En septembre se tiendra en Écosse le référendum sur la sortie de l’Écosse du Royaume-Uni. José Manuel Barroso, pour peu encore président de la  Commission européenne, indiquait récemment à la BBC qu’en cas de oui au référendum l’adhésion de l’Écosse indépendante à l’Union européenne sera « très difficile sinon impossible ».

Il ferait bien de se taire.

À trois titres. C’est d’abord contreproductif. Les marchands de peur ne contrôlent jamais trop comment leur message est reçu. Ensuite, de quelle légitimité démocratique dispose-t-il pour s’insérer dans le débat britannique ? Enfin, ce qu’il dit est probablement faux.

Regardons mieux la troisième raison. Oui, il faut d’après les traités une unanimité des États membres, exprimée au Conseil européen, pour approuver une nouvelle adhésion. Oui, l’Espagne avec son problème catalan, et peut-être d’autres pays, chercheront à ce que le cas écossais ne fasse pas école.

Mais on néglige fortement qu’en cas de oui au référendum, il n’y a pas qu’Édinbourg qui devra négocier avec Bruxelles. Londres aussi. D’abord pour une raison juridique : de la façon dont le référendum a été accepté par Londres, c’est tout autant l’Écosse qui quitte le Royaume-Uni que le Royaume-Uni qui quitte l’Écosse. Faudra-t-il une nouvelle adhésion pour le Royaume-Uni nouveau style, qui se réduirait d’ailleurs essentiellement à l’Angleterre ?

Également, pour une raison pratique: le Royaume-Uni perdrait en population, en PIB, etc., ce qui entraîne tout un tas de conséquences institutionnelles, soumises selon nos traités à renégociation. Et donc, de même qu’on imagine mal l’EU refuser l’ « entrée » du nouveau Royaume-Uni, il lui sera impossible de refuser l’entrée de l’Ecosse, un « pays », il faut le dire, présent depuis 1973 dans l’Union – avant l’Espagne – et, sans remonter à David Hume et Adam Smith, un des membres les plus imprégnés à l’esprit européen.

Au lieu d’intervenir imprudemment sur le référendum écossais, M. Barroso pourrait s’interroger sur sa signification pour l’Europe. Il n’est pas indifférent que ce référendum arrive à un moment où le même Royaume-Uni s’interroge sur sa présence dans l’Union, et où son gouvernement propose de départager la question par voie référendaire. On peut éprouver ici une sorte de schadenfreude devant les difficultés britanniques, notamment en France dont les élites restent toujours stupidement assez anglophobes. Ce serait très mal placé. Il faut au contraire saluer le gouvernement britannique et les Anglais pour cela : voici une leçon de démocratie pour pas mal de pays – Turquie, Chine et même Espagne – qu’une question aussi douloureuse que celle du séparatisme puisse se régler de cette façon. Ce fut le modèle suivi par la Tchéquie et la Slovaquie en 1993 ; ou par la Suède et la Norvège en 1905. Et le gambit peut réussir, comme cela a été le cas au Canada avec la question québécoise, et doper démocratiquement le volet « union » au sein du Royaume-Uni.

 

Deux tendances à l’œuvre  

L’UE a sa responsabilité, positive si l’on peut dire, dans la tendance centrifuge au sein de plusieurs nations qui la composent : Catalogne en Espagne, « Padanie » en Italie, Flandre en Belgique, pour ne pas parler des tentations irrédentistes dans certains pays de l’Europe de l’est. C’est parce que l’Europe a été capable d’assurer une part croissante des prestations qui incombent à l’État, que le niveau « intermédiaire », à savoir l’État national, perd de son importance. Cela a commencé avec l’assurance de paix et de tranquillité militaire interne qu’assure l’UE depuis au moins 60 ans, mais cela concerne aussi la justice, la régulation, la sécurité des échanges économiques, les échanges culturels… Cette tendance lourde n’est pas directement reliée au débat sur le fédéralisme ; elle est le signe du succès du projet européen dans sa capacité à exercer un rôle de « puissance douce » (soft power) sur le continent et au-delà de ses frontières. Et pour le prouver par l’inverse, ce sont les échecs perçus de l’Europe, et particulièrement de la zone euro, suite à la crise financière ouverte en 2007 qui créent la crispation « souverainiste », autour de l’État national, constatée lors des récentes élections européennes, d’un État, il faut le dire, dont les élites politiques aiment souvent à se défausser sur l’Union de leurs incapacités internes.

