L’émergence d’une économie collaborative se laisse décrire comme une extension du domaine du marché. Celle-ci a ses revers, désormais bien identifiés. La concurrence est plus forte, mais est-ce une concurrence loyale ? Et les places de marché qui organisent cette concurrence ne se retrouvent-elles pas en situation de monopole ?

Quand vous payez une chambre d’hôtel, vous n’achetez pas simplement l’usage d’un matelas et de couvertures. Vous payez aussi une garantie de sécurité et d’hygiène, l’attention d’un personnel formé, etc. Vous payez aussi le coût de la supervision règlementaire, et donc des corps d’inspection qui surveillent la qualité des prestataires hôteliers. Vous acquittez le coût des taxes qui pèsent sur toute la chaîne de production, TVA, impôts sur l’entreprise, etc. Le personnel à votre service jouit de certaines garanties lui aussi, et acquitte des impôts et des cotisations sociales. L’uber-économie soulève ainsi une triple question, sur la règlementation, sur la fiscalité et sur le droit du travail. Il ne faudrait pas que ses succès économiques ne viennent que de sa capacité à contourner impôts, normes et lois.

Toute règlementation, et c’est vrai du droit en général, ne peut être que suiviste : elle observe le phénomène et prend les mesures en conséquence qui évitent ou ménagent les indemnisations pour certains dommages contraires à des intérêts spécifiques ou à l’intérêt général. Il n’y a pas de règlementation qui sache anticiper l’ensemble des configurations futures, les sociétés et les économies évoluant largement à leur guise, ce qui est heureux. L’uber-économie force donc l’État à adapter la régulation. Par exemple, l’examen probatoire aux chauffeurs de taxi parisiens comporte comme épreuve de savoir par cœur un grand nombre de noms de rues parisiennes. À l’âge du GPS, cette exigence est largement vaine et peut représenter une barrière à l’entrée pour les aspirants chauffeurs.

Si le chauffeur Uberpop fait plus que x heures de conduite, d’intermittent occasionnel, il devient professionnel et doit donc avoir une licence. Ou alors on supprime toutes les licences pour faire du transport collectif, ce que bien peu de gens seraient prêts à envisager. Ou alors la règlementation doit s’adapter, en gardant à l’esprit que son bénéfice collectif doit l’emporter sur le coût qu’elle occasionne (notamment par érection de barrières à l’entrée qui favorisent les rentes). Elle n’est pas là pour protéger les gloires passées face à l’innovation technique. La mutation peut être douloureuse pour certains, notamment les travailleurs en place, mais fait appel à une autre fonction de l’État que la régulation industrielle, celle de la solidarité et de l’assurance collective.

L’uber-économie n’est pas dépourvue de toute force de contrôle et de surveillance. C’est d’ailleurs le troisième trait caractéristique de cette nouvelle forme d’activité, et au vrai une innovation sociétale majeure en matière de régulation : on substitue à une surveillance centralisée une surveillance décentralisée par le « contrôle croisé » : vous notez le chauffeur Uber, vous notez votre hôte Airbnb ou Blablacar ou Drivy. Lui-même vous note en tant qu’usager ou consommateur. C’est le facteur réputation et confiance qui est mis en jeu, un point important, dont on soulignera l’ambivalence ci-après. Mais ce peuvent être aussi des mécanismes plus automatiques permis par les nouvelles technologies. Par exemple, la percée technique que représente en matière monétaire le bitcoin, une monnaie électronique non émise par une banque centrale, n’est pas tant son support internet dématérialisé que son mode de régulation : au lieu d’une chambre de compensation centrale permettant de vérifier la conformité de la transaction (on parle ici de la monnaie fiduciaire, qui est l’écrasante majorité de la monnaie en circulation), il y a un contrôle totalement décentralisé qui, par des algorithmes complexes et coûteux en temps de calcul, vérifie pour chaque transaction l’historique complet des transactions passées pour assurer que le payeur est bien en possession de titres de monnaie qu’il prétend avoir. Les banques centrales, notamment la Banque d’Angleterre, sont intriguées et même à demi-laudatives devant cette innovation.

