Faut-il privatiser Aéroports de Paris ?
Cette note d’analyse a été initialement publiée sur le site de FIPECO le 27 novembre 2018. Elle est reprise par Vox-Fi avec due autorisation.
Le projet de loi relatif à un plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises (PACTE), présenté en Conseil des ministres le 18 juin 2018, prévoit la privatisation de la société Aéroports de Paris (ADP).
A) Présentation du groupe ADP
Aéroports de Paris était un établissement public de l’Etat qui a été transformé en une société anonyme en 2005. Celle-ci a été introduite en bourse en 2006, mais la loi impose à l’Etat de détenir la majorité de son capital (il en détenait 50,6 % en juillet 2018) et elle doit donc être modifiée pour qu’une privatisation soit possible. Les groupes Schiphol (aéroport d’Amsterdam) et Vinci ont chacun une participation de 8 % dans cette société. La valeur boursière d’ADP s’élevait à 19,4 Md€ le 18.07.2018, soit 9,8 Md€ pour les actions de l’Etat.
La société Aéroports de Paris (6 400 salariés) est à la tête du groupe ADP. Ses filiales ont surtout des activités d’ingénierie, de gestion et de développement aéroportuaires dans d’autres pays ou encore de gestion immobilière et de gestion de commerces et services sur le périmètre des aéroports parisiens. La société Aéroports de Paris possède et exploite les principaux aéroports de la région parisienne, en particulier Charles de Gaulle (CDG), Orly et Le Bourget.
En 2017, le chiffre d’affaires du groupe ADP s’est élevé à 3,6 Md€ (2,9 Md€ en 2016[1]), dont 1,8 Md€ pour les activités aéronautiques en France, 0,8 Md€ pour les commerces et services, 0,2 Md€ pour les activités immobilières et 0,7 Md€ pour les activités internationales. Son résultat opérationnel courant était de 1,0 Md€ (0,7 Md€ en 2016), dont 0,3 Md€ pour les activités aéronautiques et 0,6 Md€ pour les commerces, services et l’immobilier. Ses capitaux propres s’élevaient à 4,6 Md€ (4,3 Md€ en 2016) et son endettement financier net à 3,8 Md€ (2,7 Md€ en 2016). Ses investissements ont représenté 0,9 Md€.
Les aéroports CDG et Orly ont accueilli respectivement 69,5 et 32,0 millions de passagers en 2017, soit un total de 101,5 millions dont 47 % voyageaient sur les avions du groupe Air France KLM. Le troisième aéroport français en 2017 (Nice Côte-d’Azur) n’en a accueilli que 13,3 millions. CDG était le dixième aéroport du monde pour le trafic de passagers en 2017.
Les principales recettes tirées des activités aéronautiques d’ADP sont constituées des redevances prélevées sur les passagers (0,7 Md€) et des redevances prélevées sur les compagnies aériennes au titre notamment des atterrissages (0,2 Md€), du stationnement des avions (0,2 Md€) et de multiples services (0,2 Md€) tels que la mise à disposition de comptoirs d’enregistrement ou le tri des bagages. ADP reçoit également 0,5 Md€ au titre de la taxe d’aéroport pour financer les mesures de sûreté (filtrage des passagers…).
Les redevances aéronautiques font l’objet d’un contrat de régulation économique (CRE) avec l’Etat, celui en vigueur couvrant la période 2016-2020, qui fixe leur augmentation annuelle maximale. L’Autorité de supervision indépendante des redevances aéroportuaires exprime un avis conforme sur ce contrat et homologue chaque année le barème des redevances dans le respect des plafonds qu’il fixe.
B) La privatisation d’ADP n’aura un intérêt financier pour l’Etat que dans certaines conditions
1) La situation et les perspectives financière favorables d’ADP requièrent un prix de cession élevé compensant le renoncement de l’Etat à ses dividendes
Le résultat net du groupe ADP en 2017 en 2017 (571 M€) représentait 12,5 % de ses capitaux propres (10,2 % en 2016). Ce taux de rentabilité des capitaux propres d’ADP a presque toujours été plus élevé que les taux moyen des sociétés du CAC 40 et des participations de l’Etat au cours des années 2009-2017. En outre, cette rentabilité est relativement stable et, contrairement à la moyenne des participations de l’Etat, l’endettement net du groupe ADP est inférieur à ses capitaux propres. C’est donc une des entreprises publiques dont la situation financière est la plus favorable.
