Eviter le piège du surendettement
La période est marquée par un surendettement des principales économies développées. A l’endettement privé, déjà important dans de nombreux pays à l’amorce de la crise, s’est ajouté l’endettement public, qu’il vienne des mesures de sauvetage du système financier, des mesures délibérées de soutien à l’activité ou de l’impact de la récession sur les recettes fiscales. Le risque est maintenant une déflation par la dette, selon la logique bien décrite par I. Fischer dans The Debt-Deflation Theory of Great Depressions. La main des créanciers dans le jeu économique devient trop forte, les emprunteurs sont étranglés, et ces périodes où le rentier domine (pour employer un mot qu’il faut peut-être rajeunir) ne sont historiquement jamais propices à la croissance, à la prise de risque et la vitalité des sociétés.
Il n’y a que trois voies pour sortir d’un surendettement, public ou privé : une hausse des recettes (recapitalisation pour la dette privée, hausse des impôts dans le cas d’un surendettement public), une baisse des dépenses, ou, réservée aux États quand ceux-ci contrôlent les autorités monétaires, l’inflation. La décrue de l’inflation depuis trois décennies a participé au renforcement du pouvoir des créanciers / rentiers : ils gardent les nombreuses protections que le droit leur a conféré dans la garantie de leur capital, sans désormais subir le risque de taxe inflationniste.
Pourtant, l’inflation est un diable qu’il vaut mieux laisser dans sa boîte. Il est difficile de l’y faire rentrer une fois dehors. Voudrait-on d’ailleurs le faire sortir, comme l’ont constaté les autorités monétaires japonaises pendant leur décennie et demi de déflation, que ce n’est pas si facile.
Ne restent alors que les deux autres voies. La baisse des dépenses publiques est un effort de long terme pour tous les pays, surtout ceux comme la France qui n’ont pas une culture de rigueur budgétaire. Il serait grave d’abandonner maintenant cet effort, après les nécessaires mesures de relance qui ont été prises au cœur de la crise. De plus, il est difficile de cibler des réductions de dépense publique qui ne frapperaient que les créanciers. C’est là où l’arme fiscale intervient, avec évidemment la même recommandation de prudence que pour l’instrument budgétaire. En effet, il est possible, à la différence de ce dernier, de concevoir une mesure de prélèvement fiscal qui ne s’adresse qu’aux porteurs de créances.
C’est cela qu’on considère donc un impôt sur le capital portant à titre transitoire sur le stock de dette privée accumulée. Pour fixer les idées, l’impôt serait fixé à 0,5% par an de la valeur faciale de tout titre de créance ou de crédit bancaire détenu par un investisseur ou une institution financière.
Quelle en serait la logique ? Celle qu’une hausse de l’inflation de 0,5% équivaut du point de vue des créanciers à la taxe de 0,5%. Le gouvernement leur dirait en quelque sorte : j’ai, sur l’argent des contribuables, c’est-à-dire sur l’ensemble des personnes actives de l’économie, préservé le système financier d’une déroute qui aurait détruit une grande partie de la valeur de vos dettes. L’intérêt collectif est de ne pas se venger sur vous via l’inflation, alors que la tentation va pourtant devenir irrépressible. Je m’engage donc à tout faire pour ne pas rogner la valeur de vos dettes par l’inflation, garantie de toute façon assurée par le mandat donné à la BCE, sur laquelle je n’interviens pas, comme chacun sait. J’use alors d’une méthode peu plaisante en apparence (et j’en paie le prix politique), mais douce en réalité, consistant à faire sur vous une ponction annuelle d’ampleur limitée.
Avec un zeste de paradoxe, digne de Marx tendance Groucho, le gouvernement pourrait dire dans sa communication qu’il n’use pas de l’impôt mais d’une « confiscation temporaire à caractère anti-inflationniste ».
Techniquement, pour faire passer la mesure et éviter des sorties de trésorerie aux personnes physiques, il faudrait que l’impôt soit perçu dans la limite des coupons et intérêts versés. Qu’il se rajoute aux impôts normaux sur les revenus tirés de la détention de créances (aujourd’hui 26% y compris CSG et CRDS). Qu’il soit payé au pro-rata de la détention de la créance, pour éviter les phénomènes de négoce de crédit d’impôts, comme au temps des retenues obligataires à la source.
Parlons chiffres. Les titres de créances portant intérêt s’élevaient en France en 2008 à 3,6 Tr€ (trillions d’euros) ; les crédits bancaires à 3,3 Tr€, soit près de 7 Tr€ au total. Le montant du prélèvement est donc de 35 Md€, soit 2,3% de la dette publique accumulée par la France (1,5 Tr€). Par qui serait-elle supportée ?
Faute de statistiques précises, on assimile le partage des créances à celui des intérêts perçus. L’Insee indique qu’en 2008 les intérêts, sur un total de 630 Md€, sont perçus à 20% par les agents non résidents, et par 80% par les agents nationaux, dont 56% par les banques, 13% par les entreprises non financières et 9% par les ménages.
La taxe pèserait donc sur les banques pour un montant de 20 Md€, et sur les non-résidents pour 7 Md€. Ce serait aussi une taxe sur les prêteurs obligataires aux banques, qui ont été si bien sauvés par les États lors de la déroute financière de 2008. En effet, sur le stock de 3,6 Tr€ de titres de créances, essentiellement des obligations, 2 Tr€ servaient à financer les bilans bancaires. On voit que la proposition s’assimile en grande partie à la taxe sur les banques discutée aujourd’hui entre les gouvernements français et allemands.
Quel en serait l’effet économique ? Sur les comportements de dépenses des agents économiques, probablement assez faible. Par contre, la taxe viendrait renchérir le coût de financement des agents économiques, sachant que les banques répercuteraient une partie de la taxe sur le coût du crédit (une partie seulement sachant que le coût de financement des banques par les dépôts ou par le refinancement banque centrale ne serait pas affecté). L’État français en reperdrait aussi une partie par montée du spread qu’il paie par rapport au coût d’emprunt d’autres pays, ce qui montre qu’il vaudrait mieux, comme pour toute mesure fiscale aujourd’hui, qu’une telle taxe soit européenne, ou à défaut franco-allemande.
Il n’est pas déraisonnable de mettre sur la table cette discussion.