Dix ans après Lehman, qu’avons-nous appris ?
Vox-Fi a publié le 8 octobre un article de Jérôme Cazes et Alain Minczeles dont le titre répondait de façon quelque peu polémique à un article de Eric Chaney paru dans le Blog de l’Institut Montaigne. Il est utile pour le lecteur de disposer de l’article d’origine. Le voici.
La rédaction de Vox-Fi
Le 15 septembre 2008, Lehman Brothers se déclarait en faillite, après que le Trésor américain eut refusé de renflouer la banque d’investissement. La panique qui saisit alors les marchés financiers assécha rapidement le crédit aux entreprises et aux ménages, aux Etats-Unis, puis en Europe, et tarit le financement des échanges internationaux. Six mois plus tard, le commerce mondial avait chuté de près de 20 %. Il fallut deux ans pour qu’il retrouve son niveau du début 2008, et, même aujourd’hui, il n’a pas retrouvé sa dynamique d’avant crise. Si la « Grande Crise Financière », comme on l’appelle dorénavant, n’a pas tourné à la dépression des années 30, c’est bien parce qu’on avait appris de cette dernière. Peut-on en dire autant aujourd’hui ? Qu’avons-nous appris de la crise de 2008, de façon à prévenir ou au moins contenir la suivante ?
Je distinguerai trois dimensions : le fonctionnement des marchés financiers et le rôle de la panique ; les facteurs macroéconomiques fondamentaux et le rôle du crédit ; et enfin la régulation financière et le rôle des incitations à la prise de risque. L’attention du public et des politiques va presque exclusivement à cette dernière, ce qui est compréhensible, car il faut toujours trouver des coupables, mais cela risque de cacher des éléments autrement plus importants.
Le rôle de la panique et de la liquidité
Ben Bernanke était alors président de la Réserve Fédérale américaine. Une chance car, professeur à Princeton, il avait consacré vingt ans de sa vie à décortiquer les mécanismes qui conduisirent du krach boursier de 1929 à la « Grande Dépression ». De ses travaux, il avait conclu que, de Milton Friedman et John Maynard Keynes, c’était le premier qui avait raison sur les causes de la dépression. C’est la contraction de la masse monétaire après le krach qui avait causé la récession, devenue rapidement dépression, et non pas une politique d’austérité mal venue, comme on dirait aujourd’hui. La leçon fut retenue : la Fed fit en sorte que la masse monétaire ne ralentit pas après le krach de Lehman, créant elle-même la monnaie que le système bancaire et financier ne créait plus, ravagé qu’il était par les doutes sur la qualité de ses actifs. Et c’est là le point crucial, auquel Ben Bernanke vient de consacrer un article. De son point de vue, soutenu par une analyse économique et statistique rigoureuse, « la sévérité surprenante de la Grande Récession fut due avant tout à la panique dans les marchés de financement et de titrisation, qui enraya l’offre de crédit« .
La panique peut être vue comme un renversement brutal de l’attitude vis-à-vis du risque, passant de l’appétit à l’aversion. Dans l’état de panique, les intermédiaires financiers doutent de la qualité de tous les actifs privés, même des meilleurs, et, comme il n’y a pas d’accès au crédit sans dépôt de collatéral, la dépréciation de ce dernier assèche le crédit. Rien de nouveau sous le soleil, pourrait-on dire, mais lorsque les actifs cotés sur marchés financiers « de gros », ceux qui financent les institutions financières elles-mêmes, représentent une masse de 11 600 milliards de dollars (encours fin 2008), la panique est ravageuse. Elle l’est d’autant plus qu’elle s’étend rapidement à l’économie réelle, pas seulement par le canal du crédit, mais aussi par la préférence pour la liquidité. Si le commerce mondial s’est effondré après Lehman, c’est que les industriels, doutant de la qualité des actifs de leurs banques et voyant les marchés se fermer, ont délibérément accumulé des liquidités en liquidant leurs stocks plutôt que de courir le risque de faire faillite faute de financement. La première victime fut le commerce international, d’ordinaire largement porté par les mouvements de stocks.
Le rôle du crédit et de la mondialisation
Si la panique a amplifié la crise, une fois la confiance dans le système financier entamée, elle n’est évidemment pas à l’origine des déséquilibres qui ont miné cette confiance. Parmi les nombreuses études consacrées aux « fondamentaux », celles de Moritz Schularick et Alan Taylor me paraissent apporter l’élément décisif. Ces deux auteurs ont compilé les données de crédit des 12 principaux pays industrialisés depuis 1870. Ils ont ainsi montré que le total des actifs bancaires (dont les prêts, mais aussi les obligations, etc.) rapporté au PIB, a connu deux périodes d’expansion forcenée, l’une de 1920 à 1929, l’autre de 1998 à 2008. Que les bulles de crédit, presque toujours associées à des bulles immobilières, finissent par éclater, entrainant des faillites bancaires, n’a rien de nouveau. Ce qui l’est plus est le développement explosif des produits financiers utilisant la titrisation pour faciliter le financement des marchés immobiliers, résidentiels et commerciaux. Mais à nouveau, si ces produits financiers (ABS, pour asset backed securities) ont pu amplifier la bulle de crédit, ils n’ont pu la causer. Pour remonter d’un cran dans l’échelle des causes, il faut bien s’interroger sur le rôle des grandes banques centrales, à commencer par la Fed, dans la période 1998-2008. Beaucoup d’économistes ont critiqué Alan Greenspan et son successeur pour avoir pratiqué une politique monétaire trop laxiste et avoir ainsi fourni le carburant monétaire des bulles immobilières. Les grandes peurs de 1998 (la crise des émergents), puis des conséquences de l’éclatement de la bulle internet en 2000 ont très probablement incité les banques centrales à ne pas trop relever leurs taux d’intérêt alors même que l’économie mondiale était en forte expansion. Mais pour leur défense, c’est avant tout l’inertie des taux d’intérêt à long terme qui alimenta les bulles de crédit. Or, on l’a compris depuis, ce sont les achats massifs de bons du Trésor américain par la Chine et les pays du Golfe durant la première décennie de ce siècle qui ont maintenu les taux d’intérêt à long terme très bas et les ont partiellement déconnecté des politiques monétaires. Ainsi, la mondialisation, c’est-à-dire essentiellement l’entrée de la Chine dans le jeu du commerce mondial, a joué un rôle central dans la formation de la bulle de crédit dont l’éclatement causa la crise.