Sources : documents de référence du groupe ADP ; « profils financiers du CAC 40 » du cabinet Ricol et Lasteyrie ; FIPECO.
Les dividendes versés en 2017 par ADP sur ses résultats de 2016 se sont élevés à 261 M€, dont la moitié pour l’Etat. D’un point de vue financier, la cession de ses actions n’a d’intérêt pour l’Etat que si le produit de cette cession est supérieur à la somme actualisée des dividendes qu’il pourrait toucher sur une durée infinie.
Le taux d’actualisation à retenir est le taux d’intérêt à long terme de l’Etat majoré d’une prime de risque permettant de tenir compte du caractère incertain des dividendes futurs d’ADP. Ce taux d’actualisation est plus faible que le coût du capital de la société ADP car celle-ci a des actionnaires privés qui ont bien plus d’aversion que l’Etat pour le risque et qui donc devraient demander une rémunération plus importante.
Le résultat d’ADP et ses dividendes pourraient beaucoup augmenter à l’avenir, ce qui justifie un prix de cession élevé. Le groupe envisage en effet une augmentation de 30 à 40 % de son EBITDA[2] entre 2014 et 2020 en tablant notamment sur une croissance annuelle moyenne de 2,5 % du trafic aérien à l’horizon de 2020. A plus long terme, les aéroports franciliens disposent encore d’importantes capacités de développement dans un contexte qui pourrait être marqué selon une étude d’Eurocontrol par une croissance moyenne annuelle de 2 à 3 % du trafic aérien et une insuffisance de capacités aéroportuaires en Europe à l’horizon de 2040.
En outre, les activités immobilières et de location ou gestion de commerces et services ont un fort potentiel de développement. Jusqu’à il y a une dizaine d’années, ADP se préoccupait beaucoup plus de la qualité architecturale des terminaux que de leur optimisation commerciale. Il prévoit maintenant que le chiffre d’affaires des services et commerces passera de 18 à 23 € par passager de 2016 à 2020. ADP dispose en outre de 411 hectares de réserves foncières dédiées à de futures activités immobilières.
2) Le produit de la privatisation dépendra de la procédure de cession des actions dont l’efficacité n’est pas garantie
Pour que la privatisation d’ADP ait un intérêt financier pour l’Etat, il faut que les acquéreurs de ses actions espèrent obtenir de meilleurs résultats que lui car ils ont un coût du capital plus élevé et doivent mieux rémunérer des actionnaires plus averses que lui au risque. Il faut aussi que le processus de cession de ses actions permette à l’Etat de récupérer une partie de ce surcroît de rentabilité obtenu par des actionnaires privés.
a) Les procédures de privatisation
Les actions de l’Etat peuvent être vendues, sur décision du ministre de l’économie, soit sur le marché financier (la bourse) soit de gré à gré. Ces deux méthodes présentent des variantes et ont chacune des avantages et inconvénients. La vente sur le marché est plus transparente mais présente le risque d’une dilution du capital puis d’un rachat en bourse d’une part importante des actions par un investisseur indésirable, même si le futur cahier des charges d’ADP prévoit que l’Etat donne son accord à un « changement de contrôle direct ou indirect ». La vente de gré à gré est beaucoup moins transparente mais permet de choisir un actionnaire de référence ayant les qualités requises. Comme un marché public, elle peut être négociée ou résulter d’un appel d’offres, ouvert ou restreint à des investisseurs respectant certains critères.
Pour toute privatisation, la loi prévoit l’intervention d’une commission indépendante pour encadrer la procédure : la commission des participations et des transferts, composée de sept personnalités qualifiées nommées par le Premier ministre pour un mandat non renouvelable de six ans.
En cas de cession sur le marché, elle fixe un prix de vente minimal correspondant à son estimation de la valeur des actions. En cas de vente de gré à gré, elle doit estimer la valeur de la société à vendre et donner un avis conforme sur la procédure envisagée par le ministre de l’économie, sur le choix du ou des acquéreurs ainsi que sur le prix et les modalités de cession.
b) Le processus de mise en concurrence risque de ne pas être efficace du fait des forts enjeux spécifiques des aéroports de Paris
Les procédures mises en œuvre pour privatiser une société ressemblent beaucoup à celles qui sont suivies pour passer des marchés publics : choix entre appels d’offres ouverts ou négociation de gré à gré ; intervention d’une commission ; fixation d’un « prix de réserve » (maximal pour un marché et minimal pour une privatisation) ; définition de l’objet à vendre (privatisation) ou à acheter (marché) dans un cahier des charges ; choix de l’acheteur ou du fournisseur sur la base du seul prix ou de plusieurs critères.
