La dette publique française dépasse en ce début 2016 le niveau de 95% du PIB, dont il faut espérer qu’il s’agit du point haut. Sans discuter si ce niveau est ou non un point de non-retour, il est sûr qu’il limite fortement les capacités du pays à mener aujourd’hui un programme de dépenses publiques propre à favoriser la croissance, et donc à ramener sur une trajectoire de dette plus favorable. Il ne permet plus de protéger la société si jamais un nouvel accident conjoncturel se produisait. Politiquement, c’est un niveau qui empêche la France de jouer son rôle de contrepoids crédible à l’Allemagne, dans une zone euro qui a besoin de croissance. Cette explosion de dette ne tient pas principalement à une mauvaise gestion des finances publiques pendant la crise ouverte en 2008. Le mal remonte à loin, dans cette extrême « facilité à la dette » des décideurs publics français, pour reprendre le terme d’un rapport public (Rapport Pébereau) publié avant les élections de 2007 et peu suivi d’effets.

 

Beaucoup de choses s’éclairent en matière de dette publique – du moins est-ce le parti pris de cet article – si on use des outils d’analyse de la finance d’entreprise et qu’on prend l’œil du directeur financier. En effet, les similitudes entre l’endettement d’une entreprise et celui d’un État sont nombreuses. Il en découle quelques leçons qui peuvent être utiles aux décideurs publics comme aux financiers d’entreprise, principalement dans le domaine de la gouvernance. On regarde cela point par point.

 

Ce qui importe avant tout, c’est la nature de la dépense

Traiter des questions de financement et de dette commence toujours, pour l’État comme pour l’entreprise, par l’examen de ce qu’il faut financer. L’entreprise lève des fonds pour acquérir des actifs ou pour les constituer par investissement. Le remboursement ou la rémunération des apporteurs de fonds, c’est avant tout le succès du projet d’entreprise qui les permet, grâce aux flux de trésorerie dégagés ou bien à la qualité de l’actif constitué. C’est sur cette base que l’entreprise peut lever de nouveaux fonds. Le rendement de la dépense est alors supérieur au coût du financement et l’entreprise « crée de la valeur ».

 

L’État n’échappe pas à cette logique, mais selon certaines particularités. Le bon critère reste l’efficacité de la dépense. L’instrument de mesure doit être là aussi celui de la création de valeur (sociale), mesurée par un « rendement » supérieur au coût des ressources qui la financent. Construire un système de transport qui désengorge une métropole, est-ce créateur de valeur ? Payer des enseignants qui diffusent la connaissance, des infirmières pour soigner la population, investir dans la sécurité publique, est-ce créateur de valeur ? Si c’est le cas, la dépense publique profite à la génération présente et à celle de demain, parce que cette dépense va la rendre plus riche que la présente. Dans le cas inverse, la génération future devra compenser par des impôts supplémentaires ou par des emprunts les ressources investies à tort dans des projets au rendement insuffisant.

 

Règle n°1 : Le bon critère en matière d’investissement, privé comme public, c’est une dépense dont le rendement est supérieur au cout des ressources. C’est un gâchis de ressources sociales que de les utiliser dans des projets qui ne créent pas de valeur, tant pour la génération présente que pour les suivantes.

 

Il en découle une première remarque. C’est un mauvais sophisme, même s’il a pour lui d’avoir été énoncé en premier par David Hume[1], de dire : « quand l’État creuse sa dette, ce sont à nos enfants qu’on passe l’addition. Ils devront se priver pour la rembourser. » Ou plus fortement : « toute dépense publique non financée par l’impôt, c’est-à-dire tout déficit public, est un dol commis par la génération présente envers la suivante ». D’abord, faut-il répondre, si l’État s’endette, c’est bien aujourd’hui et non demain que certains épargnants se privent de consommer pour acheter les emprunts d’État. Et ils le font pour transférer des revenus, pour eux ou leurs enfants, dans le futur. Ensuite, le « dol » ne vaut que si la dépense publique est improductive, c’est-à-dire si son taux de rendement social est inférieur au coût des fonds levés par l’emprunt. Il y a au contraire un « effet de levier » positif si le taux de rendement social est supérieur, dont la génération future profitera. Ceci ne dépend pas de la nature du financement, dette ou impôt : une dépense publique infructueuse financée par impôt est pareillement un gâchis social. À noter enfin qu’à retenir la dette plutôt que l’impôt, ce sont les ménages aisés, les « riches » d’aujourd’hui, qui en profitent, puisqu’ils échappent ainsi à un impôt qui échoit normalement plus que proportionnellement sur eux. Et ces sommes préservées, même si elles devaient être rendues demain à l’État sous forme d’impôt quand il faudra rembourser la dette, sont entre temps placées par eux avec rémunération. Ce n’est donc pas, pour le moins, toute la génération d’aujourd’hui qui profite de la dette au détriment de la suivante.

 

Un second sophisme, pas toujours cohérent avec le premier, consiste à reprocher à l’État de ne jamais rembourser sa dette, c’est-à-dire de « rouler » sans arrêt sa position en réempruntant pour rembourser ses emprunts du passé. Il y aurait là un mécanisme de Ponzi. Mais que fait d’autre l’entreprise privée ? Si jamais son directeur financier juge que le bon levier d’endettement est de 30% de son total du bilan, il renouvellera constamment sa dette. Et si l’entreprise connaît une croissance, cette dette ira grossissant avec le bilan de l’entreprise. Pourquoi en irait-il autrement pour l’État ? On ne sort pas de la règle qui veut qu’une dépense est justifiée si elle rapporte davantage que son cout financier, quel que soit, en première analyse, son mode de financement[2].

 

Le sujet du rendement social

Il y a toutefois une différence avec l’entreprise privée. La valeur créée par les services publics est le plus souvent une « valeur sociale », dont les retours sont parfois à long terme et toujours difficiles à mesurer. Les garde-fous du marché sont rarement là pour apporter des règles de gestion commodes et facilement utilisables, alors que l’entreprise se satisfait dans la plupart des cas du critère du profit sur base des prix de marché. Faut-il dépenser plus pour la défense nationale ? Pour la sécurité intérieure ? Jusqu’à quel point l’État doit-il prendre en charge la couverture de certains risques qui sortent du champ du marché et dont la matérialité est hypothétique.

