrouillé verrouille l’innovation, mais un marché trop ouvert le fait pareillement. La rente endort l’innovation quand la perspective de rente l’accroit. D’où la nécessité de gripper l’innovation, par des brevets, par le secret des affaires, mais… pas trop, dans un équilibre difficile à trouver.
Au total, le livre de Schumpeter respirait le pessimisme d’avant-guerre. Quelque 40 ans après, le papier fondateur de Aghion et Howitt (1992) marquait une vision plus optimiste : l’innovateur, si les institutions le laissent se déployer – d’où le rôle donné à l’État – est finalement le gagnant et c’est ce processus qui, sur la durée, assure la croissance économique. On faisait ainsi un saut dans la compréhension économique. Robert Solow (1963) avait fameusement démontré que la croissance économique ne venait pas de l’accumulation du capital ou du travail – ces deux facteurs accroissent le niveau de la production, mais pas son rythme de croissance – mais plutôt d’un facteur inconnu, une sorte de matière noire qu’est l’innovation ou encore la « productivité totale des facteurs ». Solow ne fournissait pas de théorie pour expliquer par quel processus venait l’innovation. Aghion et Howitt faisaient un pas de plus en attachant une sorte de processus darwinien à la croissance économique. Le neuf remplace le vieux parce qu’il est plus performant sur le marché. Seules des mesures explicitement anticoncurrentielles peuvent le bloquer. Point important, l’explication du processus innovant reposait toujours, comme chez Schumpeter, sur la « mort » de l’acteur historique. Le dommage qui pouvait en résulter pouvait être matière à compensation, mais s’y opposer se faisait au détriment de tous. Dans cette vision, les économies les plus flexibles, celles où la concurrence était le mieux assurée, celles où il était difficile de protéger efficacement les rentes, celles aux institutions les plus « inclusives », pour reprendre ce terme d’Acemoglu, le récent prix Nobel 2024 d’économie, sont les mieux à même de profiter des périodes de rapides découvertes innovantes. Implicitement, les États-Unis plutôt que l’Europe.
Les modèles de croissance les plus récents laissent une place plus grande aux acteurs historiques, en distinguant trois types d’innovation : celle de l’entrepreneur innovant, en général venu d’un labo, d’une startup ou formé par un grand groupe qu’il veut quitter ; l’innovation « interne » par la R&D logée chez un acteur historique (par exemple Nespresso chez Nestlé) ; et l’innovation « externe » où cet acteur importe d’une autre entreprise, éventuellement en la rachetant, l’innovation qui lui manque. Ce troisième type d’innovation est parfois un moyen très clairement anticoncurrentiel, comme le montrent ces grandes entreprises de la tech qui achètent les startups innovantes pour prendre l’innovation ou bien piller l’équipe ou même plus simplement pour étouffer toute chance que l’innovation porte fruit et les délogent. L’article central de cette nouvelle approche est Akcigit et Kerr (2018). Le graphique qui suit, tiré de l’article, montre deux grandes firmes opérant dans plusieurs secteurs. L’innovation vient de l’extérieur dans le premier secteur à gauche et peut supplanter l’acteur historique dans le domaine, ou bien par R&D interne ou externe.
Cela propose une vision moins conflictuelle, où acteurs nouveaux ou en place occupent leur segment en matière d’innovation. Les acteurs nouveaux, surtout s’ils sont petits, sont davantage sur l’innovation de rupture, les grands sur l’innovation par captation interne ou externe d’innovations surtout incrémentales. Un exemple est le secteur pharma où la découverte de nouvelles molécules n’est plus le fait des grands labos, mais où une sorte d’équilibre écologique s’est mis en place, les startups aspirant à voir, en cas de succès, leurs molécules ou elles-mêmes rachetées. Akcigit et Kerr suggèrent que les temps sont davantage à des innovations de rupture, où un tissu de jeunes pousses inventives est particulièrement fécond, d’où le succès du venture capital aux États-Unis.
Curieusement, Akcigit a récemment signé un article pour un large public et dans une revue du FMI (Le paradoxe de l’innovation, sept 24), où il pourfend les stratégies des grands groupes d’une façon presqu’opposée à son article de 2018. On en recommande la lecture.
Les États-Unis et l’Allemagne illustrent par comparaison ce qu’il en est des innovations de rupture par rapport aux innovations incrémentales. L’Allemagne produit quasiment autant de brevets que les États-Unis, mais le taux de renouvellement de ses entreprises est bien moindre qu’aux États-Unis. Il est maintenant avéré qu’il s’agit pour l’Allemagne d’innovations incrémentales qui peuvent s’opérer au sein des grands groupes. Avec le risque, comme le souligne Wolgang Münchau dans un livre récemment commenté dans Vox-Fi, de faire des innovations incrémentales du passé, par exemple faire le énième perfectionnement sur la boîte de vitesse d’une automobile destinée à terme à basculer sur l’électrique et donc sans boîte de vitesse.
Un mot enfin sur l’importation de cette notion de destruction créatrice dans les manuels de finance. On y trouve plutôt le terme de création de valeur, c’est-à-dire d’une capacité chez l’entreprise à produire un profit supérieur à ce qu’attendent les investisseurs pour les ressources qui lui ont été confiées. Si le rendement attendu, dit encore coût du capital, est de 8 % (compte tenu du risque de l’activité de l’entreprise) et que l’entreprise arrive à extraire du 10 % sur du capital nouvellement engagé, il y a une création de valeur à hauteur de 2 %. Dans cette vision, l’entreprise qui crée de la valeur arrive plus facilement à lever des fonds et à croître ; celle qui en « détruit », au sens où, bien que profitable au sens comptable si elle dégage du profit, elle n’arrive pas à rémunérer les investisseurs pour le risque pris, celle-ci voit tarir ses sources de fonds et est destinée à céder la place. En bref, dans le vocabulaire financier, c’est le marché du capital qui joue le rôle sélectif de la destruction créatrice, alors que l’économiste a vision plus large : c’est sur un ensemble de fronts (travail, concurrence auprès des clients, des fournisseurs, des salariés, etc.) que ce mécanisme joue.
[1] Sur le lien entre Nietzsche et Schumpeter par l’intermédiaire de Sombart, voir Hugo et Erik Reinert, Creative Destruction in Economics: Nietzsche, Sombart, Schumpeter, 2006, disponible sur Internet.
Vos réactions
j’aurais plutot titrer: une reconstruction créatrice, car le concept de destruction créatrice est de plus en plus contesté au profit de celui de reconstruction symbiotique (cf Fressoz nominé au Prix TURGOT 2025)
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