La crise sanitaire a mis en avant le rôle des modèles mathématiques dans la gestion de l’épidémie. En effet, la progression des personnes testées positives ou des décès faisait apparaître au fil des jours un doublement réguliercaractéristique d’une croissance exponentielle (graphique ICI). La notion de croissance exponentielle est intuitivement connue par tous ceux qui, un jour, ont été confrontés à des procédures juridiques de remboursement d’un emprunt dont les intérêts se composaient au fil du temps (les intérêts composés) : la croissance exponentielle du montant à rembourser (capital + intérêts capitalisés) peut conduire à la faillite si on ne rembourse pas assez vite, ce qu’on appelle l’explosion exponentielle. Mais plus généralement, la croissance exponentielle semble être une caractéristique intrinsèque de la nature. On la retrouve en biologie, en chimie, en physique etc. Le 7 août, Sciences et Avenir posait la question : « allons-nous vers une croissance exponentielle pour l’épidémie de coronavirus ? ». Dans le point épidémiologique du 24 septembre, Santé publique France indiquait une « augmentation exponentielle des admissions en réanimation ». Beaucoup de journaux ont repris ce thème dans leurs titres, par exemple « Covid-19: hausse exponentielle des hospitalisations« . Or une croissance exponentielle conduit rapidement à des nombres extraordinairement élevés. C’est une caractéristique non triviale illustrée par l’histoire célèbre du grain de riz et de l’échiquier.

 

Une légende perse raconte qu’un jour, un roi des Indes s’ennuyait. Il chercha une manière de ne plus s’ennuyer et promit une récompense à qui trouverait ce moyen. Un sage lui présenta le jeu d’échecs, et cela enthousiasma le roi, qui demanda au sage ce qui lui ferait plaisir pour le remercier de son invention. Le sage répondit par une règle simple : déposer un grain de riz sur la première case du jeu d’échecs, deux grains sur la deuxième, quatre sur la troisième etc. Sur chaque case, on double le nombre de grains de riz. Soit donc la série du nombre de grains de riz 1, 2, 4, 8, 16, 32, 64 etc. On peut écrire cette série comme suit. Le nombre de grains de riz déposés sur la case 2 est égal à 2 à la puissance 1. Le nombre de la case 3 est égal à 2 à la puissance 2. Le nombre de la case 4 est égal à 2 à la puissance 3. Etc. Par convention, le nombre de la première case (la case 1) sur laquelle il n’y a qu’un seul grain de riz représente 2 à la puissance 0. L’on écrit cette série en utilisant la notation en puissances de 2 : 20, 21, 22, 23, 24, 2etc. La croissance est ici exponentielle de base 2 : on double à chaque case. Le roi, à qui cette demande sembla simple et raisonnable, accepta avec enthousiasme. Le jeu d’échec contient 64 cases. Sur la dernière case, la soixante-quatrième, il faudra donc déposer 2 à la puissance 63 (263) grains de riz, nombre qui représente 9 223 372 036 854 780 000 grains, 9 milliards de grains de riz ! Comme il faut aussi ajouter le total des cases précédentes, le nombre final de grains de riz que le roi doit livrer au sage est 1 + 21+ 2+ 2+ 2+ 25 + … + 263, soit 18 446 744 073 709 600 000 grains, soit environ 400 milliards de tonnes de riz. Plus que toutes les cultures de riz du royaume ne pouvaient produire. Ce fut la fin du royaume. Une variante de cette légende imagine que le roi, furieux, ne paya pas et fit décapiter l’audacieux sage !

On comprend donc intuitivement qu’une croissance exponentielle se présente comme très inquiétante pour les responsables de la situation sanitaire d’un pays, car dangereuse pour la sécurité de son système de santé qu’elle peut mettre en péril (comme les remboursements d’intérêts capitalisés peuvent mettre en péril une personne morale ou physique). Ces chiffres extrêmement élevés au bout d’un certain temps sont donc alarmants du point de vue de toute politique sanitaire. S’il n’y a pas de limite temporelle au remboursement d’intérêts capitalisés dans le droit (ce qui pose d’ailleurs le problème éthique des « fonds vautour »), dans le cas d’un virus, la croissance exponentielle ne peut pas durer indéfiniment. A un moment donné, le virus ne trouve plus de supports humains où se loger, et l’épidémie s’arrête d’elle-même. La croissance se ralentit et devient linéaire : le nombre de cas augmente de façon constante chaque jour. Cette perspective d’arrêt naturel fonde les arguments en faveur de l’immunité collective « naturelle », idée dont les dangers ont été amplement développés (voir par exemple « Les fausses promesses de l’immunité collective« ).