Preuve de la difficulté à en saisir le contenu, la « valeur sociale » est aujourd’hui presqu’uniquement approchée par les coûts : la valeur de la santé publique, c’est ce qu’il en coûte pour la produire ; celle du service public de la culture, ce sont les subventions pour faire fonctionner les théâtres. Ce mode de mesure est absurde : la valeur créée, c’est la différence entre le service rendu aux citoyens, en matière de santé ou de loisirs, et ce qu’il en coûte pour obtenir ces services. La tâche à venir des comptables nationaux, qui se reposent par commodité exclusivement sur l’approche coûts, est ici immense. Il est temps aussi que les services de l’État prennent conscience des progrès faits récemment par les économistes en matière d’évaluation des politiques publiques. L’État en reste trop souvent au simple calcul comptable des effets directs ou à l’usage de sondages naïfs auprès des parties concernées, sans cadrage macroéconomique ni prise en compte du contrefactuel[3].

 

L’absence d’une règle de marché est, dans nos démocraties, ce qui donne sa légitimité au politique pour piloter la dépense. Il s’agit d’un pilotage fragile et incomplet. Le politique a son propre calendrier, des incitations propres, notamment liées au rythme électoral, et le soutien démocratique est sujet à variations d’humeur. Sous le couvert d’intérêt national ou de solidarité, beaucoup de mauvaises dépenses peuvent être effectuées, certaines prébendes accordées et la bravoure budgétaire guette. A l’inverse, quand le bien-fondé de la dépense publique peut être mesuré par des règles de marché, c’est souvent le signe que l’activité en question a peu à faire dans le giron de l’État et que des acteurs privés feraient aussi bien. Le champ de l’action publique, c’est précisément le domaine où les prix ne donnent pas le bon renseignement sur la qualité de la dépense, que ce soit en raison de la présence de fortes externalités, de l’absence réaliste d’un marché ou d’un horizon de retour très éloigné ou incertain. Dans ce sens, les frontières optimales de l’État ne sont nullement figées ; elles dépendent, comme pour le reste des activités économiques, de l’évolution technique et des choix de la population. Il est bon de privatiser ou de déréguler quand l’État n’est plus le meilleur gestionnaire de l’activité et que la discipline de marché y suffit ; qu’il y ait par contre prise de contrôle quand la vie économique fait apparaître de nouvelles externalités ou des risques qui rendent moins opérante la boussole des prix. Le débat politique se mêle de cette discussion, parfois de façon perverse : le désengagement de l’État ne tient plus à ce qu’on a fait la preuve de son mauvais fonctionnement, il en est la cause. On commence par une paupérisation du service public, ce qui affecte la qualité du service qu’il rend et justifie politiquement sa privatisation.

 

L’entreprise rencontre elle aussi le problème de la valeur sociale

On oublie souvent que l’entreprise, surtout quand elle est grande, connaît également ce dilemme dans l’application du critère de la valeur. Tout d’abord, parce que l’entreprise est une organisation, dont les échanges internes ne suivent pas des règles de marché, avec des contrats bien spécifiés. Elle a le problème du décideur public lorsqu’elle essaye d’appliquer des règles de calcul économique à des dépenses internes du type : « combien dois-je investir dans mon service de ressources humaines ? dans mon service d’audit interne ? »

 

Elle le rencontre aussi vis-à-vis de l’extérieur, dans ses relations avec ses clients, ses salariés, ses fournisseurs, ses créanciers ou autres. Là encore, si les contrats sont tous parfaitement spécifiés, avec des prix clairs, résultant d’un fonctionnement parfaitement concurrentiel du marché, il est efficace socialement qu’elle applique dans sa gestion le critère de la valeur actionnariale, consistant à maximiser la somme actualisée des flux restant une fois que tous les engagements ont été honorés, c’est-à-dire les flux allant à l’actionnaire. Mais ce critère est en défaut dès que, par absence de contrats parfaits – ce qui est chose commune, il faut l’admettre –, les autres partenaires de l’entreprise conservent des droits sur la valeur créée par l’entreprise. On a là toute la problématique de la responsabilité sociale de l’entreprise.

 

Croissance et endettement

À défaut d’une règle simple de mesure du rendement de la dépense publique, on se retranche sur un principe plus simple, celui de soutenabilité de la dette. On part alors de la notion de solvabilité, importante tant pour le ministre du budget que pour le directeur financier. Un bon indicateur pour l’entreprise privée est le ratio dette sur excédent brut d’exploitation (EBE) ; et pour l’État, le rapport de la dette publique au PIB, ce dernier agrégat mesurant assez bien la capacité à lever l’impôt.

 

On dira que la dette est soutenable si sa dynamique ne fait pas croître continûment l’un ou l’autre de ces deux ratios. L’intérêt de cette formulation est qu’on tire une relation assez simple :

 

Règle n°2 : Pour une entreprise privée comme pour l’État, la dette sera soutenable si l’autofinancement en pourcentage de l’EBE (ou l’excédent budgétaire primaire en pourcentage du PIB) reste supérieur à l’écart entre le cout de la dette et le taux de croissance de l’EBE (ou du PIB pour l’État), multiplié par le niveau initial du ratio.

 

Pour prendre un exemple, soit un taux d’intérêt à 4% et un taux de croissance (pour l’EBE ou pour le PIB) à 2%. Et supposons que le ratio de dette soit de 80%. Pour stabiliser son levier de dette, l’entreprise ou l’État doivent dégager une trésorerie (un cash-flow libre dans le jargon des financiers) égale à 80% x (4% – 2%) = 1,6%, respectivement de l’EBE ou du PIB. Ce n’est pas très ambitieux dans notre exemple pour l’entreprise. Ce le serait davantage si le ratio de dette était de 6 ou 7X, comme pour des entreprises très endettées, ou si l’on retenait comme ratio d’endettement le rapport de la dette à la valeur ajoutée de l’entreprise, pour être davantage homogène avec le ratio public basé sur le PIB.

 

Le mode de financement importe-t-il ?

