Les économistes ne sont jamais contents. Il était courant jusqu’à récemment de reprocher aux entreprises françaises de distribuer « trop » de dividendes, et ainsi de pénaliser l’investissement et l’emploi, oubliant au passage que le dividende reçu est majoritairement réinvesti, même si ce n’est pas dans la même entreprise. On entend aujourd’hui un autre discours : les entreprises françaises (et plus largement les entreprises des grands pays développés) pratiqueraient à l’excès l’autofinancement. Ce discours contredit un peu le précédent, puisqu’une bonne façon de réduire l’autofinancement est de distribuer des dividendes, ce qui va à l’actionnaire ne restant pas dans l’entreprise. Mais qu’importe ! Le reproche est cette fois que les entreprises auraient des objectifs de profit excessifs et donc des distributions de salaire insuffisantes ou des prix facturés trop élevés. Elles se reposeraient à l’excès sur le financement interne et négligeraient les marchés financiers ou bancaires. Et pire que tout, nous dit par exemple Patrick Artus, l’épargne des ménages n’aurait plus d’occasion de se placer auprès des entreprises et en serait réduite à financer les déficits publics – qu’il faudrait en quelque sorte remercier.

Le reproche est d’ordre macroéconomique, mais est-il pertinent pour le directeur financier en charge de gérer le financement de l’entreprise ?

Les faits d’abord. Selon l’INSEE, les entreprises françaises (hors entreprises individuelles) financent leurs investissements à hauteur de 75% à 80% (74,9% en 2014). Ce taux est en retrait des chiffres connus au tournant des années 2000 – ils dépassaient les 100% –, mais nettement supérieur à ce qui avait prévalu tout au long des Trente glorieuses (de l’ordre de 60%), une période où pourtant les marchés financiers étaient moins développés qu’aujourd’hui. C’est cet écart qui interpelle.

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Pour revenir alors à la base, rappelons les deux modes de financement de l’entreprise : par dette ou par fonds propres. Le financement par fonds propres est assuré par l’actionnaire de deux façons : soit il laisse l’argent dans l’entreprise (autofinancement) en limitant son dividende, soit il injecte de sa poche de nouveaux fonds. Le directeur financier a empiriquement une hiérarchie claire dans l’ordre de son financement : fonds propres autofinancés en premier ; puis dette si cela ne suffit pas ; et en dernier ressort recourir aux fonds propres externes des actionnaires.

Pourquoi cet ordre ? Si on se place du côté de l’entreprise, en raison d’un triple avantage de l’autofinancement. Il évite les couts d’intermédiation et sécurise le financement au cas où les banques ou les marchés financiers se dérobent. Mais aussi, on l’oublie trop, ce qu’on peut appeler les coûts de gouvernance : demander un crédit à un banquier ou aux marchés obligataires nécessite en général un accord du conseil d’administration, et non des actionnaires ni le plus souvent des créanciers en place. Mais cela suppose de justifier le bien-fondé de l’investissement auprès des futurs créanciers. Demander des fonds à ses actionnaires est plus difficile encore, parce qu’il soumet les décisions des dirigeants à l’aval de leurs actionnaires. L’autofinancement est plus commode : il laisse toute marge de manœuvre au dirigeant ou tout au plus à son conseil si celui-ci impose une limite aux projets d’investissement au-delà de laquelle son accord est requis.

Si on renverse la perspective, notons que les actionnaires qui limitent l’autofinancement en exigeant un dividende n’ont pas forcément tort : ce n’est pas qu’ils souhaitent assécher l’entreprise par mépris du long-terme, ils veulent simplement porter le regard sur les projets du dirigeant et voir où leur argent est investi. À nouveau, l’autofinancement, ce sont des fonds détenus par les actionnaires mais qu’ils laissent à la discrétion des dirigeants. De la même façon, un financement par dette est pour eux la garantie qu’un regard externe est porté sur l’investissement. Quand l’actionnaire investit beaucoup dans la gouvernance de la société qu’il détient, il est inutile pour lui de demander du dividende pour le réinjecter ensuite, en dehors du cout fiscal de l’opération. Dans le cas inverse, le dividende, ou encore un autofinancement réduit, agit comme un substitut de gouvernance. Rendre plus fluide l’usage de ce moyen de contrôle est d’ailleurs un vrai argument pour baisser la fiscalité sur les dividendes.

Quoi qu’il en soit, la méfiance des économistes n’est pas de mise. En pratique, le mode de financement – fonds propres ou dette, interne ou externe – joue assez peu sur la marche des affaires et le montant de l’investissement. On voit mal les entreprises, par souhait d’autofinancement, réduire les salaires ou monter leurs prix pour dégager plus de profit. Si elles en avaient la capacité, elles l’auraient déjà fait, autofinancement ou pas ! S’il y a des tendances lourdes dans la répartition de la valeur ajoutée entre profits et salaires, ou entre fournisseurs et clients, elles répondent rarement à un souci d’optimisation du mode de financement. De même, si la croissance est plus lente, les besoins d’investissement se réduisent, ce qui, à comportement d’épargne inchangée, fait s’accroître l’autofinancement. On a ici l’explication des taux d’autofinancement plus bas dans les années d’après-guerre, une période de forte croissance. Il y aurait donc, dans ce procès fait aux entreprises, confusion entre l’effet, à savoir le taux d’autofinancement, et la cause, c’est-à-dire le manque de croissance ou une exigence de contrôle par les actionnaires renforcée.