Comme l’observent S. Saussier et J. Tirole dans une note du conseil d’analyse économique de 2015 sur l’efficacité de la commande publique, les pouvoirs politiques français tendent à multiplier les critères de choix : créations d’emplois, mesures de préservation de l’environnement, sous-traitance à des PME locales… Ils soulignent à cet égard que « de tels objectifs créent des difficultés de mesure… la prise en compte d’objectifs divers accroît le risque (toujours présent) de favoritisme ». Ils recommandent donc de « reconnaître que l’objectif de la commande publique, quel qu’en soit le montant, est avant tout de satisfaire un besoin identifié en parvenant à la meilleure performance en termes de coûts et de services ou fonctionnalités attendus. Charger la commande publique d’atteindre des objectifs sociaux, environnementaux ou d’innovation est inefficace ».
Compte-tenu des enjeux politiques et médiatiques des aéroports de Paris, on peut craindre que le choix de l’acquéreur des actions de l’Etat repose sur un très grand nombre de critères (sociaux, environnementaux et d’achats aux PME franciliennes notamment) mal définis et sans pondération explicite, ce qui donnera un fort pouvoir discrétionnaire au ministre de l’économie en cas de vente de gré à gré.
c) Il peut exister un biais méthodologique en faveur des privatisations
Comme le montre l’avis de la Commission des transferts et participations sur la privatisation des Aéroports de Lyon, elle s’appuie sur le rapport de la banque conseil de l’Etat qui tend à estimer la valeur de la société à vendre en retenant des taux de rentabilité ou des coûts moyens pondérés du capital d’entreprises privées qui sont donc plus élevés que ceux de l’Etat, même en leur ajoutant une prime de risque. En conséquence, la valeur des actions cédées risque d’être sous-estimée par rapport à la somme actualisée des dividendes espérées calculée avec le taux d’actualisation de l’Etat. La commission note qu’elle s’appuie également sur d’autres données mais elle ne fournit que la valeur finalement retenue sans préciser son propre calcul.
3) Le produit de la privatisation pour l’Etat dépendra également des modalités de régulation des activités d’ADP
Beaucoup d’entreprises privées, considérant qu’elles sont mieux gérées que les entreprises publiques, anticipent certainement que la privatisation permettra de dégager des bénéfices et des dividendes plus élevés. Les résultats financiers que les candidats à l’acquisition pourront espérer dépendront néanmoins étroitement des décisions de l’Etat en matière de régulation des redevances et de la qualité des services aéroportuaires ainsi que de réglementation de l’usage des terrains (urbanisme).
Si les règles prévues leur paraissent trop strictes, les acquéreurs d’ADP prennent un risque, ce qui réduit le prix auquel l’Etat peut espérer céder ses actions. Or le projet de loi de finances prévoit une régulation apparemment stricte (cf. plus loin).
4) Le résultat financier a posteriori d’une privatisation n’est jamais acquis
Le prix de vente des actions de l’Etat dépendra de la procédure suivie, de l’intensité de la concurrence entre les candidats acheteurs et des prévisions relatives aux recettes et charges de la société sur plusieurs décennies, qui dépendront elles-mêmes de la régulation mise en place et qui sont, comme toute prévision, intrinsèquement fragiles. Une privatisation peut être considérée comme financièrement intéressante pour l’Etat sur le moment et apparaître plus tard, au vu de la situation financière réelle de la société, comme un échec ou un succès encore plus grand.
C) L’intérêt des clients d’ADP, notamment celui d’Air France, s’oppose à l’intérêt financier de l’Etat
ADP est dans une situation de monopole sur le marché des installations aéroportuaires utilisées pour les transports aériens en provenance et à destination de l’Île-de-France. Comme l’indique son document de référence, il n’a aucun concurrent dans un rayon de 300 kilomètres[3]. Sa zone de chalandise rassemble 25 millions d’habitants, dont le revenu moyen est supérieur à la moyenne française.
