Le débat sur le démantèlement des banques universelles s’apaise quelque peu. Il y a eu probablement surréaction chez les régulateurs, affolés par le choc de 2008. Cette moindre pression est propice à poser le sujet comme il doit l’être : au fond, quelle est la bonne stratégie industrielle pour les banques ? Après tout, elles ont su se dessaisir des métiers de gestion d’actifs sans qu’on les y force. Ont-elles encore intérêt à garder sous un même toit banque d’investissement et banque commerciale ? Comme souvent le regard historique est utile.

Si la révolution industrielle au Royaume-Uni s’est appuyée sur des marchés financiers assez déjà développés, c’était loin d’être le cas une génération après pour la France, et pour l’Allemagne deux générations après. Le décollage industriel français s’est produit sous le Second Empire, quand le pays s’équipait en voies ferrées, développait sa sidérurgie et ses chantiers navals. Les historiens soulignent le rôle décisif à cet égard des frères Pereire. En créant le Crédit Mobilier en 1852, ils rompaient avec toute une tradition bancaire, défendue agressivement par la famille Rothschild, selon laquelle la banque devait se contenter d’un rôle d’intermédiaire, ce qu’on appelait la « haute banque ». Le Crédit Mobilier venait, lui, s’engager dans des projets industriels à long terme, en crédit ou en apport de fonds propres.

La faillite du Crédit Mobilier (1867) peut largement être attribuée à l’opposition farouche de l’establishment bancaire de l’époque. Mais une seconde raison tenait à son modèle économique assez fragile : détenant des participations à long terme et peu liquides dans de grandes entreprises, son bilan était particulièrement sensible aux variations de la bourse et de la conjoncture économique. Victorieux, les opposants des frères Pereire ont eu la sagesse de ne pas jeter complètement à la poubelle ce modèle véhiculant de l’épargne long terme vers les entreprises. Ils l’ont amendé en l’adossant à l’activité traditionnelle de banque de dépôts et en le restreignant à des investissements en prêts et non en fonds propres. Avec le Crédit Lyonnais, créé en 1862, et la Société Générale, deux ans après, naissait ainsi le prototype de la banque universelle, sans que disparaisse complètement le modèle du Crédit Mobilier.

C’est en Allemagne qu’une autre épure de banque universelle est apparue, à une échelle beaucoup plus grande. Car là-bas, ce sont directement les banques commerciales qui ont pris l’initiative de lancer les grands projets industriels, au moment où l’Allemagne bismarkienne devenait la puissance industrielle de l’Europe. Elles finançaient aussi en fonds propres, faute de marchés boursiers évolués. Pour simplifier, elles cumulaient le modèle des frères Pereire avec celui de la Société Générale. Ainsi, la Deutsche Bank et la Commerzbank est née en 1870, la Dresdner Bank en 1872. Lorsque les grands projets devenaient des entreprises, ces banques en gardaient le contrôle, souvent en association avec les familles des entrepreneurs. Elles devenaient la Hausbank, le partenaire à long terme de l’entreprise.

Ces banques sont à l’origine de cette configuration si particulière de l’industrie allemande. Dès lors qu’une banque contrôlait un ensemble d’entreprises, elle préférait éviter les situations de concurrence interne et favorisait la concentration. Bien avant les États-Unis, les premiers conglomérats sont apparus en Allemagne. Ainsi la Deutsche Bank avec Siemens.

Le modèle Crédit Mobilier a perduré en France, pas sous la forme de banque universelle, mais sous celle des « banques d’affaires ». Paribas et Indosuez fonctionnaient sans adossement sur une banque commerciale et sans grande activité d’intermédiation. Elles ont joué leur rôle après la guerre quand il a fallu financer la reconstruction du pays, aux côtés d’établissements spécialisés dans le crédit à long terme, tel le Crédit National. Mais l’ouverture des marchés financiers dans les décennies 80 et 90 les a fait disparaître : leur fonction de financement n’était plus aussi importante et, avec les législations plus rigoureuses de défense des actionnaires, elles n’arrivaient plus à contrôler le conseil d’administration à partir de participations très minoritaires. Enfin, elles n’ont pu rattraper leur retard technologique sur les investment banksaméricaines en matière d’intermédiation. Elles ont finalement été rachetées par des grandes banques commerciales (BNP et Crédit Agricole), à la recherche, souvent illusoire, d’une montée en régime plus rapide dans la banque d’investissement.

Mais la libéralisation financière a aussi été fatale à la banque universelle à l’allemande : les grandes entreprises accédaient directement aux marchés de capitaux et se dégageaient de la tutelle de la Hausbank. L’important n’était plus d’être capable d’investir sur son bilan, mais de développer le métier d’intermédiaire et de trading. Soumis à la concurrence des mêmes investments banks, elles ont disparu, comme Dresdner Bank dans sa fusion incertaine avec Commerzbank, ou changé leur modèle économique, comme Deutsche Bank dont on dit qu’elle pourrait céder prochainement sa banque commerciale, la Postbank, pourtant acquise il y a peu.

Une différence essentielle doit être notée entre la banque universelle du 19ème siècle et celle qui souhaite prendre le relais au 21ème siècle, comme en France. Dans le modèle ancien, l’adossement se faisait entre la banque commerciale, de crédit et de dépôts, et l’activité de financement de l’industrie : il y avait gain de solvabilité ou économie de fonds propres par mutualisation de deux métiers non totalement corrélés, et gain de liquidité par transformation des dépôts en placements longs. Dans le modèle défendu aujourd’hui, les grandes banques universelles, sous la pression des régulateurs, sont tenues de mieux cantonner les deux métiers et l’effet mutualisation diminue ; de plus, à s’accumuler dans quelques grands bilans, les risques de crédit peuvent devenir systémiques. Les banques préfèrent procéder par intermédiation financière, comme l’annonce résolument la Société Générale aujourd’hui. « Rothschild » semble avoir repris le dessus,

Mais la coexistence des deux métiers dans le modèle nouveau devient alors plus problématique : autant le métier de crédit unifiait auparavant les deux branches, sachant que la culture du risque de crédit est le propre du banquier, autant le trading obéit à une toute autre logique industrielle : une réactivité à court terme, un mode de rémunération aux antipodes, une analyse crédit tournée vers la vente et non vers l’achat pour compte propre, etc. Les multiples déboires qu’ont connus les banques universelles à vouloir s’imposer dans les métiers de marchés financiers sont la preuve de la complexité à aligner sous un même toit les deux activités. Pereire reviendra-t-il ?

Cet article a été publié une première fois sur Vox-Fi, le 12/03/2015