Dans son livre « Repenser l’inégalité » écrit en 1992, Amartya Sen, prix Nobel d’économie, pose un regard singulier sur la question de l’inégalité. L’auteur y présente sa théorie sur les modalités d’évaluation de la liberté d’accomplir, concept plus pertinent pour mesurer les inégalités que la simple mesure utilitariste du niveau d’accomplissement ou celle plus subjective du bien-être. Pour répondre à la question de l’égalité, Amartya Sen analyse la dimension de la « capabilité » disponible pour une personne donnée à promouvoir et valoriser les objectifs qu’elle se fixe. Ce concept de « capabilité » exprime le potentiel réel d’un individu, indépendamment de sa liberté à l’exercer ou non. Dans un contexte économique en métamorphose sous la puissance du moteur de la numérisation des usages, l’impact du numérique sur la « capabilité » de certains agents économiques mérite d’être observé. Cet article ne prétend pas à l’exhaustivité de l’analyse mais pose quelques simples éléments de réflexion.

Fin 2014, dans une interview donnée au Financial Times, Maurice Levy, PDG de Publicis, affirmait « Tout le monde commence à avoir peur de se faire ubériser. De se réveiller un matin pour s’apercevoir que son business traditionnel a disparu ». Cette citation reprise dans un article de Laurent Martinet (L’Express, 23/12/2014) s’associait aux craintes des auteurs d’un « rapport sur la fiscalité des géants du Web » commandé par le Ministre des Finances en 2013. Recettes fiscales en moins, spirale économique mortifère, distorsion fiscale, droit social inadapté, délocalisations, remise en cause du statut salarial seraient les caractéristiques de la France de demain si nous n’arrivions pas à adapter notre modèle de société.

Les acteurs marchands de cette économie numérique continuent à se développer rapidement. Ils savent capter nos comportements et favorisent nos tendances de consommation pour installer en usage leurs offres de services. Les exemples sont nombreux. Tout comme le transport avec Uber, marque mondiale, et plus récemment Blablacar en France, l’hôtellerie après avoir subi le choc de la désintermédiation des agrégateurs (Trip Advisor, Booking.com) fait face aujourd’hui au développement de l’économie du partage. Airbnb offre ainsi 1,5 million de logements proposés par des particuliers à d’autres particuliers dans une centaine de pays. Autres exemples, le covoiturage de marchandises, sur le concept de Blablacar est désormais proposé par deux jeunes start-up françaises Worldcraze et Globshop et la location de bateaux entre particuliers par Boaterfly, société lancée en France en 2013.

Ces nouveaux modèles économiques collaboratifs reposent sur des plateformes technologiques, véritables bijoux d’intelligence dématérialisée. Au cours des dernières années, elles se sont développées de façon exponentielle grâce notamment à la multiplication et à l’adoption des outils du numérique. La mise en exploitation marchande de ces plateformes souvent transfrontières a été favorisée par des environnements économiques et juridiques ouverts et incitatifs. Les tendances de consommation et la satisfaction élevée des clients finaux en ont été les puissants vecteurs de diffusion et de consolidation. Les indices de recommandation des services du numérique atteignent désormais des niveaux jamais égalés par les acteurs traditionnels marchands. Le développement des réseaux sociaux et le comportement hédoniste de nouvelles communautés d’intérêts, quelquefois éphémères, ont également contribué à l’émergence et au développement de ces nouveaux business model collaboratifs. Si ces modèles économiques au centre desquels se trouvent la satisfaction du client et la dynamique collaborative se sont développés aussi rapidement, c’est donc que le marché y a « trouvé son compte ». Les clients sont plus satisfaits qu’avant et ces usages sont solidement installés dans les nouvelles générations. Rien n’arrêtera donc ces phénomènes.

Le développement de cette économie collaborative numérisée rappelle fortement les principes de l’économie coopérative qui s’est développée à la fin du XVIIIème siècle. Rassemblés autour d’intérêts partagés, des individus se regroupaient pour acheter des machines d’exploitation ou des intrants et donnaient à chacun des droits d’usage sur ces biens en acceptant des devoirs pour satisfaire aux exigences de la communauté. Des grands Groupes, comme le Crédit Agricole en France ou Mondragon en Espagne sont les héritiers de cette économie singulière. Cette nouvelle économie collaborative repose donc sur ces mêmes ressorts sociaux : la confiance dans la prestation, la consommation collaborative, l’usage d’un bien plutôt que sa propriété et l’intérêt individuel à accéder à un bien ou à un service à moindre coût. Et tout comme dans les coopératives, qui précisent statutairement les droits et les devoirs des sociétaires, les membres de la communauté des offreurs des plateformes collaboratives (chauffeurs, propriétaires de maisons, …) doivent satisfaire aux exigences de la communauté des utilisateurs. La qualité des prestations est un indicateur très suivi et une suite de manquements aux standards de prestations peut conduire à l’exclusion du fautif. Cette exigence dans la qualité est le substrat de la confiance des individus dans l’adhésion à la communauté.