Cette situation monopolistique ne pourrait être remise en cause que si Orly et CDG étaient séparés, ce qui ne semble pas être une option à l’ordre du jour, ou si un troisième grand aéroport parisien était ouvert, ce qui est une option parfois étudiée mais qui ne pourrait pas se réaliser avant au moins dix ans.
Or toute entreprise privée en situation de monopole vend ses produits à un prix plus élevé et avec une qualité moins bonne qu’une entreprise en situation de concurrence. Le prix d’un monopole est d’autant plus élevé et la qualité de ses produits d’autant plus faible que ses clients y sont peu sensibles, ce qui est assez largement le cas de ceux d’ADP. En effet, la part des redevances aéroportuaires dans les billets d’avion est assez faible et les clients des commerces et services des aéroports internationaux sont assez largement captifs. En outre, la progression du trafic conduit régulièrement à une saturation des capacités d’accueil qui doivent alors être étendues en faisant de lourds investissements pour construire de nouveaux terminaux.
Sans intervention de l’Etat, un actionnaire privé d’ADP pourrait augmenter fortement ses prix, moins investir et dégrader la qualité de ses prestations. Cela réduirait un peu la consommation des produits fournis par ADP à la fois parce que certains passagers utiliseraient d’autres modes de transport, vers l’Europe, et parce que d’autres passagers limiteraient leurs achats dans les terminaux. L’élasticité de cette consommation étant faible, ADP accroîtrait néanmoins ses recettes.
En revanche, si des voyageurs renoncent à prendre l’avion à cause du prix ou de la qualité des services aéroportuaires, les compagnies aériennes sont plus fortement perdantes. En outre, elles subiront directement la hausse du prix et la baisse de la qualité des services qui leur sont rendus par ADP. Air France, premier client d’ADP, pourrait être la principale victime de sa privatisation. Le bon fonctionnement du hub de CDG à un prix raisonnable est en effet vital pour la compagnie nationale.
Les prix et la qualité des services d’ADP ont toujours été régulés par l’Etat, désormais sous la forme d’un contrat pluriannuel. Les décisions de l’Etat ont toujours été en pratique des arbitrages entre les positions antagonistes d’ADP et d’Air France. Ces arbitrages ont été le plus souvent favorables à la compagnie aérienne parce qu’elle se trouve dans la situation la plus fragile et parce qu’Air France a longtemps été considéré comme un porte-drapeau de la Nation dans les pays lointains.
Pour maximiser le produit de la vente de ses actions, l’Etat a intérêt à autoriser ADP à augmenter ses prix et à relâcher les contraintes exercées sur la qualité de ses services, ce qui s’oppose à l’intérêt des clients d’ADP, notamment du premier d’entre eux.
D) Les dispositions prévues pour concilier les intérêts de l’Etat et des clients d’ADP sont importantes mais présentent des fragilités
1) Il faudrait concéder les aéroports sur une durée limitée mais le régime juridique actuel d’ADP a conduit à retenir un dispositif original et fragile
Lorsque des activités sont exercées dans le cadre d’un « monopole naturel », ce qui est souvent le cas de l’exploitation des infrastructures de transport, les économistes considèrent que, si la concurrence « dans le marché » est impossible ou inefficace, elle peut souvent être avantageusement remplacée par une concurrence « pour le marché ». En pratique, l’Etat ou tout autre organisme public met des entreprises en concurrence « pour le marché » en lançant un appel à candidatures pour l’obtention d’une concession ou d’une délégation de service public ou d’un contrat de partenariat public privé.
Dans le cas d’une concession, le concédant donne au concessionnaire le droit exclusif de construire des équipements sur un domaine public, ou d’utiliser des équipements existants, et de les exploiter en se finançant par le prélèvement de redevances ou la prestation de services commerciaux payés par les usagers, dans des conditions fixées par un cahier des charges. La concession est de durée limitée et, à son échéance, le concessionnaire doit rendre le terrain et les installations au concédant. Celui-ci peut alors remettre les entreprises intéressées en concurrence pour obtenir une nouvelle concession.
Or la société ADP est propriétaire des terrains et des installations sur le domaine qu’elle exploite. L’Etat ne peut donc pas les lui concéder puisqu’elle les possède déjà. Pour concéder l’exploitation des aéroports de Paris, il faudrait commencer par en exproprier ADP et donc en indemniser les actionnaires dont presque la moitié sont des personnes privées. Cette indemnisation pouvant coûter très cher, le projet de loi retient une solution originale mais qui présente des fragilités.