L’autre tendance va de pair avec la précédente : beaucoup de pays qui réussissent, il faut là excepter l’Allemagne, sont des petits pays : Luxembourg, Autriche, Irlande, et, en élargissant, les Pays-Bas ou les pays scandinaves, c’est-à-dire des pays qui réussissent leur « mondialisation » européenne. Pour différents motifs, notamment leur capacité à profiter des certains biens publics fournis par l’Europe (défense, transport…) et le jeu fiscal (à l’égal d’un grand pays, un petit pays perd en recettes fiscales s’il baisse ses taux d’impôt, mais récupère au-delà par élargissement de la base fiscale en raison des flux rentrants de capitaux, ce que ne peut pas faire dans les mêmes proportions un grand pays). En clair, l’intérêt de vivre « en État » est moindre, et d’autant moins si l’État en question regroupe des communautés qui partagent faiblement le projet national.

 

Une chimie modifiée

Il faut bien-sûr ne pas égaliser la situation de la Catalogne ou de la Flandre et celle de l’Ecosse. Les premières sont des régions qui ne veulent pas partager leur opulence ; la seconde, une région de la taille et de la population du Danemark, est une région qui pâtit dans son développement de l’effet d’aspirateur qu’exercent l’Angleterre et particulièrement la métropole londonienne. La logique à l’œuvre rappelle par certains traits le cas colonial, même s’il s’agit d’un colonialisme bienveillant puisque les flux financiers jouent au profit de l’Écosse, comme aiment le rappeler les politiques de Downing Street. Mais les flux financiers consistent surtout en prestations sociales et en fourniture de biens publics, plus qu’en investissement productif. Comparons le poids relatif de l’Ecosse du temps de Hume et celui de maintenant. Comparons le dynamisme danois et la stagnation économique de l’Écosse. La logique de 1707, à savoir la fin de la possibilité de la guerre, un motif qui écrase tous les autres, n’est plus celle de 2014.

En clair, la paix européenne et l’intégration économique de la zone changent inévitablement la chimie des relations État national, échelon européen et échelon régional. Est-ce négatif ? Je ne crois pas. On s’obnubile sur l’État nation, et c’est vrai qu’il s’agit d’une recette miracle, inventée au cours des siècles au terme d’innombrables guerres, pour faire coexister des peuples qui veulent « faire nation » ensemble, dépassant le dangereux niveau ethnique ou religieux comme mode, très imparfait, de rassemblement politique. (C’est d’ailleurs cette imperfection qui rend si difficiles et dangereuses les consultations démocratiques sur les questions de sécession : si on fait un référendum en Corse ou en Bretagne, fera-t-on voter les seuls Corses ou Bretons, la définition desquels nous mène sur une pente très glissante, ou bien les résidents dans ces régions, voire même les résidents d’autres régions s’ils ont eux-mêmes des prises d’intérêt fortes dans la région qui organise un vote de sécession.) Mais l’État nation n’est qu’un mode d’organisation politique. La cité ou la région État ou l’empire ont souvent existé de façon très efficace. L’ingrédient pour que ça marche, c’est la paix et les échanges. Si l’Italie a décliné à partir de la Renaissance, c’est que sa brillante civilisation bâtie sur des villes État n’a pas su gérer le fait de guerre, y compris face à des puissances étrangères (et qu’elle a eu la malchance d’abriter la papauté sur son sol !). A l’inverse, la renaissance allemande à compter du 18ème siècle résulte de principautés qui, à l’abri de la guerre pour de multiples raisons, ont su cohabiter efficacement, avec certes l’aide d’un gros gendarme du côté de la Prusse. Prenez Singapour. Et même prenez certaines grandes métropoles comme New-York, ou Mexico, ou Sao Paulo, ou Chongqin, ou Londres… Le niveau de pouvoir qui est dévolu aux dirigeants en charge est considérable et certains disent qu’elles commencent à former « État ». Cette véritable autonomie ne peut se concevoir sans une ombrelle politique, et parfois militaire, forte. Le pays joue alors le rôle d’ « empire », raison pour laquelle certains auteurs, avant que l’idée européenne rentre en crise, commençaient à parler d’ « Empire européen ».

Dernier point, un trait inattendu du « succès » européen, c’est aussi qu’en désignant une nouvelle légitimité politique, à savoir l’Europe, dans laquelle les citoyens commencent à se reconnaître (même s’ils en disent pis que pendre aujourd’hui dans les sondages), on déterre certaines histoires fortement cachées lors de la constitution du fait national : les Anglais n’ont pas été très gentils avec les Irlandais (dont ils ont stupidement refusé la sécession jusqu’à 1914) ou les Écossais, les Wallons avec les Flamands, les Castillans avec les Catalans, les Français avec… On peut souhaiter mettre le couvercle là-dessus, mais les gens ont pour modèle l’Europe, et voient bien que la construction du fait européen procède de façon plus gentille et au total plus attractive que la constitution de leur propre nation. Demandez là-dessus ce qu’en pensent les Ukrainiens.

Le référendum écossais pose profondément une question européenne. Il nous concerne tous.