Dialogue avec Arnaud Marion, l’homme qui fait de toute crise, une opportunité
Nous vivons une crise sanitaire d’une ampleur inédite, non tant en termes de gravité qu’en termes planétaires. Cet événement a surpris tous les dirigeants politiques et économiques et ils ont dû inventer au fil de l’eau des solutions pour faire face. Pourtant, de la même façon qu’à l’a veille d’une Coupe du monde, il y a dans notre pays 60 millions de sélectionneurs de l’équipe de France, il y a désormais 60 millions de spécialistes de la gestion des crises qui savent ce qu’il aurait fallu faire pour éviter ou contrôler la crise sanitaire. C’est pourquoi Finance&Gestion a voulu interroger un véritable expert de terrain, gestionnaire des crises en entreprises.
Qualifié par la presse de « sorcier du redressement industriel », de « redresseur d’entreprise en série » ou de « star du retournement des entreprises », Arnaud Marion a souvent fait la une des médias pour le sauvetage d’entreprises qui semblaient s’enfoncer dans des difficultés insurmontables. Egalement fondateur d’un institut de formation (l’IHEGC), Arnaud Marion vient de publier chez les éditions Eyrolles : Partout où je passe, les mêmes erreurs : Les conseils d’un serial redresseur d’entreprises pour réussir sa gestion de crise et se transformer : une sorte de « discours de la méthode » pour colmater les brèches qui font eau de toute part dans les crises (communication, social, trésorerie, production…) et sortir du déni qui fait espérer qu’en niant le réel, il finira par s’arranger.
Propos recueillis par Hervé Boullanger, Conseiller maître, Deuxième Chambre, Cour des Comptes, membre du comité éditorial.
Parlez-nous un peu de vous ? Quelles étapes marquantes de votre parcours vous ont amené à endosser la cape du sauveur ?
Fils d’un Général de gendarmerie, j’ai vécu dans des casernes jusqu’à l’âge de 19 ans, et pendant une partie de ma jeunesse mes voisins d’immeuble étaient les officiers du GIGN qui s’entraînaient sous mes fenêtres ! J’ai très vite compris que quand on était otage on ne pouvait pas être le négociateur, et j’en ai fait une de mes maximes professionnelles.
Le début de ma vie professionnelle chez Arthur Andersen à l’âge de 21 ans s’est fait après le krach d’octobre 1987 en passant d’une salle de marchés à une autre pour identifier et appréhender ces risques d’un type nouveau. Je n’ai pas fait de saison d’audit classique mais j’allais de mission spéciale en spéciale.
Puis j’ai créé un cabinet de conseil plutôt spécialisé dans le bas de bilan, et les conséquences de la guerre du Golfe m’ont fait passer du bas … au haut de bilan assez naturellement et c’est là que je me suis confronté à mes premiers dépôts de bilan sur le tas.
Ensuite, après avoir été directeur financier d’une banque du groupe Rothschild pendant deux ans, je me suis occupé des affaires spéciales chez Edmond de Rothschild que j’ai eu la chance de rencontrer et qui m’avait donné comme seule consigne que son nom ne devait jamais être dans la presse …
Enfin, en 2001, j’ai décidé de fonder ma propre enseigne de gestion de crises pour aider les entrepreneurs dans ces situations spéciales, complexes, qui demandaient une vision à la fois juridique, financière et stratégique. Je crée mon premier cabinet en 2001 à Paris, puis un second cabinet en 2004 à Londres pour travailler avec les actionnaires ou créanciers de bon nombre des grands dossiers de place.
Quelle est le dossier le plus difficile que vous avez eu à traiter (Velib’, Doux, Pianos Pleyel…) ? Et votre meilleur souvenir ?
Le plus difficile me semble toujours être le prochain !
Doux était un dossier éminemment complexe par la taille du périmètre du redressement judiciaire, par son empreinte médiatique et sa symbolique territoriale, deux semaines après l’élection du Président Hollande. C’était un précédent qu’une entreprise de cette taille tombe en redressement judiciaire. Le dossier était devenu politique malgré lui.
