La saison des rachats d’actions redémarre à Wall Street. Les plus gros montants enregistrés à ce jour en 2011 sont ceux de deux sociétés pharmaceutiques, Pfizer et Gilead Sciences, pour 5 Md$ chacune. Ce retour de cash aux actionnaires correspond, surtout chez Pfizer, à l’arrêt d’une grande part des efforts de recherche conduits en propre. Pfizer ferme par exemple un de ses trois centres de recherche, celui basé en Grande-Bretagne, se séparant ainsi de 2 000 de ses chercheurs.

 

 

Que penser de cela ? Est-ce une fois de plus le symptôme d’un capitalisme court-termiste, où les entreprises sacrifient ce qu’elles ont de plus précieux pour leur création de valeur à long terme, à savoir dans le cas de Pfizer sa capacité à mettre sur le marché de nouvelles molécules ? De fait, le cours boursier a monté après l’annonce entre 5 et 7 %. Ou bien est-ce un mouvement plus rationnel, témoignant de changements profonds qui affecteraient l’industrie pharmaceutique ?

 

 

Cela vaut la peine de regarder avec attention la seconde hypothèse, qui justifierait de façon plus honorable la montée du cours boursier de Pfizer, une entreprise qui aurait intelligemment pris conscience de la nouvelle donne.

 

 

Le succès de l’industrie de la pharmacie depuis soixante ans s’est bâti sur la concentration de grosses capacités de recherche au sein d’entreprises privées, financées par les marchés et appuyées sur une législation très restrictive en matière de droits de propriété et de brevets, leur permettant ainsi de rentabiliser leurs importants budgets de recherche1. Ce modèle semble en crise depuis une dizaine d’années : il devient plus difficile aux labos de trouver des molécules réellement innovantes et les coûts de développement se sont envolés. Quelles explications derrière ces difficultés ?

  • Il se pourrait que les innovations les plus évidentes aient été trouvées, que « les fruits du bas de l’arbre aient été cueillis », comme le dit John Kay dans son excellente tribune du Financial Times du 9 février 2011, et qu’il devienne désormais difficile de déplacer la « frontière technologique » dans la plupart des domaines thérapeutiques.
  • Les labos auraient plus de mal à barder leur recherche derrière des brevets efficaces : les temps de protection, compte tenu des durées de développement croissantes, se réduisent. De plus, une pression nouvelle, d’ordre éthique, provient du grand public contre le système des brevets quand il coupe les pays ou les populations les plus pauvres d’un accès peu coûteux aux thérapies, ou quand il concentre la recherche sur les affections des populations riches plutôt que sur celles des pauvres, selon une campagne relayée aujourd’hui indirectement par les actions caritatives de la fondation Melinda et Bill Gates.
  • Il se pourrait enfin que le mode de recherche sous forme de grands labos de recherche privés connaisse en soi des rendements décroissants, un peu ce qu’on reproche à la recherche informatique, pour reprendre la boutade du patron de Twitter que je cite très librement : « Vous mettez 10 très bons informaticiens ensemble, c’est génial ; vous en mettez 100, ça commence à clocher ; vous en mettez 1 000, c’est la cata ! »

 

 

Une autre tendance est peut-être à l’œuvre, et ne serait d’ailleurs pas incompatible avec le jugement du patron de Twitter. Les ingénieurs performants ont davantage que naguère tendance à quitter leurs labos pour fonder leur propre société, entraînant avec eux de jeunes chercheurs et se localisant tout près des grandes universités où ils puisent à la fois dans les travaux de leurs équipes de recherche et dans le pool de talents qui en émergent. Leur recherche s’appuie bien davantage sur le financement public. On en voit l’exemple dans le domaine du traitement du sida avec la trithérapie sur base d’antirétroviraux, aujourd’hui le traitement dominant. Les brevets sont disséminés ou sont du domaine public et aucun des grands labos n’en détient. En cas de succès, l’entreprise se développe par ses moyens propres ou se fait racheter par un grand labo en mal de molécules, comme on le voit avec le rachat récent de Genzyme par Sanofi.

 

 

Une incidente est ici utile. Dans le cas de l’industrie pharmaceutique, un des effets de la législation sur les brevets est de permettre à l’entreprise de conserver la propriété intellectuelle du produit de la recherche, non seulement bien sûr vis-à-vis de ses concurrents, mais aussi vis-à-vis de ses salariés, qui restent des salariés, si brillants soient-ils et quel que soit le succès de la molécule découverte. Ils ne peuvent revendiquer aucune part sur l’innovation, d’autant qu’il s’agit souvent d’une découverte collective et coopérative. D’où au total des rémunérations assez modestes. C’est exactement l’inverse dans l’industrie financière aujourd’hui majoritairement structurée en grandes banques d’investissement. Il n’y a pas ici de brevets et de propriété intellectuelle sur les innovations financières. Du coup, la banque n’arrive pas à capter entièrement à son profit le produit de l’innovation. C’est un des facteurs qui explique les très hautes rémunérations de la finance, considérablement plus élevées que dans l’industrie pharmaceutique2.

1. Le financement privé, il ne faut jamais l’oublier, n’empêche pas que la recherche médicale reste très majoritairement financée sur fonds publics. Y compris dans un pays comme les États-Unis. En 1995, sur les 25 Md$ consacrés à la recherche biomédicale, l’industrie privée en fournissait 10 Md$ quand 11,5 Md$ venait du gouvernement fédéral et 3,5 Md$ de fondations publiques ou privées.
2. Voir Meunier, François, 2010, « Pourquoi de tels salaires dans la banque », in Rapport Moral sur l’argent dans le monde, 2010, ouvrage collectif, Association d’économie financière.

 

Voir Du rififi dans la recherche pharmaceutique (2/2)