Jusqu’ici, on parle de dépenses publiques ou privées, sans analyser plus avant leur mode de financement. Celui-ci aura bien sûr des conséquences sur les apporteurs de fonds, contribuables ou créanciers pour l’État, actionnaires ou créanciers pour l’entreprise. Par exemple, le rendement et le risque des fonds apportés peut différer pour chacun d’eux. Mais en quoi la façon de financer changerait-elle la valeur de ce qui est financé et des actifs constitués ? Dette et fonds propres n’auront pas des effets différenciés sur l’exploitation même de l’entreprise et sur sa valorisation, selon un résultat pivot de la finance d’entreprise, dit théorème de Modigliani-Miller. Dit autrement, la structure financière du bilan n’impacte pas la valeur de l’actif économique. Pour l’État, l’équivalent de Modigliani-Miller est la règle dite de Ricardo-Barro, qui postule la neutralité du mode de financement. Autrement dit, que l’État finance ses dépenses par l’emprunt (i.e. fasse du déficit) ou bien lève des impôts, la marche de l’économie n’en est pas affectée. La politique budgétaire est rendue inutile.   Comme on va le voir, cette neutralité de la structure de financement ne s’observe pas complètement, ni pour l’entreprise ni pour l’État, mais permet d’établir la règle n°3.

 

Règle n°3 : Au premier abord, le mode de financement de l’entreprise comme de l’État, est indifférent à la qualité de la gestion publique. C’est bien toujours la rentabilité de la dépense, privée ou sociale, qui importe.

 

Les exceptions à cette règle sont importantes. On en donnera trois. Une première, valant pour l’État comme pour l’entreprise privée, vient du fait que le niveau de solvabilité (ratio dette sur EBE ou sur PIB) interagit avec les comportements, les incitations et les performances des acteurs : managers pour l’entreprise, politiques pour l’État. Par exemple, on sait qu’un fort niveau de dette oblige à une gestion plus serrée de la trésorerie, selon le mécanisme incitatif qui prévaut dans les LBO. Dans l’idéal, il devrait valoir pour l’État, mais, comme on le verra, son privilège d’accès aux marchés financiers le libère souvent des contraintes de liquidité. C’est ici la dette comme « discipline créatrice ». Mais en sens inverse, une forte dette encourage les actionnaires et les dirigeants d’entreprise à prendre plus de risque, à jouer la résurrection : pile, l’actionnaire gagne ; face, c’est le créancier qui perd. La dette joue là comme « aléa moral ». C’est bien ce que montrait le Rapport Pébereau pour la gestion des finances publiques françaises.

 

La fabrication de l’actif sans risque

Une autre exception concerne spécifiquement l’État, et traite d’un service public complètement lié à la façon de le financer. Il s’agit de la fabrication d’actifs financiers sans risque à l’usage du système financier. Il consiste tout simplement à émettre de la dette publique. Quand un État s’endette, et à condition qu’il soit solvable, il met à disposition des investisseurs un refuge pour se protéger du risque et un ancrage pour mesurer le degré de risque des autres actifs financiers. C’est un élément essentiel pour la liquidité et l’existence même du système financier. Vouloir prêter dans des projets risqués, c’est pouvoir prêter sans risque. C’est le socle sur lequel une accumulation durable du capital est possible. Pour cette raison, il n’est pas raisonnable de se rallier à la thèse du déficit zéro pour l’État, même quand on la nuance en mentionnant qu’il s’agit d’un déficit zéro corrigé du cycle. Il n’a pas encore été prouvé que les économies modernes puissent « fabriquer » des actifs financiers sans risque de façon plus efficace – et moins risquée – qu’au travers d’un déficit public maîtrisé, même si la technique de titrisation pourrait apparaître comme un candidat possible, les tranches seniors de portefeuilles de prêts ayant les qualités financières d’un actif démuni de risque de défaut[4]. Et la dette des très grandes entreprises à très forte solvabilité (notées AAA) est trop peu abondante et homogène pour pouvoir jouer ce rôle.

 

Cette question de l’actif sans risque permet de poser la question, moins facile qu’il y paraît, de savoir quel est le cout du capital pour la puissance publique. On dit souvent qu’il s’agit simplement du cout de la dette publique. Mais il est utile ici de faire l’analogie avec l’entreprise, au risque de rentrer dans les arcanes de la théorie financière. Le cout des ressources financières de l’entreprise (son « cout du capital ») est déterminé par le rendement normal de son actif économique compte tenu de son risque, ou bien symétriquement, comme une moyenne pondérée du cout de sa dette et du cout de ses fonds propres. Comme les fonds propres sont mieux rémunérés que la dette, le cout du capital de l’entreprise est supérieur au cout de sa dette. La théorie financière usuelle ajoute à cela que l’étalon de risque, c’est la volatilité de l’ensemble des actifs financiers négociés (le « marché »), et le risque particulier d’une entreprise, c’est la corrélation (le « beta ») que les titres financiers qu’elle émet entretiennent avec le marché dans son ensemble. Elle nous dit par conséquent, on va y revenir, que si l’entreprise s’endette, elle accroît le risque, le « beta », de ce qui reste, à savoir ses fonds propres.

 

C’est parce que l’État n’a pas à proprement parler de fonds propres (sinon la valeur actuelle des impôts qu’il peut lever) qu’on assimile son cout du capital au seul cout de sa dette, ce qui lui confère un double avantage en termes de financement : sa dette est moins chère, et il n’a pas de prime à donner à des actionnaires qui n’existent pas (sauf à assimiler les citoyens aux actionnaires de l’État). L’avantage est à double tranchant : elle fait glisser vers la « facilité à la dette » ; en même temps, elle autorise des projets sociaux ayant une rentabilité moindre que l’investissement du secteur privé.

 

Mais cette vision du risque de l’entreprise, auquel l’État échapperait, est réductrice dès qu’on prend en compte l’ensemble des activités de l’économie, biens privés comme services publics : un meilleur et un plus large étalon de risque que la volatilité du marché boursier (limité aux seules entreprises cotées) sera par exemple, comme le font les économistes, la volatilité de la consommation des ménages dans son ensemble, y compris la consommation de biens publics[5]. Du coup, l’avantage financier dont bénéficie l’État s’estompe, ou plutôt il est entièrement lié au pouvoir souverain de l’État de lever l’impôt et ainsi de sécuriser sa dette. Si on considère, comme on vient de le dire, un étalon de risque élargi à l’ensemble des activités de l’économie, publiques comme privées, les « métiers » de l’État, c’est-à-dire l’industrie des services publics, comportent elles-aussi un risque, mesurable par la corrélation, le « beta », de l’activité publique avec la consommation dans son ensemble. Difficile à mesurer, pour la raison invoquée plus haut, mais bien présent quand même. De la sorte, quand l’État s’endette, il crée du levier, c’est-à-dire qu’il rend plus risqué le reste des activités de l’économie. En première instance, il y a une sorte de loi de conservation du risque : à créer à coup de dette un actif sans risque, les autres actifs de l’économie deviennent plus risqués. Mais aussi, par voie de conséquence de l’effet de levier, les autres actifs deviennent plus rentables, si jamais leur rendement dépasse celui du taux sans risque. On revient plus loin sur ce privilège de l’État dans l’accès aux ressources de financement.

