Évaluation d’entreprise : attention aux chausse-trapes cognitives !
L’évaluation, au cœur de nombreuses décisions, est propice à débats sans fin, tant sur les méthodologies que sur les hypothèses, et donc sur les conclusions. Les évaluateurs, considérant que leur métier relève plus de l’art que de la science, rendent leur travail plus complexe à réfuter. Pour autant celui-ci étant empreint de biais cognitifs, ces professionnels devraient se familiariser avec les enseignements de la finance comportementale. Cette branche qui étudie la façon dont les comportements humains, les émotions, et les processus psychologiques influencent les décisions financières et les marchés s’applique pleinement à l’évaluation (« behavioral valuation ») sous trois angles :
- Les relations de l’évaluateur par rapport au donneur d’ordre,
- Les caractéristiques de l’information financière et comptable produite par la société,
- La mise en œuvre proprement dite de l’évaluation.
Les relations de l’évaluateur par rapport au donneur d’ordre
Les biais des évaluateurs dépendent tout d’abord de leur degré de proximité avec le donneur d’ordre.
Les évaluateurs « internes » dont l’organisation possède ou vise à acquérir l’actif font face à des biais d’intérêts évidents : biais de confirmation ou d’optimisme dans le cadre d’une acquisition, effet de dotation qui pousse à surestimer la valeur d’un actif à céder, prise en compte des sunk costs lié à la volonté de recouvrer l’ensemble des investissements déjà réalisés, peur de décevoir un management sur la valeur attendue ou de sous-estimer les risques dans un exercice de dépréciation d’actifs…
Le recours à des évaluateurs conseils à l’extérieur de l’organisation peut aider à surmonter ces biais grâce à la distance qui les sépare naturellement de l’actif à évaluer. Encore faut-il que la structure de rémunération (success fees par exemple) ou la forte dépendance au client ne remette pas en cause leur objectivité.
L’intervention d’experts indépendants est bien sûr le moyen le plus efficace de limiter ces biais puisque l’expert est, par construction indifférent au sort de l’actif ou à la conclusion de l’opération. Reste à s’assurer de la réalité de cette indépendance, car la désignation de l’expert est souvent largement influencée par les conseils de la société dont l’intérêt est de retenir celui dont on sait, par expérience, qu’il fera preuve de souplesse.
Les caractéristiques de l’information financière et comptable
La seconde source de biais provient de l’information donnée à l’évaluateur sur les performances historiques et les perspectives de croissance de l’entreprise. La qualité de l’analyse dépendra de celle de ces informations. Or, celles-ci sont plus ou moins biaisées.
L’exercice de planification est très complexe. Nous souffrons d’un biais de projection qui nous laisse penser que les dynamiques actuelles resteront inchangées, d’un biais d’ancrage qui nous pousse à retenir les références historiques insuffisamment ajustées, d’un biais de récence qui nous fait oublier des faits trop éloignés dans le passé, d’un biais des « survivants » qui consiste à concentrer son attention sur les exemples de réussite qui sont des exceptions statistiques plutôt que des cas représentatifs, etc.
Le recueil d’informations lors d’entretiens donne également lieu à de multiples biais liés à la perception biaisée de l’interlocuteur (effet de halo dû à une logique d’influence d’un élément sur un autre ou encore arguments d’autorité d’interlocuteurs jugés plus légitimes en raison de leur expertise technique ou position hiérarchique). Par ailleurs, un « storytelling » puissant risque de renforcer le biais de confirmation de l’évaluateur, transformant l’entretien en élément de confort pouvant être préjudiciable au jugement critique.
La mise en œuvre de l’évaluation
Enfin, dernière source de biais : la mise en œuvre de l’évaluation. Évaluer un actif est complexe, car la valeur dépend de ses perspectives de rentabilité et de risque futurs, tous deux incertains. Les difficultés dépendent notamment des méthodes choisies. La méthode des cash-flows actualisés requiert de se prononcer sur un grand nombre d’hypothèses. La méthode des comparables n’est pas moins délicate à mettre en œuvre, car si les paramètres utilisés sont moins nombreux, le recours à un très petit nombre de variables rend l’estimation plus complexe.
La décision du jeu d’hypothèses à retenir est subjective. En s’écartant des projections qui lui ont été remises, l’évaluateur risque de reproduire ou d’accroître certains biais qui ont eu un impact sur la qualité de l’information originelle. Même s’il reprend les projections qui lui ont été données, il devra se prononcer sur les paramètres déterminants : le taux d’actualisation et la croissance à long terme, essentiels pour le calcul de la valeur terminale qui peut représenter une portion majoritaire de la valeur totale.
Dans l’estimation ou la correction des données du business plan, le jugement de l’évaluateur peut être altéré par de nombreux facteurs mentionnés plus haut auxquels se rajoutent l’heuristique de disponibilité (privilégier les données les plus immédiatement accessibles en mémoire), le biais d’ambiguïté (non prise en compte des éléments pour lesquels l’information est incomplète) ou encore le sentiment de sur-confiance (qui va de pair avec le niveau d’expertise et sera source d’erreurs de calibrage).
Les choix méthodologiques sont aussi vulnérables aux biais cognitifs. Trop d’experts s’interdisent de modifier les prévisions et ajustent le taux d’actualisation ; pratique en totale contradiction avec les principes de base de la finance qui veulent que le risque spécifique soit capturé dans les cash-flows pour réserver le taux au risque systématique. Les méthodes analogiques sont, elles, vulnérables à la pression sociale (conformisme et soumission aux règles et normes), au mimétisme (imitation volontaire ou inconsciente) et au suivisme (suivi sans esprit critique). Dans ces méthodes analogiques, l’évaluateur est confronté à une difficulté de sélection de véritables comparables, avec un échantillon suffisamment large pour ne pas tomber dans l’heuristique de représentativité.
Comment éviter, ou au moins réduire l’impact, des biais cognitifs de l’évaluateur ? Ce sera l’objet de la seconde partie de cet article.
Cet article a été publié dans la Lettre Vernimmen n°216. L’étude complète peut être téléchargée ici.