Du rififi dans la recherche pharmaceutique (2/2)
Il n’empêche. Bien que les droits de propriété y soient très différents, ces deux industries, finance bancaire et grands labos pharmaceutiques, sont affectées de la même manière par le phénomène de fuite de certains de leurs meilleurs talents dans des structures plus petites, plus entrepreneuriales, payant ses cadres en participation au profit plutôt qu’en salaires bonussés. C’est le phénomène des hedge funds en finance et des startups pour la pharmacie. Il est encouragé dans la finance par la moindre attractivité d’une industrie toujours davantage régulée y compris dans sa dimension rémunération. Il en va de même dans le domaine de la santé : se mettre à son compte, sur base de subventions publiques, c’est espérer capter la valeur créée en revendant les éventuels succès de recherche aux grands labos, soit sous forme de molécules, soit directement par vente de la société.
On pourrait ainsi formuler une conjecture. Il pourrait devenir moins important dans le futur de déposer des brevets et de se reposer sur les grands labos pour faire progresser la science pharmaceutique. Le modèle dominant pourrait devenir une recherche moins protégée par la propriété intellectuelle, financée davantage sur fonds publics, opérant à partir de sociétés de plus petite taille, dont les découvertes procéderaient par sauts incrémentaux, sur base de résultats contrôlés et publiés par les revues universitaires. L’important serait ici la réactivité et l’innovation constante. Cela n’est qu’une conjecture, rien n’étant sûr en matière de stratégie industrielle : par exemple, le groupe pharmaceutique Merck a pris la position inverse de Pfizer, déclarant qu’il continue d’investir abondamment dans sa propre recherche.
Mais si la conjecture est vraie, on reviendrait alors à un mode de développement déjà rencontré dans le passé. Sous l’hégémonie de l’idée que sans protection de la création intellectuelle, il n’y a plus de création tout court, nos esprits ont du mal à concevoir que l’industrie pharmaceutique ait prospéré jusqu’à une date récente dans beaucoup de pays sans cadre juridique protégeant les innovations. Par exemple, la Suisse, pays qui compte une concentration remarquable de grandes firmes pharmaceutiques, ne s’est dotée d’une législation en matière de brevets médicaux qu’en 1978, et bien sûr sous la pression des États-Unis. Pour l’Italie, la date est 1979. Pour l’ironie, ce dernier pays, qui disposait d’entreprises dynamiques et d’une recherche très active, par exemple en oncologie et sur le système nerveux central, a perdu depuis lors son avantage industriel : ses labos se sont fait racheter, un par un, par les grandes firmes internationales, avides du riche « pipe » de molécules qu’elles y trouvaient, et ayant les moyens de payer la valeur de rente désormais créée par la loi sur les brevets, valeur à laquelle les familles actionnaires ne pouvaient résister.
On ne peut s’empêcher d’évoquer l’exemple historique de la machine à vapeur. James Watt fit faire, comme on le sait, un pas décisif à cette technologie à la fin du 18ème siècle. Financé par ce qu’on appellerait aujourd’hui un venture capitalist, Matthew Boulton, il se dépêcha de mettre son invention sous la protection de la nouvelle loi britannique sur les brevets, qui lui garantît en 1769 puis en 1775, l’exclusivité de son invention en gros jusqu’à 18101. Et l’histoire rapporte que le gros de son énergie est passé alors, non à poursuivre l’effort d’innovation, mais à batailler dur devant les cours de justice pour protéger son exclusivité, en dépit du fait que c’est l’investissement continu en innovation qui seul pouvait lui assurer son avantage concurrentiel sur la durée. La réalité, c’est que son monopole a étouffé l’innovation pendant toute la période de validité de son brevet. Les progrès dans cette nouvelle technologie ne sont apparus qu’à compter de son expiration, quand les industries utilisatrices de cette nouvelle source d’énergie, à savoir les mines et le secteur de la mécanique, mirent en place un système coopératif où chaque firme s’engageait à ce que ses ingénieurs publient leurs résultats dans des revues interprofessionnelles accessibles à tous, une forme primitive de journal académique, avec revue par les pairs. Bien entendu, la firme montée par Watt et Boulton s’est effacée devant ses concurrents plus innovateurs.
Si cette prédiction est vraie, quel futur alors pour les grands labos pharmaceutiques ? Puisque l’industrie ne peut plus créer à son usage des options de croissance future (qui étaient la raison de leur forte valorisation), il vaut mieux qu’elle les laisse se créer à l’extérieur et qu’elles s’organisent pour les cueillir lorsqu’elles sont prometteuses ou mûres. Après tout, ce seront forcément les gros qui disposeront de la force de frappe commerciale et seront le point de passage obligé vers le marché. Suivre cette stratégie (s’alléger dans la recherche, identifier les bons projets lancés par d’autres, les racheter lorsque l’aspect optionnel s’est réduit ou a disparu et commercialiser la molécule) leur permet de réduire leurs coûts et surtout leur risque.
Il serait donc naturel que les grands labos s’orientent plutôt vers la commercialisation et que l’industrie se structure de façon horizontale. La similitude est étonnante avec l’industrie cinématographique : un projet de film a les caractéristiques de coût et de risque de la recherche sur une molécule ; on parle également de blockbuster quand, labo ou major, on touche le gros lot. Et ici aussi, l’industrie sépare horizontalement la production et la distribution. Au distributeur de déverser le film coûteux sur des milliers de salles la même semaine et ainsi de réduire son coût financier au cas où il s’avérerait ne pas plaire au public. Au grand labo de diffuser très rapidement la molécule avant qu’elle tombe dans le domaine public.
Accessoirement, on peut conjecturer que les grands labos pourraient se financer davantage par de la dette. Ils y étaient jusqu’à présent réticents puisqu’ils portaient le risque de la recherche. Un endettement lourd aurait diminué leur flexibilité et, en cas de difficulté conjoncturelle, les aurait forcés à renoncer à ces options ou devoir les brader. Ce n’est plus une contrainte dans le nouveau contexte. En rachetant ses actions, et donc en s’endettant pour le faire, c’est bien ce que Pfizer a commencé à faire.
1. L’homme d’Etat et très libéral Edmund Burke s’éleva lors de la discussion parlementaire qui suivit contre une loi qui jouait contre la liberté du commerce par la création de monopoles. Cité par Boldrin, Michele and David K. Levine, 2008, « Against Intellectual Monopoly », Cambridge University Press.
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