Reconnaissons qu’on assiste depuis deux ou trois décennies à une généralisation du système des rémunérations variables dans les entreprises. Plutôt qu’un revenu fixe (ou dépendant d’une simple variable d’effort comme le nombre d’heures travaillées ou d’expérience comme l’ancienneté dans le poste), les entreprises mettent en place des rémunérations indexées sur la performance ou les résultats du salarié. Ce que pour la suite de ce post, j’appellerai un contrat salarial « variable » par rapport à un contrat fixe. C’est une évolution que probablement les membres de la DFCG jugent favorablement, même s’ils connaissent bien les questions que ces modes de rémunération posent :

 

1- Comment mesure-t-on la performance ?
2- Quelle est la part de l’effort ou de la chance ?
3- Quelle est dans la performance la part du court terme et du long terme ?
4- Quelle est la part de la contribution collective et de la contribution individuelle ?

Un article passionnant d’une dernière livraison du prestigieux Journal of Finance[1] m’invite à regarder plus attentivement la 4e question. Le salarié est en effet un « animal social », muni de valeurs et pour qui une vision économique réductrice tend à définir un comportement rationnel comme étant un comportement égoïste. Or, les motivations des salariés sont autrement complexes. Il est utile de distinguer les incitations « externes », celles qui proviennent de stimuli extérieurs aux salariés, typiquement un contrat salarial variable par rapport aux incitations « internes », telles que le sont les motivations profondes du salarié, son plaisir au travail, son goût de l’effort, ses valeurs personnelles, etc. Jusqu’à une date récente, les économistes laissaient ce champ d’analyse de côté, et, sachant leur déraisonnable pouvoir d’influence, conduisaient les DRH du monde entier à ne penser qu’en termes d’incitations externes. Il est heureux que Jean Tirole, un des très bons économistes que compte le pays, en fasse à présent un de ses domaines d’étude[2].

La question est d’autant plus importante qu’il est très possible qu’un poids excessif donné aux incitations externes, comme le fait un contrat salarial trop variable, puisse atrophier les incitations internes que tout salarié peut avoir. Les exemples abondent : les États-Unis vivent depuis longtemps avec un système de collecte du sang où les donneurs sont rémunérés (c’est-à-dire ne sont pas des donateurs) alors que les pays européens comptent davantage sur l’altruisme des gens. Le Royaume-Uni, toujours sous les influences qu’on devine, a tenté d’introduire le système rémunéré dans le pays. Résultat : la collecte du sang a baissé. Si je dois vendre mon sang, est-ce le bon prix ou la bonne compensation, pense immédiatement l’homo œconomicus, puisque seule cette partie de son cortex cérébral est sollicitée ? On cite aussi les citoyens suisses qu’on a cherché à rémunérer pour qu’ils tolèrent l’installation d’un aéroport près de chez eux : ce qui était acceptable dans l’espace « citoyen » devient négociable et marchandable quand on passe dans la sphère économique étroite. La réaction est immédiate : « Non ! On ne me fera pas supporter le bruit pour une somme aussi faible ! ». Un dernier exemple est abondamment cité[3] : agacé du retard des parents d’élèves à venir chercher leurs loupiots en fin de journée, un instituteur israélien avait instauré un système de pénalités : 20 shekels par demi-heure de retard. Le résultat n’étonnera personne : les retards se sont accentués, le lobe citoyen des parents d’élève étant mis en sommeil au profit du lobe du calcul économique qui compare immédiatement la pénalité au prix d’un baby-sitter.

Plus proche de l’entreprise, il arrive souvent qu’il faille mettre un coup de collier sur un projet donné. Si un sens de l’effort collectif fait partie des valeurs et du pacte social de l’entreprise, cela se fait assez aisément. Les compensations se trouvent ailleurs. Contractualiser cet effort, par exemple en négociant un dédommagement financier pour venir travailler un samedi ou deux heures de plus (ce qui est souvent nécessaire dans des entreprises de taille importante), transforme le contrat implicite de l’entreprise : pourquoi désormais consentir un effort s’il n’est pas spécifiquement rémunéré ? Que penseront alors les salariés qui dans d’autres départements de l’entreprise travaillent avec autant de détermination mais sans rémunération spécifique, si cela est considéré comme la normalité ? La rémunération spécifique et individualisée a le contre-effet de favoriser une culture du chacun pour soi ou de la comptabilité au centime près de l’effort fourni.