Il y a un problème du côté de la fiscalité. Une tradition dans la doctrine fiscale est de ne pas taxer l’autoproduction ou la production domestique. Quand vous repeignez votre cuisine ou cueillez les tomates de votre potager, on ferme les yeux sur le revenu implicite que l’autoproduction dégage. Le service d’éducation que vous rendez à vos enfants échappe heureusement à l’impôt. Il en va de même si vous donnez un coup de main à votre voisin pour repeindre sa cuisine. Les flux de services de l’entraide sont libres de taxe. Plus discutable en raison des sommes en jeu, on ferme les yeux si vous vous rendez à vous-même un service de logement, en étant propriétaire de votre appartement plutôt qu’en le louant. C’est une subvention majeure faite à la propriété qui contribue à empêcher l’accès au patrimoine des personnes à bas revenu, qui restent enfermées dans le cycle de la location ou du logement social. On s’écarte à peine ici de notre sujet : un élément important de l’économie circulaire est d’assurer la neutralité économique entre la location des biens d’équipement et leur détention en pleine propriété, et la préférence pour la propriété immobilière, subventionnée par le fisc, pénalise la « liquidité » des logements et leur pleine utilisation.

Si en revanche vous faites de vos prestations de service un métier régulier, il s’introduit la nécessité d’acquitter charges sociales ou TVA selon le statut juridique sous lequel vous l’exercez, et l’impôt sur le revenu sur le solde. Si l’uber-économie devait prendre une extension économique majeure, ce serait d’ailleurs une nouvelle source de financement de l’État qui autoriserait – on peut rêver – une réduction du taux moyen de fiscalité sur l’ensemble de l’économie. L’uber-économie représente potentiellement une extension de l’économie de marché et donc une assiette fiscale plus large.

Cela conduit à la question de l’emploi. On ne traite pas ici de son volet plus large mais traditionnel concernant l’impact de l’innovation sur l’emploi. Un GoogleMaps fait du mal, bien évidemment, au métier des « Cartes Michelin » et aux emplois qui vont avec, et la réponse à cela variera selon notre degré d’optimisme face au progrès technique.

Mais l’uber-économie n’est pas qu’une innovation technologique. C’est le domaine par excellence des mini-jobs, sans statut, sans protection durable, etc. Les segmentations traditionnelles entre statut de salarié et statut de commerçant ou d’artisan s’effacent. Le terrain juridique est particulièrement instable à ce sujet. Une cour californienne vient d’imposer à Uber de donner le statut de « salarié », muni d’un contrat de travail, à ses chauffeurs de type Uber (et non Uberpop), c’est-à-dire à ceux qui exercent dans l’activité de VTC. C’est un arrêt à la portée immense, établi par voie jurisprudentielle comme souvent aux États-Unis, alors qu’il est en général réglé par le moyen de la loi en Europe. C’est donc le rôle de l’État au sens large de faire en sorte que les protections communes du droit s’appliquent à ces nouvelles activités.

On ne peut s’empêcher cependant de voir que l’uber-économie est extrêmement multiforme, qu’elle inclut aussi des activités sans but lucratif qu’il s’agit de préserver et donc qu’elle doit autoriser une certaine souplesse dans les statuts. Le succès du statut d’autoentrepreneur en France, ou depuis plus longtemps du contrat de franchise, en sont les préfigurations, même s’ils représentent une forme bénigne, et donc à peu près tolérée, de discrimination fiscale et règlementaire vis-à-vis d’autres types de statut, comme celui d’artisan.

S’il est un marché où un bon appariement de l’offre et de la demande est vital, c’est bien le marché du travail. La fonction des agences pour l’emploi, par exemple, est d’éviter que coexistent pour la même qualification une demande et une offre d’emploi simultanément non satisfaites. Le chômage est pour partie un phénomène de friction en matière d’information et l’outil internet (Pôle Emploi, mais aussi Monster.com ou les réseaux sociaux comme Linkedin) aide, de façon marchande ou non marchande, à le résorber.