 

L’État comme assureur face au cycle économique

Il existe un second service rendu par l’État où la dépense n’est pas indépendante de son mode de financement. Il s’agit du service de stabilisation macroéconomique rendu depuis les leçons keynésiennes de la grande crise des années 30. L’État corrige ou limite les effets du cycle économique en acceptant de faire du déficit budgétaire en période de basse conjoncture (c’est-à-dire de financer par l’emprunt plutôt que par l’impôt) et de l’excédent en haute conjoncture. Ce service est frappé d’un fort biais asymétrique : le politique trouvera prétexte à dépense dans la mauvaise conjoncture et oubliera vite le serrage budgétaire une fois la croissance revenue. Il usera même volontiers de l’argument que la relance budgétaire (et donc la création de déficit) crée d’elle-même la croissance qui servira à rembourser le déficit (un multiplicateur toujours supérieur à un, selon le vocabulaire keynésien) pour en user au-delà du raisonnable.

 

Par quel mécanisme peut-on juger que ce service de stabilisation est inefficace et vain, comme y insiste la proposition de Ricardo-Barro ? Pour expliquer la chose, partons d’une économie en croissance équilibrée et dont le budget est également à l’équilibre. Supposons que l’État abaisse les impôts des ménages d’un montant de 10 Md€ et lève au même moment et auprès des mêmes personnes un emprunt de 10 Md€, disons à 5 ans. Les keynésiens diraient qu’une telle politique budgétaire est expansionniste, en élevant le revenu disponible et la consommation. Le contre-argument se déroule ainsi : à l’équilibre initial, chaque ménage est réputé avoir élaboré et mis en œuvre un plan optimal d’épargne et de consommation à travers le temps. Ce plan n’a aucune raison d’être changé en raison de l’emprunt et de la baisse d’impôt. La mesure n’est pour le ménage rationnel que manipulation d’argent : il lui suffit de placer sagement ses économies d’impôts dans les obligations d’État émises pour, au bout des 5 ans, disposer des rentrées d’argent nécessaires au paiement de l’impôt que l’État va lever quand il remboursera sa dette. La réduction providentielle d’impôt est mise au frigidaire, les taux d’intérêt ne vont pas bouger et la politique publique sera neutre.

 

Mais ce beau résultat décrit un monde sans frottement, aux marchés financiers parfaitement huilés, aux anticipations parfaites, partant d’une croissance à l’équilibre, tout ceci bien éloigné de la réalité. Certains ménages par exemple ne peuvent pas emprunter ou prêter librement. Ils peuvent être affectés de myopie, ou bien ne pas accorder un grand poids aux intérêts de leurs descendants, ou encore tendre à ignorer ou à minimiser les conséquences futures des choix budgétaires actuels, ou enfin voter pour l’homme politique leur promettant la baisse d’impôts, autant de situations où la politique budgétaire retrouve un rôle actif. Keynes reprend donc indubitablement la main. L’argument vaut aussi pour l’entreprise privée – et donc pour des mesures budgétaires de relance à destination des entreprises. C’est le cas notamment lorsque les marchés bancaire et financier font apparaître des contraintes de liquidité : si on n’est pas sûr de pouvoir refinancer l’emprunt ou lever des fonds propres dans les marchés de demain, une échéance d’endettement peut forcer le directeur financier à restreindre les dépenses de l’entreprise.

 

La fonction de solidarité remplie par l’État

Jusqu’ici, on développait librement le parallèle entre l’entreprise privée, qui a des actifs économiques et qui vend des biens et services, et l’État, qui a des actifs publics, le plus souvent immatériels, et qui rend des services publics. Le schéma est moins simple pour les fonctions de redistribution, de solidarité et de couverture des risques sociaux que l’industrie privée d’assurance ou le secteur caritatif ne prennent pas en charge. Il y a là une valeur ajoutée sociale créée, pour laquelle l’État est souvent l’acteur le plus efficace, que ce soit par réduction du risque pour les individus, de renfort des liens au sein de la collectivité nationale, ou bien, comme l’avait compris Bismark, de stabilité politique. Il n’y a pas à proprement parler de limites financières à l’extension de cette redistribution, que ce soit par l’instrument de l’assurance, de l’aide sociale ou des impôts. Il faut seulement éviter, mais c’est une question politique, qu’un suremploi de la redistribution détériore la crédibilité de cette institution et son efficacité.

 

La discussion budgétaire sur la redistribution achoppe souvent sur une question de frontière juridique entre ce qui est public et ce qui est privé, ce qui gêne les comparaisons internationales. À l’étranger, il advient souvent qu’une assurance maladie fournie par l’entreprise soit rendue obligatoire pour le salarié, et pourtant les cotisations qui alimentent cette caisse ne rentrent pas dans les prélèvements obligatoires. Et si elle n’est pas obligatoire, la prestation est de toute façon retenue par le salarié parce qu’elle est à son avantage. De même, certaines assurances privées, telle l’assurance auto, sont obligatoires, sans pour autant relever du domaine des impôts.

 

C’est ce qui rend utile de raisonner d’une manière générale en terme d’assurance, obligatoire ou non, même si certains font un distinguo entre ce qui est assurance et ce qui est solidarité. Cette distinction est vaine d’un point de vue financier. Le Royaume-Uni met sous le couvert de la solidarité – et donc du financement par impôt – ce qui en France ou en Allemagne relève de l’assurance sociale. Ou encore, la couverture du risque maladie fonctionne sous forme d’assurance en France, essentiellement publique, et pourtant recèle une forte dose de redistribution et de solidarité. L’État français a judicieusement choisi de cantonner l’activité en créant les caisses de sécurité sociale, mais l’a fait incomplètement : d’un côté, il ne dote pas ces caisses de fonds propres investis en actifs financiers, comme le ferait une compagnie d’assurance, ou de leur équivalent comme le serait un fonds de réserves[6], capables d’éponger les à-coups conjoncturels du système ; de l’autre, il s’interdit par peur politique d’ajuster constamment les tarifs (les cotisations) au montant des prestations, comme le ferait une mutuelle. C’est le bilan de l’État qui joue le rôle de fonds propres, et c’est un frein évident à une bonne gestion et à la correction de la dérive continue du système.