De la même façon, l’incitation externe peut ne pas être cohérente avec d’autres incitations ou messages envoyés au salarié. Un bon exemple de ce danger est l’adoption par les constructeurs automobiles de Détroit des « cercles de qualité » mis à l’honneur par les constructeurs japonais, Toyota en premier lieu, pour accroître l’efficacité des salariés et pour les encourager à des innovations de productivité. Ces cercles de qualité ont été un échec cuisant à Détroit parce que General Motors, Ford et Chrysler n’avaient pas anticipé que les salariés hésiteraient à suggérer des gains de productivité. En effet, dans le contexte des relations salariés / employeurs courantes à Détroit, gain de productivité signifie licenciements économiques. Seul un cadre crédible sur la durée de maintien de l’emploi, comme le font les grandes entreprises japonaises avec leur système d’emploi à vie, le permettait.

 

L’importance de l’éthique professionnelle

Indépendamment de toute incitation externe, les salariés que nous sommes s’imposent tous les jours des freins à leurs comportements : on travaille bien, on ne triche pas, on ne « coule » pas, etc. Si la rémunération est perçue comme le seul moyen d’éviter ce type de comportement, l’entreprise s’expose à des comportements mercenaires.

D’où viennent les limites que s’imposent les salariés ? De l’éducation, de la société, de l’émulation du groupe, etc. Cela peut provenir aussi de l’entreprise elle-même si elle valorise les comportements faits de droiture ou d’honnêteté, ce qu’on peut appeler la vertu, pour restaurer ce mot aux connotations pré-classiques, avant qu’émerge la notion d’ « intérêt » liée à la montée du capitalisme. L’agent vertueux, dans cette acception, sait et fait savoir par son comportement sur la durée qu’il agira de telle façon, y compris dans des situations dans lesquelles il n’est pas optimum pour lui de le faire. Une rémunération variable ne lui est pas nécessaire pour cela, voire comme on l’a vu peut jouer à l’inverse.

De telles structures de motivation présentent aussi un intérêt pour l’entreprise : 
– ne peut- elle pas diminuer ses charges salariales à avoir des contrats salariaux moins variables et en se reposant davantage sur le bon comportement professionnel ou moral de ses employés ? De plus, la fixité salariale est une forme d’assurance du salarié contre les aléas de la rentabilité de l’entreprise, que l’entreprise peut valoriser implicitement par un salaire plus bas (il en va de même de la garantie de l’emploi).
– la surveillance et la détermination de la bonne structure variable est très coûteuse et toujours imparfaite, problème que connaissent bien les comp & bens (spécialistes DRH des rémunérations variables et fixation de bonus) qui désormais peuplent les DRH. 
–  l’environnement de travail bénéficie du caractère prévisible du comportement du salarié.

Dans un tel contexte, le salarié demandera à l’entreprise de prendre en compte son comportement de façon a priori, et non aux vus de résultats ex-post, qui peuvent être affectés d’aléas exogènes. On répond ainsi à la question 2- posée plus haut en introduction. La confiance devient un mot clé dans la délégation salariale. C’est bien sûr sur ce type de valeurs, mais pour des raisons historiquement différentes, que le mouvement syndical s’est constitué : il s’agissait d’organiser la force de travail collectivement contre l’employeur, avec la solidarité comme valeur clé pour cimenter le groupe. Il en reste aujourd’hui, dans un contexte où les conflits sociaux prennent un tour moins idéologique, une attitude syndicale de défiance envers les formes individualisées de rémunération et contre les bonus, et au contraire de soutien assez général pour des salaires au temps ou à l’ancienneté, tout ce qui peut favoriser le sentiment d’appartenance, voire dans le pire des cas de corporatisme et de résistance collective au changement. Trop de chefs d’entreprise associent à cet égard la solidarité des salariés à une menace et sont donc tentés par des modes plus individualistes et plus variables de rémunération, jugeant davantage comme un risque que comme un avantage l’existence d’une communauté de travail soudée.

 

La vertu ne se décrète pas

Pas d’angélisme en sens inverse : l’entreprise ne sait pas par avance si son salarié est vertueux. Il existe des gens égoïstes, tricheurs ou tire-au-flanc. Il serait trop simple que la bonne réponse soit une rémunération non liée aux résultats.

L’entreprise est donc tenue d’encourager et « rétribuer » la vertu par la reconnaissance, la promotion, etc.., ainsi que par des moyens pécuniaires. Elle ne peut pas se reposer sur un comportement altruiste généralisé, dont le sens ne serait au demeurant défini que par le salarié, sans contrôle extérieur. Les incitations pécuniaires peuvent elles-mêmes introduire des objectifs qualitatifs et ne pas compter que sur des résultats financiers. L’entreprise a besoin de filtrer la compétence et le talent. Une rémunération variable reste alors un moyen d’opérer un tel filtre. On arriverait donc à une classification fruste mais efficace : les contrats incitatifs sont d’autant plus efficaces que le personnel est :

– à compétence hétérogène (avec donc la nécessité de trier les personnes performantes de celles qui le sont moins) ; 
– avec un niveau éthique peu élevé ; 
– avec des performances individualisables et non trop mêlées à un effort collectif, et
– que les coûts de surveillance et de détermination de l’effort sont faibles.