Notons qu’à ce jour aucun site internet ne s’est occupé – à ma connaissance – de « partager le travail » comme on partage un véhicule ou un bureau vide. Le « prêt de main d’œuvre » est absolument proscrit dans la plupart des pays, même si les DRH savent bien que les métiers de travail temporaire ou de régie s’en approchent assez souvent. Il serait pourtant facile d’organiser une place de marché où une entreprise en période temporaire de sous-charge pourrait « prêter » ses techniciens à telle autre qui affronte un pic temporaire dans son carnet de commande. La productivité du travail en serait accrue et le revenu dégagé partagé (de quelle façon ?) entre le salarié mobile et l’entreprise contrepartie du contrat de travail initial. Mais on romprait ainsi un trait essentiel au contrat de travail, celui de désigner clairement les contreparties et les caractéristiques (lieu, fonction précise, etc.) de l’activité du salarié. Il semble probable qu’on verra dans le futur un accroissement des contentieux dans ce domaine.

La montée de nouveaux monopoles
L’opérateur de l’uber-économie est dans une situation économique d’interface. Il est « place de marché », intermédiaire entre des clients du côté de la demande, ce qui est habituel, mais aussi de clients du côté de l’offre, ce qui l’est moins.

On constate de plus en plus que ce mode de concurrence – que les économistes, à la suite en particulier de Jean Tirole qui en a étudié tous les aspects, appellent une concurrence biface – génère facilement des configurations de monopole permettant l’extraction de rentes très importantes. La situation varie fortement selon les branches d’activités. Par exemple, l’intermédiaire n’est aujourd’hui pas en posture dominante dans le domaine de la distribution physique des flux de bande passante. Les fournisseurs d’accès internet (FAI) aux États-Unis réclament d’une voix forte la fin de la neutralité du net. Ces opérateurs réalisent l’intermédiation entre les consommateurs et les producteurs de contenu (la presse, Walt Disney Company, mais aussi Google dans son activité de moteur de recherche). Mais ils n’arrivent pas aujourd’hui à capter la rente d’intermédiation, en introduisant une tarification selon l’amplitude de bande passante accordée au producteur de contenu. L’Autorité de la concurrence aux États-Unis vient de rejeter leurs appels à la fin de la neutralité du net. Mais dans d’autres domaines, la position de place de marché est décisive pour capter la rente. Apple livre une bataille aujourd’hui pour rattraper, via son service iTunes, son retard en matière de « service de location » de musique à la demande, un secteur aujourd’hui dominé par Spotify et à un degré moindre en France par Deezer. Si Apple y arrive, il aura probablement les moyens de faire payer les deux bouts de la chaîne : la maison de disque (et donc l’artiste), et l’amateur de musique.

Apple ou Google mis à part, ces nouveaux intermédiaires que sont Uber, Airbnb et Booking vont bientôt être dans cette position du monopole biface. La raison en est qu’ils ajoutent à leurs services spécifiques un fort effet d’échelle lié à la taille du réseau et surtout d’un effet de notoriété dont le meilleur « FAI » de la terre est loin de bénéficier. Dès aujourd’hui, il est difficile de bâtir un réseau ayant la notoriété d’Uber ou de Booking. On est face au phénomène du « winner takes all », où le premier acteur venu sur le marché ramasse la mise. Booking présente le risque de renvoyer les hôteliers à une simple prestation d’espace dortoir, si sophistiqué soit-il. Le lien client, le marketing, la notation, la négociation tarifaire, le lien avec les prestataires annexes (transport, loisir, restauration), en bref l’appariement, tout cela risque d’être capté à petits pas par la place de marché Internet. Avec en plus le risque que le dit monopole emploie toute sa puissance pour bloquer les initiatives de nouveaux venus.

Ce qui complique les choses, c’est que tous ces monopoles en puissance, derrière les célèbres GAFA, nous viennent de Californie. Un site aussi utile – et aussi « français » dans son esprit – que Lafourchette.com vient d’être racheté par l’Américain Tripadvisor, qui accroît ainsi son emprise sur le marché du conseil touristique (et lui permettra peut-être d’attaquer Booking latéralement, en passant de la recommandation à la réservation). On a donc comme aux États-Unis le débat sur les mérites et démérites de cette uber-économie, c’est-à-dire pour simplifier consommateurs vs. emplois. Mais il nous manque cruellement, dans les pays comme la France qui ne sont pas naturellement portés aux innovations en matière de concurrence, la manne abondante des revenus d’entreprise liés à cette économie, qui irrigue puissamment la machine à innovation qu’est devenue la Silicon Valley.

 Cet article a été publié une première fois sur le site ParisTech Review. Retrouvez-le en cliquant ici