C’est au début des années 1980 qu’est venu l’opprobre des conglomérats. Le discours boursier devenait, rappelons-nous : il faut les démanteler. Il faut que le management se spécialise sur ce qu’il sait faire et arrête les diversifications inutiles, souvent recherchées comme signe de puissance et de statut social. Il faut prendre conscience que l’actionnaire peut réaliser la diversification à moindre coût (par achat ou vente de titres sur le marché boursier) que l’entreprise et son management (sur le marché du M&A). Il faut cesser cette gouvernance molle qui est le sort de trop de filiales industrielles aux synergies improbables avec le reste de leur groupe et oubliées par le management central dans les replis de l’organigramme…

Michael Jensen s’était fait, dans les milieux universitaires, le chantre de cette nouvelle doxa, depuis son article fondateur de 1976, co-écrit avec William Meckling, qui est la vulgate enseignée aujourd’hui à HEC. Et sur le terrain, par le jeu de grandes opérations boursières, les grands conglomérats, tels les dinosaures dans leur période terminale, se sont peu à peu éteints, les ATT, ITT, RJR Nabisco, Hanson Group, Générale des Eaux… Il en reste quelques beaux et bien vivants, comme par exemple General Electric ou Berkshire Hathaway ou Samsung, nous y revenons dans un instant.

On a trop peu perçu à l’époque, à quel point que le développement des marchés financiers détermine immanquablement le mode de propriété du capital industriel. Car une chose valait à la grande époque des conglomérats, celle qui a suivi la Seconde Guerre mondiale : les marchés financiers de la dette, et dans une moindre mesure des actions, étaient très peu développés. Les fonds propres s’obtenaient avant tout via l’autofinancement (le retained earnings selon la juste terminologie anglaise) et le financement par dette se faisait principalement par crédit bancaire, et avec difficulté en l’absence de garanties réelles. Du coup, les conglomérats devenaient des substituts de marchés financiers : le cash-flow des activités anciennes (et donc rentables) venaient financer le développement des nouvelles activités. C’était le management central qui procédait à cette allocation et aux choix de diversifications stratégiques, sans nécessairement rechercher la synergie industrielle. Il faut rappeler le BSN d’autrefois partant du verre pour aboutir aux yaourts.

C’est l’extension des marchés d’action et surtout la naissance du marché du high yield et de la dette LBO qui a changé la donne. Il devenait possible de mettre en Bourse des sociétés de plus petite taille, il devenait possible de financer de façon autonome, i.e. sans collatéral et uniquement sur base des cash-flows propres à l’entité, les entreprises naissantes ou de taille intermédiaire. Notez que la crise présente des marchés financiers, une crise qui coupe beaucoup d’entreprises de l’accès à des financements de marché, fait revivre la nécessité d’un partage du cash-flow au sein d’un groupe. Les temps sont plus propices à des stratégies boursières de conglomérat.

Les mieux gérés des conglomérats utilisaient bien sûr d’autres leviers pour leur développement, notamment un marché du travail interne de bonne qualité pour leurs cadres dirigeants, signe là encore qu’à cette époque – et encore aujourd’hui – le marché du travail des dirigeants était déficient. Le recrutement interne des cadres, aguerris à la gestion d’entités de différentes natures industrielles et observés en interne, fonctionnait plutôt bien et évitait des surenchères salariales nocives. Ce n’est pas un hasard si le démantèlement des grands conglomérats a été de pair avec l’explosion des rémunérations au sommet des hiérarchies.

General Electric et en France Sagem, avant sa fusion au sein de Safran, ou la Générale des Eaux de la belle époque, avant que Jean-Marie Messier la fasse capoter, sont des exemples emblématiques. La Générale des Eaux créait des entreprises. Vinci lui est dû, ainsi que Canal Plus, SFR et quantité d’autres entreprises.

Cela sert à dégonfler deux mythes. Le premier est celui du garage, par lequel seuls deux géniaux fondateurs d’à peine 20 ans sauront créer les entreprises de demain. Cela marche indéniablement, voir les Apple, Microsoft, Facebook, mais ce n’est pas le mode le plus fréquent. Un ingénieur de talent, sous contrat salarial et protégé du risque, est tout autant capable que le jeune geek d’aujourd’hui de se lancer dans l’aventure d’un projet industriel si le management central l’y encourage. L’exemple des montres Smart le prouve, occasion de vanter le formidable bouquin, La fabrique de l’innovation, de Gilles Garel et Elmar Mock (Dunod, Paris, 2012).

Le deuxième mythe est celui du LBO. Il a indéniablement aidé à vivifier quantité d’entreprises qui végétaient dans le giron de grands groupes paresseux, n’est pas Guy Dejouany qui veut (le dirigeant charismatique de la Générale des Eaux de 1976 à 1996, dont la seule bévue fut d’avoir choisi Messier comme successeur). Parce quede fait, avoir une entreprise (son groupe) comme actionnaire n’est pas toujours idéal, les dirigeants du groupe oscillant entre des choix de pure diversification et des considérations de logique industrielle improbable.

Le succès managérial du private equity repose sur la réintroduction de la discipline financière. Il fonctionne sur le principe du cantonnement : toute entité sous gestion doit être totalement autonome du point de vue de son financement, de façon préférable par dette, le meilleur pour aiguillonner un management : rater une échéance de prêt signifie le défaut et le plus souvent l’éviction du management. A l’inverse réussir son projet donne un retour sur fonds propres, grâce au levier de dette, propre à le rendre riche.

Dans des marchés financiers sous contrainte, comme aujourd’hui, les temps sont plus durs pour le private equity, sous sa forme LBO. En France, le LBO est la forme quasi-exclusive du private equity, à la différence des États-Unis. Le seed capital ou le capital-risque, celui qui aide à la création d’entreprise, est toujours resté dans les limbes, ceci quand les banques accordaient de moins en moins de prêts à ce qu’on n’appelait pas encore les start-ups. Et les LBO, par un retournement ironique de l’histoire qui fait la nique à Michael Jensen, ont commencé à donner priorité à l’engraissage de leurs dirigeants, gavés de stock-options. A ce titre, la crise financière de 2007 aide à remettre les pendules à l’heure.

Il ne faut donc pas négliger les conglomérats. Un manager dirigeant comme Warren Buffett, patron de Berkshire Hathaway, est tout aussi capable que la Bourse ou qu’un fonds de private equity ou qu’un génial fondateur, d’identifier des zones prometteuses d’investissement. Ceux qui existent en bourse de Paris, tel Eurazéo ou Wendel, restent trop sous l’emprise idéologique du LBO, avec le principe du cantonnement. Ils ne jouent guère de rôle dans la création ex-novo d’entreprises ou de grands projets industriels, même s’ils suivent efficacement les entreprises dans lesquelles ils investissent. Ils devraient oser assumer le nom de « conglomérat » ou, moins péjoratif, de « groupe industriel ». Les anciens conglomérats, tel Saint-Gobain, se sont sagement convertis à la doxa de la spécialisation, de peur d’être désavoués par leurs actionnaires.

Pourquoi s’étonner alors de la faiblesse de la création d’entreprises dans notre beau pays ?