 

L’analogie avec l’industrie de l’assurance est la bonne et devrait aider la puissance publique à mieux gouverner le système. À la fin, l’acte d’assurance n’est que le transfert d’argent d’une poche à l’autre, en s’attachant à ce que les risques ne soient pas à la main des participants. Les assureurs privés ont mis de longue date en place des mécanismes et clauses pour limiter les imperfections des contrats. Les « assureurs publics » pourraient utilement s’en inspirer. Il faut qu’ils lèvent leurs craintes que l’ajout d’éléments incitatifs ou punitifs dans le contrat implicite qu’est la sécurité sociale, ou une information plus fine sur les risques, la fasse relever nécessairement d’un mécanisme de marché, et soit perçu comme une voie vers la privatisation et donc l’attrition. Le reste est idéologie, comme de dire que prendre de l’argent aux riches réduit leur incitation à travailler, quand dans le même souffle on dit pour les pauvres que leur incitation à travailler se réduit… si on leur donne de l’argent.

 

L’entreprise et l’État face au risque de défaut

Les quatre issues possibles à une situation de surendettement sont partout les mêmes : réduire les dépenses ; céder des actifs dont la croissance de la rentabilité est inférieure au taux d’intérêt (selon la règle n°2 décrite plus haut) ; accroître le chiffre d’affaires (ou le PIB), ce qui n’est pas le plus facile. Et une quatrième voie : faire défaut ou renégocier sa dette. L’État dispose d’une modalité particulière pour ce quatrième moyen, qui est non pas de faire défaut sur les engagements contractuels de la dette, mais de rogner la valeur de la dette grâce au contrôle qu’il exerce sur la monnaie, c’est-à-dire sur l’étalon dans lequel est mesuré la dette.

 

Ainsi, l’État peut s’engager, ou engager la banque centrale si elle dépend de lui d’une manière ou d’une autre, dans une politique de taux d’intérêt bas, ce qu’on appelle la répression financière, qui revient à taxer l’épargnant sur la rémunération de ses placements[7]. Il peut aussi monétiser la dette, ce qui consiste à émettre un actif financier quasi-public, la monnaie, qui ne rapporte aucune rémunération et qui peut même, dans certaines conjonctures, initier un cycle d’inflation qui viendra alléger le poids financier de la dette. Ces mesures bénéficient à tous les agents endettés de l’économie, ce qui les rend souvent assez populaires. Le verrou est plus solide pour l’entreprise qui est toujours endettée dans une monnaie qu’elle ne contrôle pas. Les marchés financiers acceptent mal encore des emprunts qui seraient indexés sur des éléments financiers propres à l’entreprise, telle la profitabilité[8], et en tout cas jamais des emprunts dont les termes de remboursement seraient « potestatifs », c’est-à-dire à la main de l’emprunteur. L’État rencontre lui aussi ce verrou quand par exemple il s’endette dans une devise étrangère – ce qu’on croyait limité jusqu’à récemment aux pays émergents qui ne peuvent s’endetter dans leur monnaie, mais ce dont ont pris conscience à leur dépens les pays de la zone euro, avec une banque centrale logée à Francfort. Pour eux, l’indépendance de la banque centrale vis-à-vis des États nationaux n’est plus un vain mot.

L’Europe de la zone euro est aujourd’hui trop divisée et affaiblie pour que son problème de dette puisse être réglé par un défaut ordonné, avec une répartition jugée équitable de l’allègement entre les États membres. C’est ce qu’avaient pu faire les États latino-américains dans les années 90 avec le plan Brady, mais c’était sous la gouverne d’un mentor, d’une sorte d’administrateur judiciaire, le Trésor américain, beaucoup plus puissant que le sont pour longtemps encore les institutions de la zone euro. La voie de la sortie par le haut, à savoir une relance budgétaire pour les pays qui disposent de marges de manœuvre, semble également difficile. C’est donc la BCE qui assume le fardeau, via un « défaut non contractuel » sur la dette, par répression financière et en tentant de tirer vers le haut le taux d’inflation. La route est beaucoup plus longue et à ce jour incertaine.

 

L’État dispose aussi des réglementations et de la fiscalité pour s’aménager des privilèges dans l’accès aux marchés financiers. Les plus évidents de ces passe-droits ont disparu, comme par exemple offrir une fiscalité plus faible à celui qui investit en emprunts d’État. Mais d’autres sont moins faciles à démêler, comme par exemple le régime de l’assurance-vie en France, essentiellement un véhicule d’épargne substitut de fonds de pension qui n’existent pas[9]. L’immense collecte de 1,5 Tr€, soit les trois quarts du PIB français, est placée essentiellement en emprunts d’État, et par contrecoup, très peu en support actions ou en dette d’entreprises. L’État français y trouve son compte, ayant pu au cours des vingt dernières années y déverser son endettement. Mais c’est un gâchis pour l’économie française et pour ses entreprises qui ont besoin de financement. La fiscalité joue le rôle le plus important cette mauvaise allocation de l’épargne et donc dans ce robinet ouvert à l’endettement public. Sans parler de l’exonération des droits de succession, elle libère les produits d’assurance-vie d’une grande partie de leur charge d’impôt au bout d’une période finalement extrêmement courte (8 ans) sachant l’horizon normal d’un placement pour la retraite. Sur un horizon long, les épargnants seraient tout à fait en mesure de placer sur des actifs autres que la dette d’État sans prendre des risques excessifs. Ils subiraient peut-être une volatilité plus grande que pour un placement en titres d’État, mais c’est ici qu’interviennent les techniques de lissage et de répartition inter-temporelle du risque, qui font la valeur ajoutée des assureurs[10].

Ceci mérite qu’on en fasse une règle n°4, qu’on écrira ainsi :

Règle n°4 : Il n’y a pas de raison économique justifiant que le financement public bénéficie de privilèges, subventions fiscales ou réglementaires qui échapperaient aux entreprises. La dette publique ne doit être intéressante que par elle-même, par sa liquidité et son profil de risque très réduit ou nul.

