En ces temps difficiles, le collectif apparait incontournable. Quel pays, notamment dans l’Union européenne, est-il prêt à jurer que jamais il n’ira requérir l’aide du voisin et qu’il ne l’a jamais fait dans le passé ? N’est-ce pas temps à se serrer les coudes ? Aujourd’hui au profit des pays qui subissent le choc le plus violent sans avoir les moyens financiers d’y faire face, demain pour lui-même selon l’humeur d’une épidémie. Ne faut-il pas encourager les prêts ou les garanties entre pays, et donc, en sens inverse, l’emprunt et la demande d’appui financier ?

Pour cette raison, Vox-Fi a jugé utile de demander son avis par-dessus les siècles au grand Rabelais pour avoir son opinion sur le rôle social de l’endettement.

Il répond simplement : À qui prête, on prêtera. Et rappelle ce que Panurge a répondu à Pantagruel quand celui-ci lui a demandé s’il sera un jour hors de dettes :

« Aux Calendes Grecques, lorsque tout le monde sera content et que vous serez héritier de vous-même. Dieu me garde d’en être hors. Plus lors je ne trouverai qui me prêtera un denier. Qui au soir ne laisse levain, jamais ne fera lever pâte au matin. Devez toujours à quelqu’un. Par celui-ci, Dieu sera continuellement prié de vous donner bonne, longue et heureuse vie. Craignant de perdre sa dette, toujours il dira bien de vous en toute compagnie : toujours de nouveaux créditeurs vous acquerrez, afin que vous leur fassiez versure (le remboursement de la dette) […] Vraiment en cette seule qualité, je me considère auguste, révérend et redoutable, en dépit de l’opinion de tous les philosophes […] Quoi ? Créditeurs sont (je le maintiens y compris au supplice du feu) créatures belles et bonnes. Qui rien ne prête, est créature laide et mauvaise : créature du grand vilain diantre d’enfer. Quoi ? Dettes : Ô chose rare et antiquaire. […]

Toutefois il n’est detteur qui veut ; et ne fait créditeur qui veut. Et vous me voulez débouté de cette félicité exquise ? Vous me demandez quand je serai hors de dettes ?

Pire, je me donne à Babolin le bon saint, si toute ma vie je n’aie estimé dettes être comme une connexion des Cieux et de la Terre, un maintien unique de l’humain lignage, sans lequel, je le dis, tous les humains périraient bientôt. […]

Un monde sans dettes ? Là, entre les astres ne sera plus de cours régulier. Tous seront en désarroi. Jupiter ne s’estimant débiteur à Saturne, le dépossèdera de sa sphère, et avec sa chaîne homérique suspendra toutes les intelligences, Dieux, Cieux, Démons, Génies, Héros, Diables, Terre, mer, tous éléments. Saturne se ralliera avec Mars, et mettront le monde en perturbation. […] Vénus ne sera plus vénérée, car elle n’aura rien prêté. La Lune restera sanglante et ténébreuse. À quel propos le Soleil partagerait sa lumière ? Il n’y était en rien tenu. Le Soleil ne luira plus sur leur terre ; les Astres n’y feront plus bonne influence. […] Entre les éléments ne sera plus ni symbolisation, ni alternation, ni transmutation aucune. Car l’un ne se considèrera obligé à l’autre, il ne lui avait rien prêté. De terre ne sera faite eau ; l’eau en air ne sera transmuée ; de l’air ne sera fait feu ; le feu n’échauffera plus la terre. La terre rien ne produira que monstres, Titans, Aloades, Géants. Il n’y pluira pluie, n’y luira lumière, n’y ventera vent, n’y sera été ni automne. Lucifer se déliera, et sortant du profond de l’enfer avec les Furies, les Peines et Diables cornus, il voudra dénicher des cieux tous les dieux des peuples tant majeurs que mineurs. Ce monde ne prêtant rien ne sera qu’une chiennerie […].

Entre les humains, l’un ne sauvera l’autre : il aura beau crier « à l’aide, au feu, à l’eau, au meurtre ». Personne n’ira à secours. Pourquoi ? Il n’avait rien prêté, on ne lui devait rien. Personne n’a préjudice en son incendie, en son naufrage, en sa ruine, en sa mort. Aussi bien ne prêtait-il rien. Aussi bien n’aurait-il rien prêté après. Bref, de ce monde seront bannies Foi, Espérance, Charité. Car les hommes sont nés pour l’aide et le secours des hommes. À leur place succèderont Défiance, Mépris, Rancune, avec la cohorte de tous maux, toutes malédictions et toutes misères. […]Les hommes seront des loups pour les hommes. Loups-garous, et lutins, comme furent Lycaon, Bellérophon, Nabuchodonosor : brigands, assassineurs, empoisonneurs, malfaisants, mal-pensants, malveillants, d’une haine portant chacun contre tous, comme Ismaël, comme Metabus, comme Timon Athénien, qui pour cette cause fut surnommé misanthrope. Si bien qu’il serait chose plus facile en nature de nourrir en l’air les poissons, paître les cerfs au fond de l’Océan, que supporter cette truandaille de monde, qui rien ne prête. Par ma foi je les hais bien.

Et si au patron de ce fâcheux et chagrin monde ne prêtant rien, vous figurez l’autre petit monde, qui est l’homme, vous y trouverez un terrible tintamarre. La tête ne voudra prêter la vue à ses yeux, pour guider les pieds et les mains. Les pieds ne la daigneront porter : les mains cesseront travailler pour elle. Le cœur se fâchera de tant se mouvoir pour les pouls des membres, et ne leur prêtera plus. Le poumon ne lui fera prêt de ses soufflets. Le foie ne lui enverra sang pour son entretien. La vessie ne voudra être débitrice aux rognons ; l’urine sera supprimée. Le cerveau considérant ce train dénaturé, se mettra en délire, et ne baillera la perception aux nerfs, ni mouvement aux muscles. En somme, en ce monde déraillé, rien ne devant, rien ne prêtant, rien n’empruntant, vous verrez une conspiration plus pernicieuse que n’a figuré Ésope en son Apologue. Et il périra sans doute. […] Et ira soudain le corps en putréfaction ; l’âme tout indignée prendra course à tous les Diables, après mon argent.

Au contraire représentez-vous un monde autre, auquel un chacun prête, un chacun doive, tous soient débiteurs, tous soient prêteurs. Oh ! quelle harmonie dans les réguliers mouvements des Cieux. Il m’est avis que je l’entends aussi bien que fit Platon. Quelle sympathie entre les éléments ! Oh ! comment Nature s’y délectera en ses œuvres et productions. Cérès chargée de blés ; Bacchus de vins ; Flora de fleurs ; Pomone de fruits ; Junon en son air serein sereine, salubre, plaisante. Je me perds en cette contemplation. Entre les humains Paix, Amour, Dilection, Fidélité, repos, banquets, festins, joie, liesse, or, argent, menue monnaie, chaînes, bagues, marchandises, trotteront de main en main. Nul procès, nulle guerre, nul débat : nul n’y sera usurier, nul avide, nul chichart [avare], nul refusant. Vrai Dieu, ne sera-ce l’âge d’or, le règne de Saturne ? L’idéal des régions olympiques, où toutes autres vertus cessent : Charité seule règne, régente, domine, triomphe. Tous seront bons, tous seront beaux, tous seront justes. Oh ! monde heureux ! Oh ! gens de ce monde heureux, trois et quatre fois heureux. Il m’est avis que j’y suis.

Tiers Livre de Pantagruel, ch. III et IV.

 

Texte adapté par Vox-Fi.