L’économiste et prêtre anglican Thomas Malthus avait publié en 1796 son célèbre Essai sur le principe de population dans lequel était posée l’hypothèse d’une croissance exponentielle de la population qui conduirait à la ruine des nations car les ressources ne croissent que de manière linéaire. D’où les catastrophes démographiques « malthusiennes » qui donnent l’idée de politiques de restrictions démographiques « malthusiennes ». Mais les choses ne se passent pas ainsi. Le mathématicien belge Pierre-François Verhulst, élève du grand statisticien belge Adolphe Quetelet, corrigea le modèle de Malthus en 1838 pour tenir compte du changement de régime de la croissance démographique. Il imagina des termes correctifs qui conduisent à l’aplatissement de la courbe exponentielle après un certain temps, et imagina une autre courbe possédant cette forme, qu’il appela « logistique ». La progression du virus s’arrêtant à un moment donné, la courbe logistique est donc la courbe de base des modèles de progression des épidémies. L’augmentation est lente au départ, certes, et elle ralentira, certes, mais la catastrophe exponentielle arrivera inexorablement.

La fonction logistique (Wikipédia)

Une variante de la légende perse raconte que le roi écouta l’un de ses conseillers avisés. Celui-ci lui fit remarquer que, s’il suivait sa pente naturelle de répondre à la demande du sage et de laisser « naturellement » les cases se remplir, alors cela signifierait la fin de son royaume. Le roi écouta son conseiller et empêcha les cases de l’échiquier de se remplir. De la même manière, les politiques écoutent les comités scientifiques et agissent pour empêcher les lits de réanimation de se remplir. L’usage des modèles de progression de l’épidémie est ainsi devenu un élément clé de la décision politique. La décision politique est ultimement justifiée par la scientificité des approches retenues. L’argument des « morts qu’on pourrait éviter » est mis en avant en évaluant le « nombre de morts potentiels » avec des modèles de projection de l’épidémie.

Si l’on veut éviter un nombre très élevé de malades qui satureraient le système de santé, il faut donc freiner l’exponentielle. Plus précisément, le terme « exponentielle » ne renvoie pas à la vitesse de la progression de l’épidémie mais à la forme de cette progression (cela peut être exponentiel toutes les 30 secondes ou tous les 30 ans). Donc on peut agir, à forme donnée, sur la vitesse, la dimension temporelle de l’épidémie, par exemple le temps de doublement. C’est la fonction des mesures comme les gestes dits « barrières » ou le confinement. D’autres modèles mathématiques permettent alors d’anticiper les effets des mesures de frein de l’exponentielle par la modélisation des interactions entre individus, et de régler plus ou moins finement la charge sanitaire à supporter par le système de santé, en fonction par exemple du nombre de lits disponibles dans les hôpitaux. C’est, grosso modo, ce qui fonde la politique sanitaire de la quasi-totalité des pays du monde, unis dans une gestion globale des risques épidémiques par la signature (196 pays) du règlement sanitaire international.

 

Comment expliquer l’exponentielle par les comportements individuels ? Pour cela, on a besoin de faire des hypothèses sur la manière dont les gens interagissent entre eux ainsi que sur la capacité qu’a le virus de « sauter » d’une personne à une autre, c’est-à-dire sur la contagiosité des personnes si elles sont contaminées, la probabilité de contamination par contact. La description de ces interactions individuelles est le domaine foisonnant des modèles d’agents (en anglais « agent-based models »). Ce sont des modèles mathématiques qui simulent des dynamiques variées dans beaucoup de disciplines scientifiques. Au départ ces modèles ont été utilisés dans les sciences physiques mais ensuite ils ont été étendus à la biologie, l’écologie, l’informatique, l’épidémiologie et récemment à l’économie et la finance. Le point important relatif à ces modèles est qu’ils permettent d’expliquer les « données statistiques » que l’on observe sur un phénomène décrit, par exemple les cycles en économie ou les krachs boursiers, ou le nombre de malades hospitalisés avec par exemple le but d’éviter un « krach sanitaire ». Ces modèles permettent de résoudre un certain nombre de problèmes restés insolubles auparavant. Une note de la Banque d’Angleterre de 2016 en a présenté une synthèse. Nous en parlerons dans notre prochain billet.

L’exponentielle rend-elle fou ? Quand on voit les passions déclenchées dans les débats par l’utilisation de l’exponentielle, on peut se le demander ! Une étude allemande récente posait même la question : la compréhension de l’exponentielle ne représente-telle pas un « défi cognitif » pour la plupart ? Aussi, en considérant l’impact énorme que l’exponentielle a produit sur les opinions et les décisions politiques qui s’en sont suivies, et le vent de folie qui souffle aujourd’hui partout à la suite de cela, je propose, pour terminer cet article, de relire le magnifique poème de François Villon, Le lais (un leg) écrit en 1457, composé de quarante huitains d’octosyllabes, et dont j’extrait ici le huitain XXXVII en ayant remplacé le mot « estimative » par le mot « exponentielle » :

Et mêmement l’exponentielle,

Par quoi prospective nous vient,

Similative, formative,

Desquelles souvent il advient,

Que par son trouble l’homme devient,

Fol et lunatique parfois,

Je l’ai lu ce bien m’en souvient,

En Aristote aucune fois !

Portrait présumé de François Villon dans la plus ancienne édition de ses œuvres (Pierre Levet, 1489)

 

Cet article a initialement été publié par Christian Walter sur son blog Hypotheses. Il est repris par Vox-Fi avec due autorisation.