Par Michel TALY, avocat associé, Arsene-Taxand
Finance et Gestion, n°326, février 2015

La dimension éthique du métier de fiscaliste recoupe largement, l’appréciation de la limite à ne pas franchir dans l’optimisation fiscale. Cette limite n’est pas une question théorique que l’on se pose de temps en temps, quand on prend du recul. C’est une question qui se pose concrètement pour chaque dossier. Vox-Fi reprend avec plaisir ce remarquable article paru dans le dernier numéro de Finance et Gestion, n°326, février 2015.

En principe, la relation fiscalité et éthique est extrêmement simple : la fraude – c’est-à-dire le non-respect de la loi – est interdite et l’optimisation – c’est-à-dire l’utilisation habile de la loi – est autorisée.

Dans la pratique, les choses sont moins simples, car il y a des façons d’utiliser la loi qui peuvent paraître « trop habiles pour être honnêtes ». Il y aurait donc une notion d’excès d’habileté, qui est à la fois un problème éthique – ce que je fais est malhonnête – et juridique – car le Code des Impôts permet à l’administration de réprimer cet excès d’habileté en le qualifiant d’abus de droit.

 

Deux approches différentes ?

L’approche juridique concerne forcément l’entreprise, puisqu’elle implique un risque de redressement (assorti, qui plus est, de lourdes pénalités, égales à 80% du montant des droits redressés). Ce risque de redressement – il y a bien sûr un problème d’appréciation – doit être pris en compte par les procédures internes de l’entreprise comme tout autre risque.

Pour l’approche éthique, la réponse est moins évidente. On peut concevoir qu’à titre individuel, une personne physique décide de ne pas aller jusqu’au bout de la démarche d’optimisation, et s’impose volontairement de rester en deçà de ce qui aurait été techniquement possible, pour ses propres impôts.

Une telle attitude paraît difficilement envisageable en tant que salarié, pour les impôts de l’entreprise. En tant que responsable fiscal d’une entreprise, je ne peux pas, de ma propre initiative, payer volontairement plus que ce que je pense légalement possible. Il faudrait pour cela que le degré d’agressivité d’optimisation fiscale jugé acceptable par l’entreprise soit fixé par une règle interne définie clairement et qu’une procédure soit instaurée pour juger au cas par cas (comme pour l’approche juridique, il y a, bien sûr, un problème d’appréciation).

On aurait donc en théorie deux raisons distinctes de traiter la question du niveau d’agressivité acceptable pour l’optimisation fiscale dans la gouvernance de l’entreprise : la maîtrise des risques et les valeurs éthiques. Dans chaque cas, il faudrait à la fois fixer une règle et une procédure de décision au cas par cas.

 

Approche par les risques

Intégrer la fiscalité dans les procédures de contrôle des risques revient à définir un processus de décision formalisé comportant des documents écrits et des règles de gouvernance permettant d’aboutir à des décisions de faire ou ne pas faire, dossier par dossier, et se substituant aux décisions résultant habituellement dans les entreprises d’un processus plus informel géré par le directeur fiscal en liaison avec sa hiérarchie.

Au cours de ce processus informel, le responsable fiscal est amené à se poser deux questions :

  • Est-ce que le traitement fiscal que j’envisage est juridiquement fondé en droit ?

La réponse à cette question n’est pas du type oui/non, mais probabiliste : quelles sont les chances de gagner un contentieux éventuel ? La décision repose donc à la fois sur une estimation de ces chances et sur la fixation d’un seuil d’acceptabilité (par exemple : 50% ou 80%)

  • Même si je réponds oui à la question précédente : quelle va être l’attitude de l’administration fiscale ? Celle-ci peut avoir une appréciation différente de la mienne sur l’issue du contentieux, et surtout elle peut retenir un seuil assez bas de probabilité de succès pour tenter sa chance !

Perdre un contentieux ne présente pas les mêmes inconvénients pour le contribuable et pour l’administration, celle-ci visant souvent la dissuasion. Or, tout le monde n’est pas prêt à affronter un contentieux, même s’il pense qu’il va le gagner.