 

La surveillance imparfaite des investisseurs

On poursuit le parallèle entre l’entreprise et l’État en regardant cette fois les questions de gouvernance entourant la dette et le financement. Pour l’entreprise, les levées de fonds propres, par argent frais, sont relativement rares. Structurellement, dans une économie en croissance, les montants distribués aux actionnaires sous forme de dividendes ou de rachat d’actions dépassent les augmentations de capital. L’accroissement des fonds propres se fait plutôt par autofinancement, en « retenant le profit », c’est-à-dire en ne le distribuant aux actionnaires[11]. Ce mécanisme d’accumulation de réserve n’existe pas par nature pour la dette, qu’il faut sans arrêt renouveler auprès d’investisseurs externes.

 

Tout cela commande une bonne part de ce qu’on appelle la gouvernance de l’entreprise. Pour financer sa croissance, elle usera en premier lieu de l’autofinancement, en second lieu de la dette, qui introduit un premier regard externe des banques ou des créanciers obligataires sur la gestion de l’entreprise. L’augmentation de capital vient en dernier lieu, et implique une intrusion plus forte encore des investisseurs externes, les actionnaires. Cette hiérarchie a de bonnes propriétés. Pour le financement courant, l’autofinancement est une commodité. Une fois déterminé le dividende, souvent de façon assez conventionnel, l’entreprise est libre d’investir à sa guise les fonds non distribués. On manque certes d’un élément de surveillance externe, ce qui permet une sorte de retranchement du management, mais on laisse l’initiative de la marche courante de l’entreprise à ses dirigeants[12].

 

La dette, second niveau, introduit un regard externe. Le créancier veillera à ce que l’entreprise reste solvable, c’est-à-dire que la valeur de ses actifs dépasse sur la durée la valeur financière de ses engagements de dette ; et liquide, c’est-à-dire qu’à tout moment elle dispose de la trésorerie pour régler ses dettes exigibles. Lorsque le réglage de la gouvernance est le bon, les intérêts des actionnaires, des créanciers et de l’entreprise sont complémentaires : les actionnaires recherchent le risque et la rentabilité ; les créanciers la sécurité, la limitation du risque et le refus de la fuite en avant ; et l’entreprise, qui se mobilise toujours très facilement sur des objectifs de croissance, bénéficie du regard externe sur la rentabilité et la solvabilité. La tension bien organisée entre ces classes d’intérêt aide au succès du projet d’entreprise[13]. Un peu l’accélérateur et le frein dans une voiture (l’entreprise), et on sait que le frein, peut-être plus que l’accélérateur, est la pédale qui permet d’aller vite.

 

Qu’en est-il en pratique ? Du côté de la dette, il faut noter que la sélection et la surveillance sont mieux assurées par une banque, équipée en personnel pour ces fonctions, que par les marchés financiers. Ces derniers ont un cout de fonctionnement moindre, mais uniquement parce qu’ils se protègent du risque par le jeu de la diversification plutôt que par surveillance et sélection emprunt par emprunt. Ils ont plus brutaux aussi, indifférents au sort de l’entreprise tant qu’elle ne manifeste pas de difficultés, mais coupant sèchement le financement quand un problème apparaît[14]. Pour pallier les insuffisances des marchés, de nouvelles institutions sont apparues et ont pris un poids grandissant, à savoir les agences de notation : elles forcent dans l’idéal les dirigeants d’entreprise à ne pas s’occuper exclusivement de la rentabilité pour l’actionnaire, au détriment du créancier. Le moins qu’on puisse dire au vu de l’histoire financière récente est que leurs performances dans ce rôle disciplinaire restent à améliorer. Elles font aussi porter des risques de nature systémique à l’économie, notamment si jamais leur présence exonère les investisseurs et les banques d’un véritable travail de sélection et de surveillance de leurs risques. Elles appauvrissent alors la production de bonne information sur le système économique. Des critiques de nature proche peuvent être adressées aux banques, qui, sous la pression des couts et de la régulation, sont tentés de passer elles-aussi à un modèle de marché, consistant à tarifer selon le prix courant du risque et non selon un prix lissé dans le temps, et surtout à rétrocéder au plus vite leurs risques sur ces mêmes marchés.

 

Ces faiblesses font partie du débat public, souvent avec des positions tranchées. Il est de plus en plus acquis aujourd’hui qu’il faut préférer les mesures qui consistent à muscler de l’intérieur le système de surveillance, en mettant « en position » les acteurs, et donc par voie institutionnelle au sein des entreprises, plutôt que par une intervention régulatrice externe pointilleuse et omnisciente. On comprend mieux aujourd’hui qu’une régulation trop injonctive déresponsabilise les acteurs qu’elle est censée réguler. Au lieu de participer au système, avec les incitations appropriées, ils s’abritent derrière lui, et en cherchent les failles. Une bonne régulation obligerait les entreprises à améliorer leur gouvernance, en les obligeant à rendre davantage de comptes aux différentes parties prenantes dans le projet d’entreprise – c’est déjà en bonne route pour les entreprises cotées, avec l’enrichissement de l’information financière publique –, mais aussi en leur accordant des droits supplémentaires. Par exemple, il serait logique que l’entreprise sollicite l’avis de ses créanciers, particulièrement les obligataires, quand elle s’engage dans un grand projet d’acquisition ou d’investissement financé par dette : le profil de risque de la dette existante est en effet complètement changé. Les actionnaires n’ont d’ailleurs guère plus de droits à cet égard quand il s’agit d’un emprunt bancaire, si ce n’est au travers du conseil d’administration[15]. Le droit commercial pourrait évoluer en ce sens. Une bonne régulation obligerait aussi les investisseurs, c’est-à-dire les fonds d’investissement et d’épargne collective, à renforcer leur capacité d’analyse et de sélection des risques, et moins se reposer sur les agences de notation.

 

Le parlement comme élément-clé de la gouvernance de la dette publique

L’État n’a pas d’actionnaires à proprement parler, sauf à désigner le citoyen comme actionnaire de l’État, apportant son impôt et rétribué pour cela en nature sous la forme de services publics non marchands. Dans nos démocraties modernes, où l’exécutif a pris une place prépondérante, le parlement serait son organe de surveillance et de décision des choix stratégiques[16].