Les dispositions du projet de loi reviennent à prévoir l’expropriation d’ADP dans 70 ans. Les investisseurs intéressés seront donc mis en concurrence pour acquérir des actions d’une société qui aura le droit exclusif d’exploiter les aéroports parisiens pendant 70 ans.
Il n’en demeure pas moins que les actionnaires actuels d’ADP doivent être dédommagés au titre des dividendes qu’ils perdront entre la soixante-dixième année après la privatisation et la fin des temps. Le projet de loi le prévoit et précise, en simplifiant, qu’ils recevront dès la privatisation une indemnité non révisable égale à la somme des flux de trésorerie après impôts générés par les biens exploités, actualisée au coût moyen pondéré du capital d’ADP à la date de la privatisation.
Puisqu’il s’agit d’indemniser des personnes privées, la référence au coût du capital d’ADP est ici pertinente. La difficulté, très grande, est de prévoir les flux de trésorerie d’ADP entre 2089 et la fin des temps. Le projet de loi prévoit que le montant de cette indemnité sera arrêté sur avis conforme de la commission des participations et des transferts qui devra elle-même consulter une commission ad hoc composée de trois personnalités désignées par les présidents de la Cour des comptes, de l’autorité des marchés financiers et du conseil supérieur de l’ordre des experts comptables. Quelles que soient les précautions prises et les compétences des membres de ces commissions, le montant de cette indemnité sera très forfaitaire et contestable. Il est aujourd’hui totalement imprévisible.
2) Le projet de loi prévoit une régulation forte mais elle n’empêchera sans doute pas la société ADP privatisée de profiter de sa situation de monopole
Le projet de loi prévoit une forte régulation des activités d’ADP par l’Etat mais présente une faiblesse spécifique, liée à la fixation des redevances aéroportuaires, et une faiblesse commune à toutes les concessions de service publics, liées aux difficultés de l’Etat pour en faire respecter le cahier des charges.
a) Le projet de loi prévoit une régulation forte
La société ADP sera chargé de mettre en œuvre le service public aéroportuaire dans le cadre d’un cahier des charges dont les grandes lignes sont définies dans le projet de loi. Elles permettront à l’Etat d’exercer un fort pouvoir de régulation sur les activités et les prix d’ADP. On peut en particulier noter les dispositions suivantes :
– en l’absence d’accord avec ADP, l’Etat pourra fixer les conditions du service public aéroportuaire et les niveaux de performances à atteindre, au regard des meilleurs standards internationaux, éventuellement imposer des investissements nécessaires ;
– les dirigeants d’ADP seront agréés par l’Etat ;
– ADP appliquera à ses achats les obligations de publicité et de mise en concurrence prévues par le code des marchés publics ;
– ADP devra obtenir l’autorisation de l’Etat pour prendre des engagements dont la durée dépasse de 18 mois sa future « expropriation » (dans 70 ans) ;
– l’Etat encadrera et autorisera les modifications apportées aux installations aéroportuaires ;
– l’Etat autorisera les cessions de biens d’ADP, ou créations de sûretés relatives à ces biens, et récupèrera le cas échéant une partie de la plus-value réalisée ;
– les manquements d’ADP au regard du cahier des charges pourront être sanctionnés par une amende égale à 2 % de son chiffre d’affaires par manquement, le total des amendes étant plafonné à 10 % du chiffre d’affaires.
La société ADP pourra se voir interdire l’exploitation des aérodromes franciliens si ce plafond est atteint à deux reprises sur quatre exercices successifs ou pour tout autre manquement d’une particulière gravité.
