Éviter l’inégalité ou la corriger après coup ?
Un intérêt croissant se fait jour, en matière d’inégalité, pour des politiques dites de pré-redistribution, par opposition aux politiques traditionnelles de l’État-providence. L’idée est de s’arranger pour que les revenus primaires des citoyens, entendons par là les salaires et les revenus du capital, ne montrent pas spontanément une inégalité trop forte. Cela permet d’éviter une intervention trop forte sur ces revenus primaires, essentiellement par le moyen de la fiscalité et des transferts aux ménages, gratuits ou fortement subventionnés. Une telle approche, si elle est praticable, combinerait l’avantage d’une société plus égalitaire, dont on montre qu’elle est en général plus apaisée, sans donner trop de voix aux réfractaires à toute politique d’État-providence. En outre, comme l’actualité française le montre, la fiscalité est un outil difficile à manier pour réellement jouer sur l’égalité des revenus, ce qui fait reposer tout l’effort de redistribution sur les politiques de santé, d’éducation et de couverture des risques liés à la vieillesse. Il est de bon sens, enfin, qu’une personne préfère gagner sa vie par ses moyens propres plutôt que par générosité publique.
Le tableau qui suit met en évidence deux pays qui semblent avoir réussi le miracle de se passer d’un fort État-providence pour assurer un grand niveau d’égalité à leurs citoyens. Il s’agit du Japon et de la Corée, auxquels on ajoute, hors tableau, par manque de statistiques, Taïwan. On voit le contraste avec les pays européens (ici la France et l’Allemagne) qui ont mis en place un État-providence très important, et les États-Unis, qui acceptent un fort niveau d’inégalité avec des filets de sécurité sociale assez réduits. Et bien sûr avec les pays d’Amérique latine (ici le Pérou), qui gardent leur structure sociale très inégalitaire mais sans les moyens économiques d’y contrevenir.
L’inégalité est mesurée par le coefficient de Gini, compris entre zéro et un (un coefficient élevé signifie une inégalité plus forte). Cet indicateur est efficace comme mesure en moyenne. Pour tracer les inégalités extrêmes, telles que caractérisées aujourd’hui par le fameux 1 % des plus riches, on préfère user de ratios interquartiles de revenu.

Les données du tableau et leur commentaire sont largement tirés d’un excellent livre tirant les leçons de près d’un siècle de politiques de redistribution dans l’ensemble du monde : Peter H. Lindert, Making Social Spending Work, Cambridge University Press, 2011. Les données sont un peu anciennes (2013), mais il est probable que les choses aient peu changé depuis.
On note la performance du Japon et de la Corée, relativement aux trois pays en bas du tableau, en matière d’inégalité avant politiques sociales. D’où la moindre nécessité d’effets correctifs (3ᵉ colonne) : 5,6 et 2,5 en termes de Gini pour respectivement ces deux pays. Les États-Unis ont également une action sociale correctrice très faible, 8,6 points de Gini, alors qu’ils ont l’inégalité la plus forte, après le Pérou, des autres pays du tableau.
La dernière colonne montre les transferts sociaux en pourcentage du PIB : très élevés en France, qui est proche d’un record mondial, et très bas en Corée. Le Japon et l’Allemagne sont à un niveau intermédiaire, et les États-Unis sensiblement en dessous. Il faut prendre garde qu’une politique de transferts sociaux n’est pas forcément égalisatrice en soi. Cela dépend de la façon dont elle est attribuée. Un exemple serait une politique de santé fortement redistributive, mais sans égard pour le niveau de revenu. De même, une politique de transferts très redistributive l’est beaucoup moins si elle est financée par un impôt régressif comme l’est la TVA.
D’où vient ce miracle asiatique ?
La chance, si l’on peut dire, a joué sa part. Historiquement, ces pays connaissaient un partage assez égalitaire des terres agricoles (à la différence de l’Amérique latine, héritant d’une agriculture latifundiaire liée à la colonisation espagnole, et face à la complexité politique de mener des réformes agraires efficaces). Le régime Meiji au Japon avait pu taxer assez fortement l’aristocratie rurale (indice qu’une politique initiale de redistribution du capital aide à éviter une redistribution des revenus par la suite). L’occupation étatsunienne du Japon au sortir de la 2ᵉ Guerre mondiale a conduit aussi à une forte redistribution d’un capital par ailleurs fortement détruit pendant la guerre. Cela a été aussi le cas de la Corée et de Taïwan, suite à l’occupation japonaise d’avant-guerre.
Un second facteur a été l’extraordinaire succès – et chance, à nouveau – de l’intrusion de ces pays dans le commerce international après-guerre. La Pax Americana a considérablement ouvert les frontières et permis à ces pays de profiter à plein de leur main-d’œuvre abondante, peu coûteuse initialement, mais de mieux en mieux payée à mesure que ces pays gravissaient l’échelle de sophistication en matière de produits exportés. La porte se referme aujourd’hui, et il est beaucoup plus difficile pour un pays d’accrocher son développement à une stratégie exportatrice dans les domaines industriels à faible niveau de qualification. Ouvrir ses frontières aujourd’hui, pour un pays en développement, porte au contraire – c’est le cas typique du Mexique – le risque d’accroître les inégalités salariales dès lors que les places sont déjà prises par certains pays asiatiques dans les métiers de moindre qualification.
Un troisième facteur, mais qui s’explique par les deux premiers, a été une moindre politique d’ouverture à l’immigration et donc un meilleur rapport de force salarial pour la population en place. Le point est polémique, on le sait. Il est généralement entendu que l’effet de l’immigration sur les salaires suit le profil d’une courbe en J : une large entrée de migrants autorise le pays à retarder sa montée en gamme dans des produits requérant une main-d’œuvre plus qualifiée et donc mieux payée. Elle rend plus difficile aussi l’organisation syndicale de cette main-d’œuvre, ce qui a été le cas patent pour les États-Unis. Mais appliquée trop longtemps, cette fermeture nuit à la compétitivité du pays et finit par peser sur les salaires, ce qui est exactement le mal dont souffrent aujourd’hui le Japon et la Corée, qui n’abandonnent que depuis très peu leurs politiques malthusiennes en matière migratoire. Et pour les pays avancés d’Europe, dont la démographie était moins vive, le recours aux migrants a permis de résister plus longtemps à l’éviction progressive de ces pays des secteurs manufacturiers. Le conflit est ici entre une politique égalitaire chez soi, mais qui est en conséquence inégalitaire au niveau mondial, et une politique dont la conséquence est de favoriser un meilleur niveau relatif de la richesse entre pays, ce qui, sur la durée, est favorable à la croissance de tous. Ce conflit s’est récemment exacerbé, l’actualité le montre bien.
Vient enfin le facteur le plus spectaculaire, à savoir une politique très volontariste en matière éducative. Les pays asiatiques sont désormais bien devant la plupart des pays de l’Ouest, dont la France, en qualité éducative. C’est le facteur qui prime parmi toutes les politiques pré-redistributives. Monter le niveau d’éducation, notamment dans le supérieur, fait baisser les très hauts salaires par accroissement de la concurrence et fait monter les bas par positionnement de l’économie dans les secteurs à forte productivité. C’est l’occasion ici de pointer la faiblesse majeure des choix politiques retenus par la France depuis une ou deux générations, à savoir la négligence à investir dans, et bien structurer, un système éducatif pourtant autrefois de classe mondiale.
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