Quant à Velib’, c’était un accident industriel grandeur nature, sans la dimension judiciaire ni financière, mais avec surtout une communauté d’utilisateurs CSP+ très déçus et donc très virulents avec une prise de parole sur Twitter à chaque minute ! Avec de surcroît, un contexte pré-électoral avec les pros et les anti-Hidalgo, ces derniers voulant assimiler l’échec de Velib’ à son bilan …
Je pense que Velib’ a été le plus difficile compte tenu du contexte, du déchaînement médiatique, de l’échelle (un déploiement sur 400 km2), de la technicité (vélos communicants, vélos électriques), et de l’impossibilité d’obtenir un arrêt temporaire du système pour travailler sereinement. Il fallait à la fois résoudre les problèmes, déployer le système, mais surtout exploiter en 24/7 ce système. Cela ne pouvait que créer des mécontents. Le tout dans un contexte d’une demande croissante pour la mobilité douce, et de l’arrivée de concurrents chinois qui ont inondé la ville de vélos. Inondation qui fut très éphémère, le rétablissement du service Velib’ en deux mois leur ayant été fatal.
Mon meilleur souvenir, c’est toujours quand je réussis, je ne parle pas pour moi bien sûr, mais pour les autres, et quands j’aperçois des esquisses de sourires qui remplacent des visages crispés par l’angoisse… Quand on a eu l’homologation du plan de continuation de Doux, j’ai trouvé sur ma table une feuille A4 imprimée me remerciant pour les nuits passées à sauver l’entreprise. Je n’en ai connu l’auteur anonyme que le jour de mon départ. Quand j’ai quitté Doux, mon délégué CGT m’a offert une chemise blanche « non déchirée celle-ci » a-t-il cru bon de préciser en référence aux évènements chez Air France.
Au XVIIème siècle, les pirates élisaient toujours comme capitaine celui qui gardait son sang-froid pendant les tempêtes. Est-ce toujours la principale qualité d’un spécialiste des crises ?
Rires … Oui, je suis là pour prendre le relais, trouver la solution, déstresser, déculpabiliser, et prendre des décisions … prendre les coups aussi ! En temps de crises, on doit être dans un mode décisionnel, on doit informer, être transparent, expliquer pour que les toutes les parties prenantes comprennent, on doit prendre du recul, on doit savoir prendre le temps d’être à l’écoute. Pour gagner du temps, il faut savoir passer du temps à expliquer et à comprendre, surtout avec les salariés.
Il est impossible de résoudre une crise si l’on ne comprend d’où elle est partie. C’est là qu’il faut savoir aborder cliniquement les problèmes plutôt que de vouloir les analyser émotionnellement.
Culpabilité et responsabilité sont des notions très présentes dans l’esprit des dirigeants confrontés à une crise. D’où le déni. Il faut savoir analyser sans vouloir juger et reconstituer les signaux faibles avant-coureurs car il faut comprendre.
Savoir trancher et aller vite sont deux qualités essentielles dans ce métier : trancher c’est prendre une décision surtout quand elle est difficile. Et savoir gérer le temps, en gagner, en acheter parfois, ne jamais en perdre, et saisir le momentum : la règle c’est de toujours aller plus vite que la vitesse de détérioration du modèle économique.
Selon vous qu’est-ce qui est le plus enthousiasmant, sauver ou créer une entreprise ? Et pourquoi ?
J’admire les créateurs, ceux qui ont des idées et en font des entreprises, des produits et développent des parts de marché.
En ce qui me concerne j’ai toujours aimé sauver, comme un pompier ou un urgentiste, car quand on sauve, on maintient en vie, on sauve des vies. Sauver c’est aussi considérer qu’il n’y a pas de citadelle imprenable, que la fatalité n’est pas la seule issue, que seules les batailles qu’on ne livre pas sont perdues d’avance. Et se battre pour un patrimoine qu’est une entreprise, pour un savoir-faire, pour un territoire, pour des salariés, c’est un combat difficile, mais c’est un combat qui en vaut la peine.
Derrière une entreprise il y a des salariés, derrière chaque salarié il y a une famille. Le côté humain est celui qui me touche le plus, car quand on arrive dans un contexte de crise, il y a toujours une détresse humaine derrière les problèmes d’une entreprise.