Certaines entreprises se donneront donc pour objectif de ne retenir que des schémas ayant des chances raisonnables de ne pas être contestés par l’administration. Pour chaque dossier, le responsable fiscal de l’entreprise s’est forcément posé les questions ci-dessus, mais souvent de façon informelle, sans forcément de traces écrites de cette réflexion. Formaliser une procédure de gestion du risque fiscal consiste donc à documenter ce qui restait informel et à fixer un processus de décision (par exemple, niveau hiérarchique requis en fonction de l’enjeu, création de comités).

 

Approche éthique

Intégrer une dimension éthique dans la gestion de la fiscalité d’un groupe consiste à définir de façon opérationnelle la frontière entre l’habileté acceptable et l’excès d’habileté inacceptable. À titre individuel, tout fiscaliste peut répondre à cette question, pour lui, et au cas par cas. La question est donc de passer de cette appréciation personnelle et ponctuelle à la définition d’une règle générale et collective permettant à tous les décideurs concernés dans le groupe d’apporter des réponses homogènes au cas par cas.

Si un fiscaliste expérimenté, ayant une vision concrète des schémas d’optimisation qui posent problème, prend une feuille blanche et tente d’écrire une telle règle, il va probablement s’apercevoir que l’approche éthique collective aboutit de fait à tracer la même frontière que l’approche par les risques.

En effet, pour les montages agressifs, l’administration sera le plus souvent en situation d’invoquer l’abus de droit ou la fraude à la loi. Pour apprécier les chances de gagner le contentieux, il faut forcément se référer à la définition que donne le Conseil d’État de la fraude à la loi ou de l’abus de droit. Pour le juge suprême de l’impôt, sont répréhensibles « les actes qui, recherchant le bénéfice d’une application littérale des textes à l’encontre des objectifs poursuivis par leurs auteurs, n’ont pu être inspirés par aucun motif autre que celui d’éluder ou d’atténuer les charges fiscales que l’intéressé aurait normalement supportées ».

Or, cette définition peut aussi convenir pour définir, dans une approche éthique, l’excès d’habileté. C’est tellement vrai que, lorsque l’administration fiscale canadienne cherche à définir les « montages inacceptables », elle emploie pratiquement les mêmes termes que le Conseil d’État : pour elle, les planifications abusives ont « un fondement juridique dans un sens très technique, mais elles vont au-delà de l’intention qu’avait le Parlement au moment de l’adoption de la loi, et visent essentiellement à éviter le paiement des taxes dues ».

En termes opérationnels, cela revient à dire qu’est éthiquement inacceptable un schéma qui comporte un risque excessif de redressement confirmé au contentieux. Il ne reste plus alors, comme dans toute procédure de maîtrise de risque, qu’à fixer un pourcentage de risque acceptable.

Il peut paraître étrange de vouloir associer un pourcentage précis à une appréciation qualitative, mais les fiscalistes sont habitués à fixer, pour le chiffrage des provisions, une estimation de risque de perdre un contentieux. Il s’agit en fait d’exprimer, par un pourcentage permettant de calculer la provision, une « notation » de la robustesse du schéma.

Et c’est cette approche de risque qui permet de rendre opérationnelle une politique d’entreprise en matière de niveau acceptable « d’agressivité fiscale ». Ayant ainsi réconcilié les deux approches et déterminé un processus opérationnel de décision, il ne reste plus qu’à décider si celui-ci doit rester informel ou devenir formalisé.

 

Modalités et conséquences d’une formalisation du processus de décision :

Pourquoi formaliser le processus ? Comment le faire ? Quelles seront les conséquences ?

 

Faut-il formaliser ?

Constatant qu’une bonne maîtrise du risque de redressement suffit à assurer une pratique fiscale conforme à l’éthique, on pourrait être tenté de se borner à rappeler au responsable fiscal et à sa hiérarchie ce que l’on attend d’eux en la matière et considérer que le problème est résolu.

Une telle position semblera toutefois un peu légère pour les groupes qui auront lancé de façon générale en leur sein un vaste mouvement de définition des valeurs et de refondation de la gouvernance. On voit mal en effet pourquoi la fiscalité resterait en dehors de ce mouvement.

 

Comment formaliser?