Notons le paradoxe : si l’effort du salarié est très individualisable, il peut être intéressant pour l’entreprise d’adopter des contrats fixes, espérant par une approche statistique avoir en moyenne dans le lot x personnes vertueuses. La mesure de l’effort est un variable clé pour décider de la bonne structure de rémunération. Doit-on rémunérer un juge, par exemple, selon des critères de performance quantitative dans l’application des peines ? Un policier selon des indicateurs de criminalité ? Les agents du fisc selon leur succès à identifier les fraudeurs, question qui soulève des discussions abondantes parmi le personnel de la Direction des impôts ? Allant à l’extrême, doit-on rémunérer le soldat de métier à hauteur du risque pris quand on l’envoie à la guerre (son métier devient probablement alors le plus risqué du monde) ou bien de l’enjeu pour la collectivité nationale ?

Les auteurs cités arrivent à une autre distinction : les contrats incitatifs sont mieux à même de filtrer les gens qui ont une faible aversion au risque (à condition que ces contrats ne soient pas, comme dans le monde peu recommandable de la banque d’investissement ces derniers temps, des contrats asymétriques, où l’employeur n’a que le downside et le banquier que l’upside, du type « pile, je gagne ; face tu perds ! »). L’entreprise est mieux avisée pour des projets très risqués d’avoir des contrats incitatifs. A l’inverse, les entreprises matures (par exemple les administrations) doivent plutôt compter sur l’éthique des salariés.

 

A nouveau le bonus des banquiers

Ceci nous permet de traiter le cas de la banque d’investissement. Il y a besoin ici d’individus qui ont le goût du risque et de l’effort, mais dont l’effort doit être canalisé de façon particulièrement complexe, sachant les risques encourus, y compris collectivement. Un profit à court terme peut être perdant pour la banque à long terme et pourtant rapporter un bonus au salarié (il suffit de voir la façon dont, lors de la bulle de crédit, les banques d’investissement ont vendu à foison des produits de protection sur risque catastrophique : la banque touche la prime d’assurance, gagnante dans la plupart des cas, ce qui permet au trader ou au banquier d’affaires de toucher son bonus ou sa commission. Mais la banque perd des sommes astronomiques dans le cas où la protection doit jouer. Il est possible que la solution à ce dilemme n’est pas de revenir à un contrat fixe pour le trader, mais au contraire un contrat plus convexe encore que les rémunérations salariales avec bonus. En effet, le contrat salarial devient ici très imparfait parce qu’il est impossible de qualifier les cas où le trader a bien travaillé, dans l’intérêt de la banque, ou au contraire pris des risques insoupçonnés ou mal calibré dans le temps. L’individuel et le collectif, le maintenant et le plus tard, la chance et le talent… ne peuvent plus être mis sous forme contractuelle précise et opposable. Dans ces cas, une bonne structure de rémunération est sans doute le partenariat, le fait que le salarié détienne des parts ou des actions du projet (ou de la table de trading) auquel il est associé. Il devient un associé de plein rang. Je doute que les grandes banques, avec leurs lourdeurs hiérarchiques et administratives, soient capables de fournir un tel cadre d’incitations. Et compter sur la vertu est probablement insuffisant.

Ce partenariat porte un nom, cela s’appelle les fonds propres ou, sachant que l’anglais est ici plus correct sémantiquement, l’ « equity ». A l’origine du concept financier de fonds propres, il y a la notion de solidarité des partenaires face aux périls et aux profits de l’entreprise, par le jeu de la mutualisation au sein de la société à capital fermé. La mutualisation fonctionne à la hausse comme à la baisse. La conséquence à en tirer est simple : toutes les activités à fort risque, par exemple le trading pour compte propre, ne peuvent pas être accomplies de façon optimale et sécurisée dans un environnement bancaire. Le partenariat est plus approprié, sur le modèle des hedge funds. Elles ne sont pas parfaites (elles aussi font subir un coût d’agence à la collectivité, puisqu’elles se financent à partir de la collecte auprès d’investisseurs tiers), mais elles reposent moins sur l’éthique individuelle des gens pour bien fonctionner.

 

François Meunier

[1] Carlin, Bruce and Simon Gervais, 2009, « Work Ethic, Employment Contracts, and Firm Value », The Journal of Finance, vol. LXIV, n° 2, April, pp. 785-821.
[2] Bénabou, Roland and Jean Tirole, 2003, « Intrinsic and Extrinsic Motivation », Review of Economic Studies 70, pp. 489-520.
[3] Voir le dernier livre de Daniel Cohen, La prospérité du vice, Paris, 2009.