Cette réponse de Paul Krugman, prix Nobel d’économie, à une question sur la crise européenne qui lui était posée le 31 janvier 2012, provoqua des réactions sceptiques à la fois de la part des économistes orthodoxes – partisans de la rigueur monétaire et budgétaire – et de celle des économistes hétérodoxes, favorables à une relance économique[1]. Paul Krugman précisa sa pensée en soutenant que « le problème de la zone euro, c’est sa construction même, jugeant son système rigide et inextricable, dans la mesure où elle ne peut être dissoute et où elle ne peut être aisément adaptée pour des raisons institutionnelles et économiques ». Selon lui, la zone euro est marquée par des déséquilibres entre ses États membres, aux plans à la fois industriel (des écarts de productivité), commercial (des soldes inversés des balances des paiements, notamment entre l’Allemagne et la France), budgétaire (des déficits inégaux) et financiers (des rapports différents entre dettes publiques et PIB). Ces déséquilibres structurels provoqueraient des chocs asymétriques et favoriseraient les comportements spéculatifs sur les marchés financiers. Paul Krugman préconisa alors la solution pragmatique d’une « dévaluation interne » – avec un « objectif d’inflation de 4 % par an au lieu de 2 % » – qui relancerait l’offre de produits, permettrait aux entreprises les plus fragiles de reconstituer leurs marges et réduirait les écarts de performances entre les pays européens (notamment du nord et du sud).

Si les propositions de Paul Krugman restèrent sans effet, elles n’en contribuèrent pas moins à réactiver une réflexion engagée il y a un siècle après « l’hyperinflation » allemande de 1923, qui a profondément marqué la conscience allemande. Elles ont notamment relancé le débat entre friedmaniens et keynésiens, qui a marqué, depuis le traité de Rome du 25 mars 1957, la politique économique européenne. Le traité repose en effet sur les principes d’une libre concurrence et d’une libre circulation des biens et des services, afin de contenir la pression inflationniste engendrée par l’émergence de la consommation de masse après les privations de l’économie de guerre. À partir de 1968, l’inflation put être contenue à environ 6 % dans le pays membres de la Communauté économique européenne (CEE), mais à partir de 1973, sous l’effet des crises pétrolières et de la revalorisation du dollar, les hausses de prix à la consommation culminèrent à seulement 7 % en Allemagne, mais à 15 % en France et en Italie. Les plans de stabilité (plans « Barre » et « Fourcade » en France) destinés à contrôler ces chocs exogènes, reposèrent sur des contrôles des prix et du crédit ainsi que sur des mesures de relance des investissements productifs (notamment dans l’industrie nucléaire). À partir de 1981, la stagflation, conjuguant stagnation économique et inflation des prix, se transforma progressivement en désinflation, avec des hausses de prix ramenés à 1,4 % en Allemagne et 7,5 % en France et en Italie. L’incapacité des économistes à établir un rapport fiable entre inflation et croissance expliquerait pourquoi les leaders européens demeurent généralement attachés à leurs idéologies dominantes basées sur un dogme plutôt monétariste ou plutôt keynésien.

Confrontée à l’alourdissement des dépenses publiques entrainée par sa réunification, l’Allemagne accepta de signer le traité de Maastricht, mais à condition que le « premier pilier » de l’Union économique et monétaire assigne à une Banque centrale indépendante, l’objectif de limiter l’inflation à 2 % par an. Au cours des années 1990, les partisans d’une « désinflation compétitive » d’inspiration friedmanienne s’opposèrent à ceux d’une « dévaluation compétitive » d’obédience keynésienne. La « nouvelle orthodoxie » instaurée par le traité de Maastricht a finalement reposé sur une régulation de la circulation monétaire par des taux directeurs fixés par la BCE et sur la recherche d’équilibres budgétaires grâce à un repli de l’État-providence et à une maîtrise des coûts (notamment du travail). Dans le même temps, l’unification monétaire et l’ouverture du marché intérieur devait favoriser la compétitivité des entreprises. La plupart des économistes anglo-saxons ne manquèrent pas de signaler que le traité de Maastricht a été directement inspiré par l’École de Chicago animée par Milton Friedman.

Au cours des années 2000, la libéralisation des marchés mondiaux conjuguée à un « euro fort », aviva la concurrence et provoqua une vague de désinflation massive (la hausse moyenne étant comprise entre 2 % et 5 % jusqu’en 2006), mais aussi de désindustrialisation, (notamment en France) et de délocalisation d’usines en Asie et au Maghreb. Ce mouvement entraîna une modération des hausses de salaires, mais aussi une montée du chômage. À partir de 2005, les hausses des matières premières, de l’énergie et de l’immobilier, firent craindre un retour de l’inflation, mais en 2007, l’éclatement de la crise des subprimes provoqua un credit crunch et une crise financière en Europe, qui révélèrent la fragilité industrielle et le surendettement des pays du sud de la zone euro. La crise grecque se transforma en crise de l’euro à partir de 2011. Le débat se déplaça alors sur l’intérêt de mettre en place un mécanisme européen de stabilité, et sur l’opportunité d’instaurer la « règle d’or » de l’équilibre budgétaire. Les cinq « pays frugaux » du Nord étaient tentés par le maintien d’une rigueur budgétaire, tandis que les pays du sud étaient prêts à prendre le « risque de l’inflation ». À partir de 2020, le surendettement entraîné par les politiques de soutien de l’économie pendant la pandémie, puis la guerre en Ukraine, ont entraîné une inflation importée dans toute la zone euro et une surenchère prix-salaires qui a été inégalement maîtrisée selon les pays.

Cette brève rétrospective des mouvements de prix en Europe montre que les successions de périodes d’inflation et de désinflation sont difficilement réductibles à des alternances entre les courants néo-friedmanien et néo-keynésien. L’inflation est à l’économie ce que la température est au climat et leurs interactions sont difficilement prévisibles et modélisables. Les théories économiques permettent d’en expliquer les causes mais plus difficilement d’en prévoir les effets. Il est probable que l’inflation n’est pas que la résultante de facteurs économiques, mais, d’après Marseille et Plessis [2], qu’elle est de plus en plus provoquée par des facteurs sociaux, la montée des prix étant liée aux mutations des institutions et de la structure de la société. Suivant cette approche socio-économique, la formule de Krugman retrouve toute sa signification.

 

[1] Pluchart J-J., Peut-on tirer des leçons de l’histoire ?, in P. Sabatier (dir.), Après la récession, inflation ou récession ?, Eyrolles, 2014.

[2] Marseille J. et Plessis A., Vive la crise et l’inflation, Hachette, 1983.

 

Cet article a été initialement publié dans le n°402 de Finance&Gestion et repris par Vox-Fi avec due autorisation.