Une expression a longtemps couru dans l’économie numérique : « la compétition est à un clic ». C’est désormais faux. Les effets d’échelle permis par la numérisation sont tels que de nouveaux monopoles s’installent. Et les gardiens d’une concurrence saine, les autorités de la concurrence, sont désarmés, parce qu’ils n’ont pas encore acquis les outils pour intervenir efficacement dans le secteur des plateformes numériques.

Facebook pour sa part dispose des outils de veille qui lui font déceler avant d’autres où sont les potentialités d’innovation et de possible concurrence envers lui. Son poids financier lui permet de racheter les entreprises qui portent de telles innovations, soit pour les développer, soit pour les éteindre.

Ainsi, Mark Zuckerberg a eu le flair de pouvoir racheter Instagram pour environ 1,1 Md$, dont il n’a su trop que faire avant qu’émerge Snapchat. Les fondateurs de Snapchat avaient crânement refusé une offre de rachat de Facebook à 3 Md$ et poursuivi le développement autonome d’une forme gagnante de réseau social ciblé sur les jeunes. C’est ce qui a persuadé Facebook de faire d’Instagram ce qu’il est aujourd’hui, un réseau dominant disposant tout à la fois de la logistique de Facebook et, par simple copie, des novations qu’apportaient Snapchat.

Facebook a racheté Whatsapp, qui est à la fois un opérateur téléphonique planétaire et l’amorce d’un vaste réseau social. Il y a mis le prix : 22 Md$. Les fondateurs l’ont vendu sous la promesse que le réseau resterait libre de publicité et gratuit. Gratuit, oui ; libre de publicité, désormais non.

Plus grave aujourd’hui : au moment où des voix s’élèvent outre-Atlantique pour que Facebook se sépare d’Instagram et Whatsapp, Mark Zuckerberg annonce que Facebook va procéder à l’intégration technique des trois réseaux. Autrement dit, l’activité de chacun des trois réseaux va remplir un réservoir unifié d’informations sur les usagers, y compris venant des éditeurs tiers qui les utilisent, et donc permettre d’affiner encore et encore la finesse du ciblage marketing. Qui pourra demain, à part peut-être Amazon et Google, offrir sur le marché une telle précision publicitaire ?

 On est devant un cas patent de constitution d’un monopole de taille mondiale dans le domaine publicitaire, sans qu’aucune restriction dans l’usage de l’information ne soit apportée. On interdit bien pourtant à Orange d’utiliser les informations personnelles tirées de sa base de clients téléphoniques pour gérer au mieux les risques de Orange Bank, sa filiale bancaire.

Le régulateur est mal à l’aise. De longue date, sa ligne de mire principale, surtout aux États-Unis, était le bien-être direct du consommateur, qu’il caractérisait par le niveau de prix qu’il était obligé de payer. S’agissant des plateformes, le concept ne vaut plus : le gros du service est gratuit. Ou plutôt le prix acquitté est l’information que transmet gratuitement le consommateur à la plateforme, qui permet à cette dernière de faire main basse sur le marché publicitaire par internet, de loin le plus actif pour les décennies à venir. Le bout de la route, ce sont des marges abusives sur les services publicitaires payés par les entreprises ; ce sont des conflits d’intérêt de la part d’une agence publicitaire, Facebook ou Google, qui ira gérer en parallèle la publicité d’entreprises concurrentes. Et in fine, des prix plus élevés pour tous, par répercussion aval des coûts publicitaires.

Aujourd’hui par exemple, L’Oréal dépense près d’un tiers de son chiffre d’affaires en frais publicitaires, un chiffre saisissant puisqu’il veut dire que le prix d’un shampooing est pour un tiers le coût que nous payons pour nous persuader de l’acheter. L’Oréal, devant Unilever et Procter & Gamble, fait comme la Reine rouge devant Alice : toujours courir pour rester à la même place, avec une création de valeur sociale pour le moins limitée. Or, demain, un gros bout de ce tiers ira à Facebook, ce qui est rassurant ni pour L’Oréal, ni pour celui qui achète le shampooing.

La FTC, autorité de la concurrence américaine, est passablement paralysée sous l’ère Trump. Elle va réagir, mais mettra beaucoup de temps à construire le dispositif conceptuel qui permettra une meilleure surveillance de ces nouvelles formes de concurrence. D’où d’ailleurs la hâte de Zuckerberg à rendre irréversible l’absorption de Whatsapp et Instagram. Et au fond, pourquoi du point de vue américain, freiner l’extension mondiale de ces grands champions nationaux ? Si les consommateurs américains peuvent en souffrir, l’avantage concurrentiel se fait aussi sur le dos des économies étrangères, y compris, on le sait à présent, sur le volet fiscal.

L’Europe peut montrer la voie. L’Autorité de la concurrence allemande vient d’interdire au groupe américain de combiner sans le consentement explicite de l’utilisateur les données qu’il collecte via différentes sources, les siennes comme celles venant des éditeurs tiers. Il faut aller plus loin et bloquer l’absorption de Whatsapp et Instagram, et même forcer Facebook à rendre indépendantes ces deux sociétés. L’enjeu est probablement plus gros que le blocage de la fusion d’Alstom et de Siemens.

 

François Meunier, économiste, Ensae ParisTech, auteur de « Comprendre et évaluer les entreprises du numérique », Eyrolles-Institut Messine, 2017.