 

Par contre, l’État a des créanciers, mais la surveillance de cette dette est insuffisante, davantage encore que pour l’entreprise. La force de rappel est logé au sein des marchés financiers, et principalement via les agences de notation, ce qui amène les mêmes objections que pour les emprunteurs privés. De même, les banques ne jouent aucun rôle, du moins direct, dans le financement public. On perd donc la surveillance du banquier. Mais c’est un moindre mal parce que les banques sont incapables, sachant le levier que l’État a toujours eu sur elles, d’exercer cette surveillance. C’est ce que pouvaient se dire les banquiers de Philippe le Bel, partis sur le bûcher quand ils ont réclamé leur argent. Il n’y a plus de bûcher, mais le levier est toujours présent : l’État profite du bilan des banques en les forçant à acheter ses titres de dette (en contrepartie d’une garantie implicite de venir à leur secours si elles vont mal). De plus, la régulation bancaire et prudentielle les incite à détenir assez massivement ces titres de dette, pour des raisons de liquidité et de solvabilité. Le lien banques / entreprises est même porteur d’un danger systémique, comme l’a illustré la crise bancaire dans certains pays de la zone euro en 2011, quand se crée une spirale où les difficultés des unes aggravent celles des autres.

 

Quelle instance à nouveau, sinon le parlement, pour « représenter » les intérêts des créanciers ? En effet, il est le garant de la crédibilité budgétaire de l’État ; il crée la confiance nécessaire à l’endettement public. L’histoire remonte à loin.

 

La crédibilité vient avant tout d’une bonne gouvernance

Pourquoi Guillaume d’Orange, nouveau roi d’Angleterre, pouvait-il se financer aussi aisément sur les marchés et pourquoi Louis XIV n’avait-il pas cette facilité ? Sous l’Ancien régime, ce n’était pas l’État qui se finançait, c’était le souverain, souvent dans une belle confusion entre ses biens propres et ceux de l’État. Il reniait souvent ses engagements financiers, par exemple en changeant en cours de route les termes de la dette et en faisant pression sur le prêteur privé. Le Parlement anglais, avec la Glorious Revolution de 1688, a changé les choses. En affirmant sa prééminence dans la décision budgétaire, il imposait au roi son accord préalable en matière de dette. La mesure était majeure : l’engagement collectif à rembourser était affirmé. L’État, ou plutôt son exécutif, s’imposait une contrainte de réputation et la rendait crédible. Sa liberté lui venait de ces contraintes consenties[17].

 

Cette décision, simple financièrement, mais complexe institutionnellement (il a fallu une tête royale en moins !) a eu un effet immense sur l’histoire du siècle suivant. L’accès aisé aux ressources financières a doté l’État britannique d’une puissance inconnue jusqu’alors. On estime que la dette publique à l’époque des Stuart ou sous Louis XIV n’a jamais dépassé les 5% du PIB. Dès le début du 18e siècle au Royaume-Uni, le ratio dette publique sur PIB atteignait couramment les 40% quand la France ne pouvait dépasser les 10%. C’est sur cette base que la monarchie britannique a pu, avec une population trois fois moindre, bâtir son empire colonial et s’affirmer sur la scène européenne. Quelle chance pour les Britanniques que la règle d’or d’équilibre budgétaire qu’on cherche à imposer aujourd’hui en Europe n’existait pas alors ! Quant à l’État absolutiste français, c’était un État faible, parce qu’impécunieux. Et l’analyse financière dit qu’il était impécunieux parce qu’absolutiste, incapable de créer la confiance si utile en cas de besoin financier majeur.

 

Il reste des traces de cela dans la France moderne. Le Parlement s’est vu dépouillé, surtout avec l’avènement de la Vème République, de nombreuses prérogatives en matière budgétaire, comme s’il était par nature irresponsable devant la dépense publique et incapable de voter l’impôt. Un révisionnisme historique renverserait les responsabilités : la faiblesse budgétaire de la IVème République ne venait pas de sa mauvaise gestion, mais de la nécessité de gérer le relèvement de l’après-guerre, de financer deux guerres postcoloniales et surtout d’être incapable de leur donner une issue politique. De Gaulle a apporté stabilité et solidité au cadre budgétaire, a su accompagner son démarrage d’un discours de rigueur budgétaire, aidé par Pinay, un homme de la IVème République, mais ceci au prix d’un affaiblissement parlementaire et donc sur la durée d’un affaiblissement du contrôle sur le budget. Il ne faut pas attendre d’un Parlement dont on organise l’irresponsabilité une attitude budgétaire responsable. La France reste ce pays paradoxal, où l’exécutif est aujourd’hui probablement le plus puissant des grands pays comparables, et le parlement le plus faible. C’est pourtant celui qui se montre un des moins capables de conduire les réformes importantes et de contenir la dérive des finances publiques.

On peut donc en tirer une autre règle, toujours valable en parallèle :

 

Règle n°5 : Ce n’est pas en évitant de s’endetter qu’on acquiert sa crédibilité. C’est parce qu’on a la crédibilité qu’on peut s’endetter.

 

La logique de cette règle est moins bancale qu’il paraît. Une entreprise comme un État ont toujours intérêt à s’endetter, même s’ils n’ont pas besoin des fonds : ils habituent ainsi les prêteurs au nom et au crédit de l’emprunteur.

 

Le renfort et l’autonomie des institutions, et non l’encadrement de la dette

Pour l’État, une mauvaise réponse est, comme pour l’entreprise, de brider l’instance censée faire le contrôle du système, le Parlement essentiellement. On cherchera à faire voter une règle dite d’or interdisant tout déficit public non conjoncturel. On cherchera à flécher des impôts sur certaines dépenses précises, de façon à les sécuriser dans la durée, contrevenant ainsi au principe d’unité budgétaire. On cherchera souvent le secours dans des autorités indépendantes prenant directement dans leur sagesse technicienne les décisions budgétaires, sur le modèle des banques centrales vis-à-vis de la politique monétaire (qui elle-même rencontre déjà des critiques sur son irresponsabilité vis-à-vis des instances politiques)[18].

 

Le Parlement est assez muet sur le contrôle de l’endettement. S’il vote l’impôt et la dépense, il ne vote pas vraiment l’emprunt, qui se présente pour les finances publiques comme un solde : il laisse aux services administratifs de l’État le soin de « combler le trou » entre les recettes et les dépenses qu’il a votées. Une mesure de bonne gestion de la dette publique, appliquée dans certains pays et qui aide à muscler le parlement, consisterait à le faire voter systématiquement sur le montant de l’enveloppe d’emprunts autorisés dans le cadre d’un exercice budgétaire, obligeant ainsi l’exécutif à revenir devant lui en cas de dépassement[19]. On peut envisager même que l’organe administratif en charge du financement de l’État, la direction du Trésor en France, rapporte plus ou moins directement, au Parlement et non à l’exécutif.

