Du bon usage de l’Ordre dans le désordre de la finance
Par Elise Pellerin, analyste éthique, Ethiea Gestion, et Marie Crépin, assistante gérant de portefeuille, Ethiea Gestion
Créé en mémoire de Robin Cosgrove, brillant banquier d’affaire décédé accidentellement, le prix Cosgrove vise à susciter la réflexion chez les jeunes actifs ou étudiants, et à promouvoir des projets concrets pour insuffler plus d’éthique dans la finance. Le résumé que nous vous proposons reprend les grandes lignes de l’article Du bon usage de l’Ordre dans le désordre de la finance, qui a remporté ex-aequo l’édition globale du prix Robin Cosgrove 2008-2009. Cet article a été publié dans le numéro 33 de la revue Finance & Common Good de l’Observatoire de la Finance.
Depuis plusieurs mois, alors que la crise fait rage, de nouvelles questions surgissent au sujet des pratiques financières. Faudrait-il « moraliser le capitalisme » ? Adopter une démarche « soutenable » ? Rendre des comptes en matière d’éthique ? Le premier constat qui s’impose est le brouillard qui enveloppe ces notions bien pensantes. Afin de le dissiper, notre premier geste est de distinguer l’éthique de la morale.
Là où la morale désigne un système normatif a priori, fondé sur une distinction entre ce qui est bien et ce qui est mal, l’éthique renvoie à la règle que l’on donne à son comportement (ethos) dans l’action. L’éthique, au contraire de la morale, ne vise donc pas à faire triompher le bien, et encore moins le bon sentiment, mais à ordonner l’action de façon à ce qu’elle soit efficace, par le biais d’une vertu entendue comme une force. En ce sens, l’éthique est performante, productive et apporte une valeur ajoutée.
Il ne saurait être donc question de « moraliser » la finance mais de définir une règle de comportement pour les métiers financiers, d’ordonner l’action de la finance, pour qu’elle soit la plus juste possible, et non d’en faire une « bonne action». Mais de quoi parlons-nous quand nous parlons de finance ? Nous définissons la finance comme une médiation, une organisation des échanges entre les personnes, dans le cadre de la construction d’un monde commun. Par définition donc à nos yeux, la finance a un caractère éthique fort, tant qu’elle reste un moyen.
Le problème mis en valeur est donc celui de la perversion des moyens et des fins, à cause duquel la finance devient une industrie de l’argent déconnectée d’un projet humain.
Cette perversion est issue d’une structure collective, qui conduit l’individu à un déficit de responsabilité et de pensée. Depuis des années, un mouvement d’industrialisation est à l’oeuvre dans la finance. Dans ce cadre, tout – conditions de travail, formation, recrutement et rémunération – favorise l’individualisme. La compétitivité du secteur et la gestion continue des flux d’actualité induisent un rapport au temps très violent, marqué par le court terme. La finance est devenue une industrie de l’immatériel dans laquelle l’intelligence est utilisée comme un outil de production, déconnectée de la fonction de pensée qui est le propre de l’humain. Or, l’horizon de la pensée est celui, indispensable, de la responsabilité. Pour réinscrire la finance dans l’horizon humain de la responsabilité, il faut affronter le problème d’un cadre institué qui détruit la pensée.
La question que nous posons dans un premier temps est donc la suivante : comment mettre en place une structure collective qui permettre l’exercice individuel de la responsabilité ? Et, parce que les évènements des derniers mois manifestent trop la dépendance de la collectivité entière envers la communauté financière, la deuxième strate de notre question sera la suivante : comment organiser le milieu financier de façon à ce qu’il s’inscrive dans la perspective de l’intérêt collectif, tout en gardant son indépendance et défende sa compétence ?
Nous proposons la création d’un Ordre des Professions Financières, qui serait conçu comme une sphère d’interface et de régulation entre l’intérêt particulier de la profession et l’intérêt de la collectivité, qui a besoin d’une finance médiatrice pour réaliser ses projets.
Concrètement, cet ordre serait divisé en autant de chambres qu’il y a de métiers dans la Finance. L’Ordre que nous proposons serait construit différemment des ordres déjà existants (pondération de la représentation des professionnels par des juristes, philosophes ou autres, pas de numerus clausus, pas même de diplôme type permettant l’accès à la profession).
Chaque chambre aurait pour mission de veiller à la qualité professionnelle de ses membres. La sélection des financiers se ferait sur la base d’un examen non professionnel destiné à évaluer l’adéquation du candidat avec le projet éthique de l’Ordre. Ensuite, la formation professionnelle se ferait en interne, en partenariat avec les universités, et serait sanctionnée par un examen.
L’Ordre aurait également pour mission d’assurer une veille déontologique sur les financiers. Pour ce faire, chaque chambre rédigerait un code de déontologie. L’Ordre se verrait reconnaître un pouvoir de sanction large (allant jusqu’à la possibilité d’exclusion d’un membre), renforcé par la création d’un fonds de garantie rendant tous les membres de l’Ordre solidaires en cas de défaillance de l’un d’eux. Ce fonds serait financé par une taxe ponctionnée sur chaque transaction. En plus de permettre le financement de l’Ordre, ce fonds pourrait être utilisé pour protéger les financiers des agissements dommageables de leurs confrères, ou encore servir à indemniser des clients lésés par les agissements condamnables d’un membre de l’Ordre.
La plupart des propositions que nous faisons n’ont rien de révolutionnaire : quelques unes ont déjà été proposées et adoptées (certaines branches de la finance se sont déjà regroupées en ordre professionnel ou envisagent de le faire, l’AMF a mis en place un examen pour sanctionner les connaissances techniques et déontologiques des financiers), d’autres enfin ont été éprouvées au cours de l’Histoire (i.e. le fonds de garantie mis en place par la Chambre Syndicale des agents de change). Quelques soient les appréhensions qui surgissent lorsque l’on parle de corporatisme, nous pensons qu’il est possible d’envisager une forme de « corporatisme positif » qui soit garante de la performance et de la compétitivité éthique du secteur financier… pour le plus grand bien de la collectivité et des financiers.