Le rôle de la régulation financière et des incitations
Très vite, les politiques ont désigné la finance comme responsable de la crise. En Europe, on a considéré que la crise était un produit 100 % américain, ignorant que les bulles immobilières étaient apparues dans le monde entier, et plus encore en Europe (Espagne, Irlande, Suède…) qu’aux États-Unis. De ce fait, une attention inédite fut consacrée aux comportements des agents financiers et des intermédiaires financiers en général, dans le but de comprendre ce qu’il s’était passé. Ben Bernanke lui-même, peut-être pour affranchir la Fed de ses responsabilités dans la bulle de crédit, a toujours soutenu que la crise était avant tout un problème de mauvaise régulation financière. Allant dans son sens, de nombreux travaux universitaires ont mis en valeur le rôle nocif de la déconnection entre le prêteur et l’emprunteur permise par la titrisation. Dans un contexte de prix immobiliers en hausse, les prêts immobiliers à des ménages sans ressources (les fameux prêts subprime) ont eu le succès que l’on sait car il était assez facile de revendre ces créances sur le marché, surtout pour doper le rendement de produits obligataires synthétiques (CDO, pour collateralised credit obligation). Se sentant immunisé contre le risque de défaut des emprunteurs, les prêteurs s’en donnèrent à cœur joie, alimentant la double bulle immobilière et de crédit. On a aussi souligné la forte asymétrie des rémunérations vis-à-vis du risque : bonus élevés quand tout va bien, réduits à zéro mais pas négatifs quand tout va mal. D’autres travaux enfin ont montré que la très forte intégration financière permise par les technologies modernes a fait de certains intermédiaires financiers des acteurs systémiques, ce que le seul examen de leur bilan ne montre pas nécessairement.
Au bout du compte, c’est sur la régulation financière que les politiques ont agi, pour responsabiliser les prêteurs, réduire les bonus, et obliger les acteurs systémiques à détenir plus de capital. Les 2 300 pages de la loi Dodd-Frank, les exigences en capital renforcées de Bâle 3, la création par le G20 du Financial Stability Board (FSB), et l’imposition par ce dernier de ratios de capital encore plus élevés pour 30 banques internationales jugées systémiques, en attendant des mesures similaires pour une liste d’assureurs, visent toutes à réduire la prise de risque et à augmenter la capacité d’absorption des banques en cas de choc de confiance, de façon à éviter autant que possible le recours à des fonds publics. Ce mouvement puissant du pendule de la re-régulation financière a certainement contribué à rendre le système financier plus résilient en cas de choc ; il a probablement aussi bridé la reprise économique en stérilisant du capital – qui aurait pu s’investir dans des projets porteurs de croissance plus risqués – et en contraignant l’offre de crédit.
Mais on ne peut s’empêcher de penser que, se concentrant sur les risques passés, le pendule n’a guère touché les causes fondamentales de l’instabilité structurelle des marchés financiers, telle que l’avait décrite Hyman Minsky. Comme Charles Goodhart l’a souvent dit, même dotée des meilleures intentions, la régulation financière appelle l’innovation financière permettant de s’en affranchir.
Alors, qu’avons-nous appris ? D’abord à retenir les leçons du passé, comme d’utiliser le pouvoir de création monétaire illimité des banques centrales pour contrecarrer les paniques financières et permettre une croissance régulière de la masse monétaire. Si la Fed a suivi cette voie, on ne saurait en dire autant de la BCE entre 2010 et 2012. Ensuite, que tout ce qui déresponsabilise les acteurs économiques, financiers mais pas seulement, conduit à des situations dangereuses, qu’il s’agisse de pollution, de prise de risque, ou d’endettement public[1]. Enfin, que la désignation commode de boucs émissaires (les banques, les traders) ne saurait remplacer une analyse continue et fine des facteurs de risques financiers, ce que le FSB tente de faire. Les crises sont indissociables de la prise de risque, elle-même au cœur de l’innovation et donc de la prospérité. Mieux vaut le reconnaître, accepter leur occurrence et, avec Hyman Minsky, admettre que « faire les choses correctement n’est qu’une situation transitoire« .
[1] Ainsi, les règles de collatéral appliquées par la BCE lors des opérations de refinancement, avant la crise, traitaient identiquement la dette grecque et la dette finlandaise, poussant ainsi l’état grec à s’endetter toujours plus.
Cet article a été initialement publié sur le site institutmontaigne.org le 14 septembre 2018. Il est repris par Vox-Fi avec due autorisation.