 

La Cour des comptes a énormément gagné en légitimité et respect dans son rôle de surveillance des finances publiques, largement en occupant le vide laissé par le Parlement sur ces sujets de contrôle. On peut s’étonner toutefois que cette instance d’audit fasse partie de l’ordre judiciaire et non de l’instance législative. On retrouverait ici ce dont d’autres pays, à la tradition parlementaire plus affirmée, disposent de longue date : le Conseil de politique fiscale en Suède, l’Office for Budget Responsibility pour le Royaume-Uni, et surtout le Congress Budget Office qui existe aux États-Unis depuis l’avènement de leur république. Il ne serait pas absurde non plus que l’INSEE dépendent du législatif, que le budget soit présenté de façon économiquement claire pour la presse et pour l’opinion.

 

En clair, pour gagner en crédibilité, le pays doit s’engager dans des réformes de fonctionnement, éventuellement institutionnelles, dotant le pays d’un contrôle plus sévère sur l’exécutif. Pour retrouver le parallèle avec l’entreprise, où l’actionnaire va de l’avant et l’obligataire pousse à la prudence, et au prix de quelque liberté avec les principes constitutionnels, ce serait, pour la conduite du pays, rapprocher le Parlement de la manette du frein, laissant à l’exécutif la responsabilité de l’accélérateur.

 

 

 

[1] Hume, David, 1752, « On Public Credit ».

[2] Le propre d’un schéma de Ponzi, outre la capitalisation, c’est d’avoir un taux de rendement nul ou inférieur au cout des fonds.

[3] Voir à ce sujet l’excellent livre de Marc Ferracci et Etienne Wasmer (« État moderne, État efficace », Odile Jacob, 2012), et une revue du livre dans Vox-Fi.

[4] Cela suppose un environnement institutionnel et juridique stable et renforcé, et donc une maturité de ces techniques, ce dont elles n’ont pas fait vraiment la preuve lors de la crise financière de 2008. Au contraire même : la titrisation d’alors a été l’une des causes de l’ampleur prise par cette crise.

[5] Cette généralisation du modèle de valorisation des actifs financiers (que présentent les manuels de finance sous le nom de CAPM) est due à plusieurs auteurs dans les années 70, dont surtout Robert Lucas (1978).

[6] C’est ce que font les États-Unis pour les caisses de retraite, ou comme l’a essayé le gouvernement Jospin à la fin des années 90.

[7] Mais qui, par le jeu de la baisse des taux, enrichit le détenteur des titres de dette du passé.

[8] Les emprunts participatifs sont de tels emprunts, ou encore, pour les banques, les emprunts convertibles contingents, où une chute des fonds propres entraine automatiquement la conversion de la dette en fonds propres. Les emprunts participatifs sont de création récente en droit français, les régulateurs craignant que la clause de participation soit « potestative », c’est-à-dire à la main de l’emprunteur. Si l’État contrôle la valeur de sa dette en pouvoir d’achat, l’emprunt devient potestatif.

[9] Avec les produits en euros, qui forment environ 80% du marché, les assureurs français remplissent une fonction première : protéger les épargnants contre les hauts et les bas dans les rendements financiers. En période de rendements élevés, les assureurs accumulent des réserves, qu’ils redistribuent – on le voit aujourd’hui – en période de rendements bas. Ils organisent ainsi une forme de solidarité entre générations.

[10] Le régulateur européen qu’on accuse pour l’occasion, avec la réforme dite Solvabilité 2, n’est pas trop en cause ici : puisqu’il y a un risque de liquidité sachant le faible horizon des 8 ans, il est normal que le cout en fonds propres de l’engagement de l’assureur soit élevé. Le cercle vicieux est bouclé.

[11] Cette rétention explique que le taux de rendement-dividende soit en général inférieur au taux de rendement de la dette, et que le rendement de l’action provienne surtout de la hausse du cours.

[12] Il faut donc un bon équilibre en matière de distribution. Il n’y a pas d’arguments solides pour favoriser la non-distribution du résultat, par exemple via une fiscalité des bénéfices plus favorable si le profit n’est pas distribué comme dividende.

[13] On renvoie à Aghion-Holden pour un bon résumé de cette interprétation contractuelle du financement de l’entreprise. Voir Aghion, Philippe and Richard Holden, 2011, « Incomplete contracts and the theory of the firm: what have we learned over the past 25 years? », Journal of Economic Perspectives, vol 25, n°2, Spring, 181-197.

[14] Il est difficile d’introduire dans le contrat d’une obligation cotée sur le marché des « convenants », à savoir des clauses impliquant certaines conduites de l’entreprise (dont le remboursement prématuré) si certains critères financiers ne sont pas remplis.

[15] Ce n’est pas le cas pour les emprunts obligataires. Mais très souvent, l’assemblée générale délègue au conseil d’administration son droit d’autorisation, pour un volant donné d’émission. À noter que le droit britannique prévoit que les acquisitions importantes financées par dette doivent, pour les sociétés cotées, recevoir l’agrément des actionnaires réunis en assemblée générale. Ce n’est pas le cas en France.

[16] L’impôt, un peu comme la levée de fonds auprès de l’actionnaire, introduit un lien personnel entre le contribuable / citoyen et l’État, avec un droit de contrôle qui est le vote. Par contraste, le souscripteur d’un emprunt d’État peut être n’importe qui, citoyen ou pas, français ou étranger. Ce lien entre citoyen qui vote et l’impôt reçoit un poids idéologique très fort au Royaume-Uni avec le principe du « pas d’impôt sans représentation ». Le lien est plus tenu dans la tradition régalienne française.

[17] Voir Jean-Laurent Rosenthal, « The Political Economy of Absolutism Reconsidered », in Robert H. Gates et alii, 1998, « Analytic Narratives », ouvrage collectif, Princeton University Press, pp. 64-109.

[18] Il est probable que le statut d’indépendance serait plus fortement remis en cause si jamais la banque centrale devait gérer d’autres instruments de politique monétaire, comme par exemple adopter des taux différenciés pour les différentes catégories de crédit. Elle retrouverait la complexité de la décision budgétaire, qui intervient sur une myriade d’instruments et de cibles.

[19] On reconnaît ici la règle que le Congrès des États-Unis impose au Trésor américain : un maximum d’endettement, qui a donné lieu à une joute fameuse entre le Congrès et le président Obama en 2012.