En revanche, là où le mouvement coopératif se plaçait historiquement en dehors et en complément du modèle capitaliste, dans son rapport au rendement du capital, à la gouvernance et à la propriété, l’économie collaborative y est solidement ancrée. Elle tisse d’ailleurs dans ce modèle la trame de son développement et y tend ses ressorts. Les perspectives de valorisation permettent en effet des levées de fonds conséquentes qui alimentent le développement et la diffusion du modèle. Dans l’économie coopérative, les réserves obtenues par accumulation de surplus au fil des années sont réputées impartageables. Elles appartiennent au collectif rassemblé dans la coopérative. Les associés/sociétaires de la coopérative ont un droit d’usage et non pas de propriété de ses actifs. A contrario, dans l’économie collaborative, les actifs et la valeur de l’entreprise appartiennent à ses actionnaires, généralement les fondateurs de la plateforme associés à des fonds d’investissements. Les modalités de rémunération du capital renforce également cette différence. Dans les entreprises non coopératives, le résultat peut être versé en totalité aux actionnaires. Dans les entreprises coopératives, la rémunération du capital n’est pas spéculative. Elle ne peut dépasser le taux moyen des obligations privées. Elle n’est donc pas un objectif de performance mais une ressource à rémunérer. Enfin, dans une coopérative, le droit de vote, résumé par la maxime « un homme, une voix » est indépendant du nombre de parts possédées. Ces trois différences sont fondamentales car elles marquent, dans l’esprit et dans le droit, la recherche de l’équilibre entre le capital humain et financier de l’entreprise mais aussi et par extension conséquente entre la protection de la capacité à produire et la performance du service rendu.

Les effets de la diffusion rapide du modèle économique collaboratif nourrissent plusieurs paradoxes. Trois d’entre eux peuvent être utilement cités et paraissent à première lecture assez contre intuitifs.

Le premier est celui du phénomène de concentration massive. L’économie collaborative numérique exacerbe les situations de monopole ou de quasi-monopole. Dans l’économie numérique, quelques opérateurs suffisent pour saturer et verrouiller un marché. Plus la plateforme est collaborative, plus l’entreprise va se trouver en mesure d’exercer un monopole ou un quasi-monopole. La prime au « premier de la classe » joue à plein. Les valorisations traduisent pour partie le prix de ces places-fortes. La valeur d’Airbnb, dont le chiffre d’affaires s’élève à 900 millions d’euros, est estimée à 24 milliards de dollars contre une valeur boursière, à titre de comparaison, de 10 milliards pour le Groupe Accor dont le chiffre d’affaires se situe à plus de 50% de sa valeur de bourse.

Le second paradoxe est celui de la capture de valeur. Les effets de déploiement des entreprises numériques grâce à des plateformes technologiques puissantes et transfrontières permettent de diffuser rapidement un modèle économique sans avoir à investir lourdement. L’intérêt qualité/prix des utilisateurs, la rémunération des offreurs et une plateforme de gestion de leur relation marchande sont les 3 côtés du triangle de ce circuit court. Les réseaux de distribution et de commercialisation se réduisent à une application installée dans un Smartphone et la plateforme se rémunère en commissionnant les transactions en contrepartie de gains de qualité de prestation, de temps et de prix promis aux membres de la communauté. Dans ce paradoxe, Plus la plateforme est collaborative, plus la valeur de l’action détenue par un même actionnaire va croitre, toutes choses égales par ailleurs.

Le troisième paradoxe est celui de l’inégalité du rapport de force et de la distorsion du prix d’échange entre la communauté des utilisateurs et la solitude de l’offreur. Ainsi, l’intérêt des utilisateurs de plateformes collaboratives dépend de l’écart entre le prix du service proposé par la plateforme et celui proposé par l’offre classique alternative via le marché traditionnel. A titre d’illustration du propos, un transport par Blablacar n’a de valeur attractive qu’à la condition d’être moins cher qu’un transport ferroviaire. La plateforme va donc peser sur les offreurs en fixant le prix à payer pour réguler cet écart et disposer d’un écart forcément incitatif. Le modèle collaboratif tend en réalité à mettre en place un modèle de « prix administré » ou la plateforme fixe le prix du marché. Dans ce paradoxe, plus la plateforme est collaborative, plus la pression sur l’offre peut s’accroitre. Ces rapports de force peuvent également produire des effets collatéraux importants hors du périmètre de l’écosystème collaboratif. Si la qualité de service et la compétitivité des offres collaboratives sont peu contestées, ces arrivées de nouveaux acteurs produisent des tensions sociales entre les rives d’une fracture désormais importante, celle de l’exigence de la demande et celle de la relative rigidité de l’offre existante. En juin dernier, les chauffeurs de taxi descendaient dans la rue pour crier avec violence leurs souffrances face aux comportements de l’entreprise Uber accusée de ne respecter aucune des règles auxquelles eux-mêmes étaient contraints. Des clients étaient molestés et des véhicules endommagés.

