Traduction autorisée de “It is time to treat Wall Street like Main Street”. Les auteurs viennent de publier un livre : Identity Economics.

 

 

Il y a trente ans, quand on utilisait encore des machines à écrire et que moins d’un quart des ménages investissait en bourse, les économistes imaginaient que les salariés travailleraient plus et prendraient de meilleures décisions avec un système de rémunération à la performance. Cette théorie est devenue populaire dans les conseils d’administration – surtout parce qu’elle est un argument efficace pour accroître la paie du P-DG et des cadres supérieurs. Les bonus liés à la performance sont devenus une pratique standard pour les sociétés américaines et à Wall Street en particulier.

 

 

Mais la recherche économique s’est poursuivie et nous savons maintenant qu’il y a au moins quatre raisons pour lesquelles les bonus et la rémunération à la performance sont une affaire risquée. Premièrement, il est difficile de voir si les employés ont pris les bonnes décisions, sachant que les responsables hiérarchiques ne disposent pas de la même information et que le résultat des décisions ne se manifeste que des années après. Deuxièmement, la rémunération à la performance fera venir précisément ceux qui ont envie de prendre le plus de risque. Les gens intéressés par des revenus élevés mais stables choisiront d’autres carrières. Troisièmement, pour toucher leurs primes, les salariés peuvent manipuler le système, contre les intérêts de ceux qui mettent en place les incitations : il en va ainsi des enseignants qui, par peur de perdre leur emploi, trichent en aidant leurs élèves à réussir l’examen [cas parfois observé aux États-Unis, comme l’indique le livre Freakonomics de Stephen Dubner et Steven Levitt – note de la DFCG]. Finalement, et de façon très pernicieuse, la rémunération à la performance évince les motivations « intrinsèques », sur l’exemple des enfants à qui on donne des étoiles en argent dès qu’ils font un dessin et qui plus tard arrêtent complètement le dessin dans leurs loisirs. Pourquoi dessiner si on ne reçoit pas de récompense ? [Voir sur cette question des motivations intrinsèques le billet du blog DFCG : Faut-il même des bonus ? Incitations, comportement au travail et éthique. Note de la DFCG.]

Si les incitations pécuniaires ne marchent pas, que faire ? L’économie de l’identité, une nouvelle façon de penser à propos des motivations, donne une réponse. Dans les organisations qui marchent bien, les employés s’identifient à leur travail et à leur entreprise. Les gens veulent un bon emploi simplement parce c’est ce qu’ils veulent faire et ce qu’il est bon de faire. Dans les organisations qui fonctionnent bien, les objectifs des travailleurs et de l’organisation sont alignés. Il y a peu de conflit d’intérêt et un faible besoin de rémunérations à la performance.

 

 

L’économie de l’identité nous dit aussi pourquoi le grand public (« Main Street »), aux États-Unis et ailleurs, est si révolté contre les bonus de Wall Street. La plupart d’entre nous se lèvent le matin et font leur travail – travail qui la plupart du temps n’est ni prestigieux ni particulièrement bien payé. Nous sommes fiers d’un travail bien fait, et nous célébrons des gens comme Sully Sullenberger qui, après avoir réussi à poser en catastrophe son avion sur la baie de l’Hudson, a vérifié par deux fois qu’il n’y avait plus de passagers à bord avant d’être le dernier à évacuer l’avion. Il expliquait : « je faisais juste mon travail ». (Un mois plus tard, sa paie a été coupée de 40% et sa pension de retraite supprimée.) Les pompiers de New York le 11 septembre et les soldats qui ont escaladé Omaha Beach faisaient juste leur travail. Le travail de la plupart de gens n’est pas si impressionnant et comporte moins de risque, mais ce sont des modèles que nous admirons. Pourquoi donc, se demande-t-on, les traders et les banquiers ont-ils besoin de bonus démesurés et des rémunérations à la performance pour faire juste leur travail ?

 

 

Les hauts salaires attirent et gardent des gens talentueux, durs au travail et aux compétences très pointues. Mais une rémunération juste ne doit pas être confondue avec des bonus démesurés. Selon l’économie de l’identité, la rémunération à la performance est une preuve de mauvaise foi. Elle dit aux employés que ce n’est pas tant sur eux personnellement qu’on compte pour qu’ils fassent ce qui doit être fait mais sur un système d’incitations adaptées. (De toute façon, il n’y a pas de formule magique pour les bonus et les stock options. Sans boule de cristal, les incitations ne seront jamais adaptées.)

 

 

L’économie de l’identité nous permet de penser autrement le travail et les récompenses. La bonne incitation consiste, non à manipuler le système, mais à être à la hauteur de ses responsabilités : piloter l’avion, prendre la plage d’assaut, courir au feu. Dans le monde financier, on appelle cela la responsabilité fiduciaire. C’est l’obligation de servir le client et plus largement son employeur.

 

 

La législation américaine actuelle rate ici un point fondamental. Les mauvaises conduites et les décisions qui profitent à une société mais pas à ses clients sont perçus non comme des violations de ce principe simple, mais un comme manquement à une liste invraisemblable de procédures et de codes. Par exemple, selon Sarbanes-Oxley, le directeur général doit attester que sa société a suivi des procédures comptables extrêmement détaillées. Une telle loi assure un marché juteux pour les auditeurs et les avocats. Mais les procédures, comme les systèmes de bonus, peuvent être manipulés. Et les procédures comme les systèmes de bonus sont incapables d’atteindre exactement la bonne cible.

 

 

Agir dans son intérêt propre et non dans celui de ses clients est un manquement aux devoirs professionnels de base. Si ces principes et cette responsabilité sonnent creux ou idéalistes, au moins ils peuvent être enseignés, observés, institutionnalisés et figés dans la loi. On le voit chaque jour dans les casernes de pompiers, dans les ateliers, dans les salles d’opération et dans les écoles. Il est temps de traiter Wall Stret comme Main Street. Sinon, on va dans le mur.