À ce stade de la réflexion, on voit bien comment formaliser le processus. Dans un premier temps, l’entreprise va fixer le niveau de risque à ne pas dépasser (par exemple : au moins 50 % de chances de gagner le contentieux, ou 75 %, ou même, pour les plus prudentes – vertueuses? – au moins 50 % de chances que le vérificateur fiscal accepte le schéma).

Le seuil retenu va exprimer, comme dans d’autres domaines de la vie de l’entreprise, le système de valeurs : jusqu’où sommes-nous prêts à aller (en termes de risque et en termes éthiques, les deux étant de fait mesurés par le même critère) pour améliorer le profit du groupe ?

Comme il s’agit d’une décision de fond, finalement très stratégique, il est naturel qu’elle soit issue d’un processus assez solennel, éventuellement validé par le Conseil d’Administration.

Ensuite, la déclinaison au cas par cas se fera à divers niveaux hiérarchiques, en fonction de l’enjeu et des règles de gouvernance qui seront fixées.

On peut aussi imaginer de compléter la règle générale par quelques règles pratiques : par exemple, on peut considérer que la frontière de l’acceptable est franchie lorsqu’on ne peut espérer échapper au redressement qu’en dissimulant une partie du « montage », par exemple :

• En cachant l’existence d’une « contre-lettre » modifiant la portée d’un contrat.

• En multipliant les entités interposées pour « brouiller les pistes » et empêcher de remonter au bénéficiaire final d’une transaction.

On a ainsi une règle pragmatique : lorsque le contribuable arrive à la conclusion qu’il n’a aucune chance d’échapper au redressement si l’administration a en main tous les éléments du « montage », et qu’il en dissimule certains pour augmenter ses chances, il sait qu’il est probablement en train de franchir la frontière de l’acceptable.

 

Quelles seront les conséquences de la formalisation ?

Il est très probable que l’instauration d’une procédure formelle, dans le cadre des règles de gouvernance, ne sera pas sans conséquences sur le niveau d’optimisation effectivement pratiqué dans le groupe.

Même si la règle fixée dans le cadre d’une formalisation de la décision reste la même que celle que pratiquait informellement le directeur fiscal (et prend pour référence le risque contentieux avec le même niveau théorique de risque accepté que celui qui sous-tendait implicitement les décisions passées) il est probable que la pratique postérieure se révèlera dans les faits moins agressive qu’avant la mise en place de la procédure. En effet :

• Un comité composé de non spécialistes aura tendance à se donner une plus grande marge de sécurité qu’un fiscaliste expérimenté.

• L’individualisation de la responsabilité induite par la formalisation rendra les individus plus hésitants (on l’a bien vu lorsque les directeurs fiscaux ont dû certifier la charge d’impôt dans le cadre des nouvelles règles applicables aux sociétés cotées aux États-Unis)

• La transparence du processus de décision donnera une visibilité telle aux opérations (y compris pour l’inspecteur des impôts!) que cela obligera à renoncer à certains schémas.

C’est d’ailleurs pour cela que les administrations fiscales consacrent autant d’effort à promouvoir la gouvernance d’entreprise en matière fiscale : n’ayant pas réussi à maîtriser le développement de l’optimisation fiscale par le durcissement de la norme, ni par l’intensification des contrôles, et peu assurées de l’efficacité de l’appel au civisme, elles reportent leurs espoirs sur les procédures internes des entreprises.

C’est ce qui explique que le débat sur les bonnes règles de gouvernance pour la maîtrise du risque fiscal ne soit pas apparu, paradoxalement, dans les milieux d’entreprises, mais dans les travaux des administrations fiscales de l’OCDE. Ces sujets ont été abordés deux fois, à Séoul en décembre 2006 et au Cap en janvier 2008, et ont fait l’objet de rapport publiés.

Pour le moment, le monde des entreprises a préféré ignorer ces travaux et ne pas réagir.

Mais il est clair que les administrations ne souhaitent pas en rester à de platoniques recommandations.

Beaucoup d’entre elles envisagent de différencier le traitement des contribuables (notamment au moment des contrôles fiscaux) en fonction de leurs engagements de transparence. Sous leur pression, les entreprises ne pourront éviter de se saisir du sujet.

Gageons qu’à l’issue du processus, en matière d’optimisation fiscale comme en d’autres matières, intérêt bien compris et éthique vont converger !