Les chaînes de valeur mondiales (global value chains) sont vues de plus en plus comme le nouveau paradigme de la production et du commerce à l’échelle internationale. Ce billet (repris en traduction du site ami Vox-EU du 15 décembre 2012) soutient qu’une entreprise est plus performante si elle améliore son positionnement dans ce réseau, en sous-traitant la production de ses biens intermédiaires.

Les études récentes sur les chaînes de valeur montrent que la production de tout bien (des ordinateurs à la distribution de détail) consiste à présent en une série de tâches séparées ou dégroupées, chacune d’elles pouvant être ou non localisées hors des frontières de l’entreprise dite finale[1]. Il s’ensuit que le commerce international porte de façon croissante sur des tâches plutôt que sur des biens[2]. Les chaînes de valeur (ou supply chains) liant l’ensemble de ces tâches sont devenues mondiales et forment le cœur d’une nouvelle division internationale du travail.

L’exemple le plus cité d’un produit qui résulte d’une longue et complexe chaîne de valeur est l’iPhone. L’Asie, précisément la Chine, est indiquée comme la région du monde qui regroupe la majorité des tâches manufacturières pour la production de ce bien final.

Comment les entreprises des pays avancés réagissent-elles ? Elles peuvent être soit des Apple (commandant toute la chaîne et toutes les tâches stratégiques qui vont avec, c’est-à-dire l’innovation, le design, l’ingénierie, la décision sur quels intrants acheter et où, l’assemblage, la publicité, le marketing) ; ou bien les grains d’une grappe de raisin [les auteurs jouent sur les mots entre apple (pomme) et grapes (raisins) – NDLR] appartenant à un ensemble manœuvré par d’autres. Dans le second cas, comment de telles entreprises « intermédiaires » peuvent-elles défendre un quelconque avantage vis-à-vis de concurrents venus des pays émergents ?

Une première réponse possible est de délocaliser. Une firme italienne produit par exemple des freins pour une voiture, disons le modèle « T2.0 », qui est assemblée et vendue par une firme allemande. Elle peut virer une grande part de sa production en Chine ou au Vietnam, ouvrant ici des usines, en fermant d’autres là, de façon à bénéficier du coût du travail localement le plus bas. Alternativement, la firme italienne peut rentrer dans un processus de désintégration verticale, en remplaçant certains composants produits en interne par d’autres, sous-traités à un fournisseur externe, éventuellement localisé dans un pays à bas coût du travail.

Le second type de décision a deux implications : 1/ les frontières de la firme italienne rétrécissent ; 2/ la chaîne de valeur produisant le modèle T2.0 acquiert un maillon de plus dans un pays à bas coût du travail et la firme italienne s’élève d’un cran dans la chaîne de valeur et se rapprochant de cette façon de l’entreprise allemande.

Ainsi, l’entreprise a des moyens de s’ajuster à un monde où les chaînes de valeur prédominent, tous reliés à son positionnement dans la chaîne. Quand la firme améliore sa position, elle peut parvenir au « paradis » (c’est-à-dire gagner en compétitivité et profitabilité) malgré la pression concurrentielle venue des pays émergents. À défaut, elle peut tomber en « enfer » (perdre des parts de marché, voire perdre le marché).

Que signifie alors « améliorer » sa position dans le contexte d’une chaîne de valeur ? L’ensemble des chaînes de valeur dans le monde peut être représenté comme un gigantesque réseau, c’est-à-dire une collection de « nœuds » (les entreprises) liées les unes aux autres par des « rayons », c’est-à-dire des relations bilatérales allant d’un nœud à l’autre (la fourniture d’un intrant intermédiaire). Un nœud particulier peut être situé à la périphérie du réseau, fournissant un composant de base juste à un seul acheteur, ou bien être proche du centre, éventuellement en étant connecté avec beaucoup d’autres nœuds et dans les deux directions, une sorte de hub dans le réseau. On peut s’attendre à ce qu’un hub ait un pouvoir de marché à la fois vis-à-vis de ses acheteurs et de ses clients, typiquement en raison d’une supériorité technologique. Dans un cas extrême, il pourra être un monopole du côté de la vente, ou un monopsone du côté de l’achat. Pour une firme intermédiaire, améliorer sa position dans le réseau signifiera gagner en compétitivité et en pouvoir de marché.

Comment tester cela ? Dans une étude plus ample, nous prenons un échantillon de 1 500 entreprises italiennes à partir d’une enquête faite par la Banque d’Italie et nous identifions trois types d’entreprises : celles qui montent dans la chaîne de valeur parce qu’elles deviennent multitâches et multi-relationnelles (« avancées ») ; celles qui s’améliorent dans l’un ou l’autre de ces deux critères ; et celles qui restent immobiles (« marginales »). On constate de profondes différences entre les firmes avancées et les marginales en termes d’efficacité, de compétitivité internationale, de capital humain et de taille.

Ces différences se sont révélées cruciales lors de la grande chute du commerce en 2009. Les chaînes de valeur ont démontré avoir été des canaux pour la rapide transmission des chocs financiers. On montre que l’impact de la récession a été très différent selon le positionnement de la firme dans la chaîne de valeur.

Comparant la réaction à la crise des entreprises italiennes et allemandes, on montre : a) la chute de chiffre d’affaires a été 3,7 % moins forte pour les firmes « finales » (c’est-à-dire mieux positionnées dans la chaîne de valeur) pour les firmes intermédiaires ; b) les firmes intermédiaires qui portaient des activités innovantes avant la crise ont été quelque peu abritées du choc ; c) le positionnement dans la chaîne de valeur explique 10 points d’écart entre la performance des entreprises allemandes et celle des entreprises italiennes (la différence totale de performance a été de 22 % à l’avantage des entreprises allemandes, mieux positionnées).

Il y a 75 ans, Ronald Coase expliquait que la raison d’être de la firme était de réduire les hauts coûts de transaction supportés par quiconque voudrait produire un bien ou un service en achetant simplement chacun des composants ou des tâches nécessaires pour sa production. Depuis, la compréhension du mécanisme a été enrichie, mais jusqu’à récemment une entreprise était libre de sa décision s’il lui fallait sous-traiter ou internaliser, et si, elle décidait de sous-traiter, s’il lui fallait le faire par délocalisation ou non. Dans le nouveau monde concurrentiel, sous-traiter et délocaliser sont devenues des décisions obligées pour un nombre croissant d’entreprises des pays avancés. Pour elles, le problème n’est plus « si », mais « comment ». Leur positionnement dans la chaîne de valeur mondiale va déterminer si elles se retrouveront au paradis ou en enfer.

 


[1] Blinder Alan S. (2006), « Offshoring: the Next Industrial Revolution », Foreign Affairs, n. 85/2, 113-128.

[2] Miroudot, S and Ragoussis, A (2009) Vertical Trade, Trade Costs and FDI, OECD Trade Policy, Working Papers 89, OECD, Trade Directorate. Ou encore : Baldwin, R and Robert-Nicoud F (2010), « Trade-in-Goods and Trade-in-Tasks: an Integrating Framework« , CEPR Discussion Paper no. 7775.