La saison des négociations salariales s’ouvre dans les entreprises. Et revient le classique de tous les DRH : faut-il des AG (augmentations générales dans le jargon, par lesquelles les salaires de tous progressent d’un pourcentage commun) ou des AI (augmentations individuelles) ?

Les rôles sont ancrés depuis longtemps dans la culture sociale du pays : les représentants du personnel, suivant une constante demande syndicale, demandent des AG ; le management, lui, préfère des AI. Une sorte de point médian est le plus souvent atteint, mais la tendance est clairement, depuis deux décennies, à un accroissement de l’individualisation (et concomitamment de la progression du système des salaires variables et bonus).

Du côté syndical, il y a la motivation ancienne de ne pas laisser la main au management ou au « patron » dans la fixation individuelle du salaire, afin de ne pas diviser la force de travail et lui donner plus de poids dans la négociation. Il y a le souci, par équité, de limiter les effets d’aubaine, par exemple du salarié placé à un poste à forte productivité plutôt qu’à basse productivité et substituable.

Du côté patronal, il y a, outre l’enjeu de pouvoir que stigmatisent les syndicats, la volonté d’une gestion plus individualisée de la main-d’œuvre, permettant de récompenser ceux que le management juge les meilleurs et d’éviter l’aléa moral dans l’attitude au travail (dit vulgairement, les tire-aux-flancs). L’exercice d’augmentation est souvent couplé d’« entretiens individuels » permettant un meilleur dialogue avec le salarié. Il y a aussi un souci d’équité, mais dans un sens différent : les ajustements de salaire permettent de ne pas figer des effets d’aubaine ou de déveine dans la structure de rémunération, permettant par exemple de corriger sur la durée le salaire de ceux des salariés rentrés dans l’entreprise à un salaire trop bas ou trop haut.

Les deux logiques ont leur justification. Un système reposant exclusivement sur l’AG fige la structure des salaires et donne donc un poids excessif à l’instrument de la promotion pour récompenser la performance. Il crée à terme des problèmes d’employabilité pour les salariés âgés quand ils ont bénéficié durant leur vie professionnelle d’augmentations collectives : en fin de carrière, les voici parfois à des niveaux de salaire très décalés par rapport à leur productivité, notamment en comparaison de leurs collègues plus jeunes, avec le risque de mise à l’écart, d’absence de mobilité, voire à un certain point de perte d’emploi si le simple remplacement par un jeune apporte à la fois des coûts moindres et une productivité meilleure. Il comporte une forme d’iniquité si les AG sont définis au niveau de la seule entreprise : on récompense les salariés des entreprises performantes, au détriment des salariés, tout aussi méritants et performants, d’entreprises moins favorablement placées dans la concurrence (ce pourquoi d’ailleurs, les syndicats préfèrent des AG décidées au niveau de la branche d’activité ou même nationalement, comme on le voit avec le soutien qu’ils apportent à la législation du Smic en France ou aux minimums fixés par conventions de branche).

Mais les managements négligent trop souvent les défauts d’une approche exclusivement individualisée. Cela revient à nier l’élément collectif dans la motivation au travail, de même que la pression du groupe pour éviter les comportements déviants d’éventuels tire-aux-flancs. Jusqu’à récemment, le Japon présentait le cas d’un pacte social entre les générations de salariés et l’entreprise par lequel on payait essentiellement à l’ancienneté (c’est-à-dire par AG), avec le contrat implicite que les jeunes, s’ils étaient désavantagés aujourd’hui sur le seul critère de leur productivité immédiate, seraient seniors demain et donc à leur tour favorisés. La motivation salariale peut y être plus grande. On retrouve la discussion déjà conduite dans ce Blog sur le niveau réel d’incitation qu’apportent les rémunérations variables et sur l’immense difficulté de distinguer l’apport du groupe et l’apport de l’individu dans l’appréciation de la performance (voir « Faut-il même des bonus ? Incitations, comportement au travail et éthique. », du 2 novembre 2009). Preuve de la gêne qu’introduit un excès d’individualisation, les AI sont souvent peu discriminantes : la DRH fixe à tous les managers un budget de disons 1,5 % pour chacune de leurs directions, libres à eux de le distribuer en dessous selon leur appréciation. À l’arrivée, surprise ! la distribution est étonnamment égalitaire, par exemple de 1,2 à 1,8 % entre les moins et les mieux augmentés, comme si le manager, pourtant acquis à la culture de la performance, répugnait à introduire des distorsions dans ses propres équipes. Les stratégies de contournement sont malaisées : la DRH rétorque en imposant que les AI ne concernent qu’une partie du personnel pour forcer la discrimination, mais concède dans le même temps un certain niveau d’AG pour limiter les protestations. En fin de compte, le résultat n’est pas forcément très éloigné de la configuration spontanée entre 1,2 et 1,8 %.

Qu’en conclure pratiquement ? Il est probable qu’en période de fortes mutations industrielles, qu’elles viennent de l’innovation technique ou de la mondialisation, le modèle AI est plus performant. Son coût en termes de perte d’esprit collectif est effacé par le gain de flexibilité qu’il donne aux entreprises dans un contexte extrêmement mouvant. Par contre, les périodes plus stables de croissance régulière, comme celle que nous avons connue en Europe dans le rattrapage d’après-guerre, sont propices à une marche plus uniforme des salaires.

Nous vivons sans nul doute une époque de forte mutation. S’ajoute pour la France, comme pour d’autres pays connaissant un vieillissement de leur population active, la question des travailleurs seniors. Le recul de l’âge de départ en retraite largement programmé pour les années à venir milite fortement pour renforcer, au moins pendant la transition démographique, le modèle d’AI. Cela pour le motif d’employabilité évoqué plus haut. Les grandes entreprises japonaises acceptaient le salaire à l’ancienneté et l’emploi à vie ; mais le système s’accommodait de départs en retraite très tôt dans la vie des salariés ce qui permettait de ne pas poser la question de la rémunération des seniors.

Il est difficile en même temps de se cacher que cette individualisation, poursuivie année après année au nom du principe d’efficacité, a contribué à étirer à l’extrême l’échelle des salaires. L’écart de rémunération, non seulement entre les dirigeants et le salarié du rang, mais d’un échelon à l’autre de la progression hiérarchique, a rarement été aussi grand dans l’histoire du capitalisme. C’est patent dans les secteurs d’activité, tel que le secteur financier, où sévit la culture de la rémunération individuelle. Le DRH vise l’intérêt de son entreprise, mais s’interroge alors, en tant que citoyen, sur les dommages de telles distorsions dans une société démocratique et ouverte. Difficile métier !