Chaque combat est différent, mais je suis là pour faire comprendre que c’est toujours « avec » et jamais « contre », pour faire converger, pour faire en sorte que l’on regarde dans la même direction.
En politique, on ne croit plus en l’homme providentiel, pourquoi en entreprise devrait-on croire au sauveur providentiel ?
En politique les hommes providentiels ne sont jamais aux commandes ! Et c’est un statut généralement très éphémère.
Les dirigeants sont rarement prêts à affronter les difficultés car ils aiment naturellement la croissance, le développement, les profits. Une crise, c’est un évènement inattendu, soudain, qui ne prévient pas, et qui s’invite au milieu d’une entreprise tout en la projetant dans un débat public local, régional voire national ou international. Quand la crise frappe, elle n’appartient déjà plus à l’entreprise qui en est dépossédée. Tout va très vite. La vitesse de réaction est cruciale. Par ailleurs, une crise, c’est très technique, surtout quand il y a des difficultés financières, sociales, juridiques et judiciaires.
On trouve normal que pour un accident de la route, ce soit le SAMU qui intervienne et pas le médecin de ville, ou que pour une opération militaire ce soient les forces spéciales. C’est la même chose pour les entreprises : il faut savoir gérer ces situations, les analyser, et agir vite.
Une crise est souvent paralysante pour un dirigeant ou un actionnaire. On risque de tout perdre, on est accusé, stigmatisé, on se sent coupable, responsable, et surtout on est très seul. Or si on n’agit pas très vite, le pronostic vital de l’entreprise peut être engagé. Un professionnel de la crise a cette expertise, a déjà vécu et résolu une telle situation, donc il sait ce qu’il faut faire, et aussi ce qu’il ne faut pas faire.
Dans les années 80, le sauveur d’entreprises emblématique était Bernard Tapie. Aujourd’hui, c’est vous. Que vous inspire cette évolution ?
Je ne suis pas le seul ! Bernard Tapie était charismatique, avec une gouaille bien à lui ; il apportait ambition, panache et une vision stratégique associée à du culot et un sens certain de la communication et de la mise en scène. Adidas était une intuition incroyable, avant-gardiste même quand on voit le développement de cette marque ou de Nike par la suite.
Moi je me suis beaucoup consacré à « sauver pour les autres », et « avec les autres ». Je suis un entrepreneur avant tout, et j’ai toujours voulu associer une vision entrepreneuriale, une vision stratégique, un ADN responsable, social et humain pour résoudre les situations complexes, et le faire pour des entrepreneurs, pour des familles avec toutes les parties prenantes d’un territoire. Je suis très attaché à cette vision des territoires qui est primordiale.
Les repreneurs d’entreprise faisaient peur autrefois, plus proches du « nettoyeur » du film Léon de Luc Besson. Puis finalement beaucoup ont compris qu’un repreneur, ou bien un gestionnaire de crises représente l’espoir de sauver une activité et des emplois.
Dans les grandes crises, les salariés en veulent de façon naturelle (je n’ai pas dit légitime) à leurs dirigeants et actionnaires, surtout quand le dialogue social n’était pas très développé ni transparent. Alors un changement de management, c’est un espoir pour être entendu et pour sauver une situation, sous-entendu leur emploi.
Mais ne rêvons pas, un repreneur ou un dirigeant de crise n’est emblématique que pour autant qu’il réussisse … et on ne lui fait jamais confiance a priori…
Schumpeter parlait de destruction créatrice, êtes-vous Schumpétérien ? La crise est-elle une chance à saisir ?
J’aime bien l’angle de vue de cette question. En chinois, le mot crise est composé des deux idéogrammes « WEI JI » qui veulent dire : danger et opportunité. La crise est avant tout une opportunité pour que toutes les parties prenantes puissent regarder dans le même sens afin de trouver une issue.
Quand je gère une crise, je ne suis pas tourné vers le passé pour trouver un coupable, mais davantage tourné vers l’avenir pour bâtir une solution (car on ne la trouve jamais !). Keynes disait que la difficulté ce n’est pas de comprendre les idées nouvelles, mais bien d’échapper aux idées anciennes.
Une crise, c’est une opportunité de faire autrement, et donc de rebondir, grâce à un électrochoc. Dans mon livre, je relie la crise et la notion de transformation : une crise c’est une transformation que l’on n’a pas voulu voir. Donc les crises naissent quand les entreprises ne se transforment pas.