La transformation des usages de consommation permet l’émergence d’un nouvel espace commercial numérique dont le chiffre d’affaires ne cesse de croitre. Entre 1999 et 2014, le commerce en ligne en France a multiplié par 285 son chiffre d’affaire passant de 200 millions à 57 milliards d’euros. Au cours des dix dernières années la croissance a été de plus de 600% dans le domaine du e-commerce. Dans le même temps, l’évolution du chiffre d’affaire du commerce de proximité est restée faiblement positive entre 1 et 2% l’an, passant de 435 à 493 milliards. Le e-commerce ne repose pas totalement sur les ressorts de l’économie collaborative, on voit néanmoins et de plus en plus de commerces numériques qui se créent désormais sur un principe collaboratif, mais il présente les mêmes caractéristiques de concentration et de captation de valeur.

Ainsi, sur le top 15 des sites de e-commerce les plus visités en France, dix sont des sites de la grande distribution et cinq sont des pure-player dont 3 de taille internationale. Contrairement aux zones de chalandise physiques qui offrent une place au « petit » commerce de détail, généralement les centres villes ou les galeries marchandes, et les périphéries aux grandes surfaces, la zone de chalandise numérique est occupée par quelques grands acteurs, principalement ceux de la grande distribution. Avec l’acquisition de Rue du Commerce par Carrefour, la concentration se poursuit.

La diffusion de l’économie numérique présente de nombreux effets bénéfiques pour celles et ceux qui peuvent en bénéficier. Ce tableau agréable et moderne n’occulte cependant pas les effets négatifs liés, comme nous l’avons vu, à la concentration des acteurs, à la capture de la valeur créée et aux rapports de force sur les acteurs de l’offre de proximité, artisans, commerçants ou producteurs. Exister commercialement sur les espaces marchands du numérique exigent des moyens qui semblent déjà hors de portée pour certains. La facilité à construire un site n’est qu’une première étape. La difficulté consiste ensuite à y créer un trafic d’internautes. Les marges de manœuvre ou « capabilité » des commerçants du quotidien sont probablement beaucoup plus réduites qu’intuitivement nous pouvions le penser.

La dynamique de concentration d’un marché peut pousser à l’excellence. Rarement une situation de monopole qui elle, peut conduire rapidement à des abus de position dominante. Sans parvenir à ces excès, les effets de concentration du marché entre les mains de quelques acteurs peuvent avoir comme conséquence, celle de l’appauvrissement et de la standardisation de l’offre. Le numérique bouleverse les ventes en boutique et le commerce de proximité doit s’y adapter. La référence de l’expérience client devient l’expérience digitale et les commerces qui l’ignorent risquent de se désynchroniser de l’attente explicite de leurs clients. Dans les secteurs spécialisés dans la culture, les loisirs, le tourisme, la personne ou la mode, un commerce ne peut plus ouvrir sans prévoir un dispositif de vente en ligne. Cela sera également à court terme le cas dans les secteurs de la pharmacie, dans les commerces alimentaires et les services. Or, si les commerçants de nos centre-villes, les artisans et les producteurs locaux ne disposent pas d’un espace de chalandise suffisant sur le net, d’un espace d’expression, de créativité, de développement et, in fine, de valorisation, le développement de l’économie numérique collaborative peut conduire à l’étouffement progressif de cette offre de proximité.

Le modèle des Marketplace se développent. Elles permettent à des commerçants de proximité d’y vendre en ligne directement ou par l’intermédiaire d’agrégateurs de flux. Ce modèle est une première étape peu satisfaisante car il met en avant non pas le commerce, l’artisan ou le producteur mais uniquement le produit souvent comparé à d’autres produits semblables, méthode qui insiste encore plus sur le poids du facteur prix dans le processus d’achat. En mettant en avant le prix du produit et non pas la singularité du commerce, les ventes en Marketplace ne participent pas de la valorisation des fonds de commerce. Les plateformes de vente en ligne qui valorisent le commerçant et sa singularité comme élément du choix de l’internaute sont rares. A titre d’exemple, citons Localismarket.fr (site fermé depuis), Tootici.fr, laruchequiditoui.fr.

Le succès d’un modèle de mise en valeur de l’offre de proximité dans l’espace de chalandise numérique reste encore à construire. Des expériences ont lieu, elles montrent des pistes intéressantes mais leur taille reste encore une faiblesse. Le faible intérêt des internautes à préférer la proximité au prix reste également un obstacle majeur. Le véritable défi passe probablement par une stratégie d’alliance entre les grands acteurs de la distribution et un réseau de commerçants connectés qui bénéficierait du savoir-faire et de la logistique de ces acteurs majeurs du e-commerce qui eux-mêmes, en retour, gagneraient en image et en singularité. Dans la vraie vie, un client a envie de se promener en centre-ville et d’acheter dans les magasins de la rue commerçante, puis de se rendre en périphérie pour y faire ses courses en supermarché. Dans le numérique, le modèle qui saura donner une véritable valeur perçue à la proximité, à l’offre des commerçants du quotidien, tout en offrant le meilleur du Web sera probablement le modèle gagnant.

Il reste encore à construire.