Et se transformer ce n’est pas s’adapter : quand on s’adapte à quelque chose ou à quelqu’un, c’est déjà trop tard. Ce n’est pas non plus se diversifier, car la diversification est une tentative de ne pas toucher au core business : on transforme autour mais pas le cœur de métier. C’est important de s’attaquer au cœur du business model et de lui donner une modernité en se posant les questions sur ce qu’est l’entreprise, ce qu’elle fait et pourquoi elle le fait. C’est une approche de Design Thinking en fait : apprendre à se poser les bonnes questions plutôt que de vouloir apporter les (mauvaises) réponses.
Faites-vous confiance à l’État et son arsenal d’aides pour nous sortir de cette crise sanitaire et économique ?
Je fais avant tout confiance aux entrepreneurs et aux dirigeants d’entreprise pour trouver par eux-mêmes des voies de sortie, de transformation, d’innovation et de croissance ! Cela ne peut pas être le rôle de l’État selon moi.
La difficulté c’est certainement de se projeter dans un monde qui ne se prévoit plus. Je parle d’un monde VUCA, en référence à l’Académie militaire de WestPoint aux USA : Vulnerability, Uncertainty, Complexity, Ambiguous. Cela s’applique étrangement à notre monde actuel.
L’État a été présent dans des délais très courts, il a paré au plus pressé avec des mesures fortes immédiatement. Le PGE a permis à 600.000 entreprises d’être aidées financièrement à hauteur de 120 milliards d’euros, le chômage partiel a apporté une solution immédiate à près de 10 millions de personnes au cœur de la crise.
Ce qui compte c’est d’avoir su passer la vague. Mais l’État, dans un pays libéral ne peut pas tout. Là où moi je l’attends, c’est avant tout dans l’arrêt progressif des mesures conjoncturelles au profit de soutiens structurels ciblés pour financer davantage des transitions et des transformations durables de modèles économiques.
Nous avons une occasion unique de pouvoir lier financement, soutien à l’économie et cohérence avec les grands enjeux contemporains que sont le climat, la biodiversité, l’éthique et le partage de la valeur. L’enjeu de demain, ce n’est pas de financer le monde d’hier.
Auriez-vous des conseils à prodiguer à nos lecteurs, directeurs financiers et contrôleurs de gestion qui sont amenés à accompagner leurs dirigeants pour prévenir et parfois faire face aux crises ?
J’ai débuté en audit chez Arthur Andersen (chez Guy Barbier & Associés), et j’ai également été directeur financier, donc je connais bien ces métiers. Aucun dirigeant ne peut réussir sans un bon directeur financier à ses côtés, car celui-ci est à la fois un tiers de confiance, le garant d’une information sincère, indépendante et critique, et il est un contre-pouvoir très utile.
Je suis d’ailleurs très attaché à l’indépendance des DAF vis-à-vis de leurs dirigeants, car ils sont les seuls à pouvoir alerter, à pouvoir détecter les signaux faibles, à pouvoir analyser, avec l’aide des contrôleurs de gestion.
Les erreurs auxquelles je fais allusion dans le titre de mon livre sont toujours les mêmes : on ment aux autres sur la situation car on commence par se mentir à soi-même, et finalement on ne fait pas une analyse objective de la situation. On tombe alors dans une narration de la situation que j’appelle « révisionniste », car on ne veut pas voir la réalité en face : on va mettre toutes les ruptures sur le dos d’un évènement conjoncturel alors que celui-ci n’est qu’un accélérateur d’une détérioration structurelle.
Il est donc important que le DAF garde ce rôle de tour de contrôle. Il doit objectiver les choses avec des chiffres et des analyses. Il doit scénariser, sensibiliser les hypothèses pour ne jamais se laisser surprendre. Le management est trop souvent émotionnel, à la recherche d’excuses, trop certain que le conjoncturel est la cause de tout.
Mais pour qu’il réussisse, il doit être écouté par le dirigeant et le board et respecté par le management.
Cet article a été publié dans le numéro 384 de Finance&Gestion. Il est repris par Vox-Fi avec due autorisation.