Par ailleurs, comme c’est déjà le cas, les redevances aéroportuaires, perçues par ADP sur les compagnies aériennes et les passagers, feront l’objet d’un contrat pluriannuel avec l’Etat d’une durée maximale de cinq ans. En l’absence de contrat pluriannuel, les tarifs des redevances seront fixés par le ministre en charge de l’aviation civile dans des conditions prévues par le cahier des charges d’ADP.
b) Un risque de majoration des redevances aéroportuaires
La plupart des grands aéroports ont deux sources principales de recettes et de profits : les redevances prélevées sur les passagers et les compagnies aériennes en contrepartie des services aéroportuaires ; les loyers tirés de la location des emplacements commerciaux dans les aérogares et des immeubles situés dans la zone aéroportuaire. Il existe deux modèles économiques de régulation des redevances aéroportuaires dits de « caisse unique » et de « double caisse ». Dans un modèle de caisse unique, les redevances aéroportuaires sont minorées par les bénéfices de la location des surfaces commerciales. Dans un modèle de double caisse, les redevances aéroportuaires couvrent le coût des services aéroportuaires et les bénéfices tirés des locations commerciales sont laissés au propriétaire de l’aéroport.
Ces deux modèles ont chacun des avantages et inconvénients, qui sont rappelés dans leur présentation par Anne Perrot à une séance de 2014 du séminaire organisé par la direction générale du trésor et l’Autorité de la concurrence. Elle en conclut à un « relatif consensus » des économistes pour privilégier la caisse unique lorsque les aéroports ne sont pas congestionnés. En effet ce modèle de régulation incite les aéroports à réduire les redevances aéroportuaires pour attirer des compagnies et accroître la fréquentation des services et commerces, ce qui est bénéfique jusqu’à la saturation des installations aéroportuaires.
Les aéroports de Paris ont encore d’importantes possibilités d’extension avant d’atteindre la saturation et le modèle de la caisse unique devrait donc être préféré. Pourtant le modèle de la double caisse est appliqué à ADP depuis 2010 et le projet de loi prévoit de le maintenir. Les autres aéroports français ont une caisse unique sauf celui de Nice depuis juillet 2018, bien que l’Autorité de supervision indépendante des redevances aéroportuaires ait exprimé sa préférence pour le modèle de caisse unique.
Le potentiel de développement des activités commerciales et immobilières dans les aérogares et sur les terrains d’ADP est considérable et les recettes qui en seront tirées pourraient contribuer à limiter la progression des redevances aéroportuaires. Il est à craindre que la privatisation d’ADP dans les conditions prévues par le projet de loi ne le permette pas.
c) Un risque de modification du cahier des charges à l’avantage d’ADP
Dans leur note précitée du conseil d’analyse économique, S. Saussier et J. Tirole observent « qu’il est impossible de prévoir tous les événements pouvant survenir durant l’exécution de ces contrats qui sont nécessairement incomplets ». Ils notent que, selon des études internationales, de 40 à 92 % des délégations de services publics et des partenariats publics privés donnent lieu à renégociations et avenants au contrat initial. Ils ajoutent que « les renégociations fragilisent les appels d’offres en favorisant les comportements opportunistes (enchères agressives où l’opérateur fait volontairement une offre à faible prix en anticipant le fait qu’il renégociera le contrat durant la phase d’exécution). Le mécanisme d’appel d’offres ne conduit donc plus forcément à sélectionner le meilleur candidat (le moins-disant ou le mieux-disant) mais celui qui a le plus confiance dans son pouvoir de renégociation. Il est ainsi très difficile dans ces conditions de mettre en place un contrat réellement incitatif. Ainsi, la renégociation des contrats tend à réduire, voire à faire disparaître, les bienfaits des procédures concurrentielles d’attribution ».
Ces renégociations ne résultent généralement pas d’événements imprévisibles mais de l’incapacité des administrations à définir les besoins à satisfaire sans changer d’avis. La plupart des rapports de la Cour des comptes et des corps d’inspection sur les concessions et partenariats mettent en évidence une dérive des coûts imputable à cette incapacité des pouvoirs adjudicateurs à définir leurs besoins et à s’en tenir à leur définition initiale.
Le futur cahier des charges d’ADP se présente certes différemment car il sera de nature réglementaire et non contractuel. Le projet de loi prévoit même qu’il comporte des dispositions dérogatoires au droit commun limitant la possibilité pour ADP de rechercher la responsabilité de l’Etat si celui-ci prend des décisions de nature à bouleverser les conditions économiques de l’exploitation des aéroports franciliens.
Toutefois, il sera difficile de contrôler le respect des prescriptions du cahier des charges en matière de qualité des services car, dans le cas des aéroports de Paris, les services rendus sont de nature très diverse et leur qualité n’est pas toujours aisément mesurable. Le premier contrat de régulation des redevances d’ADP avait d’ailleurs été critiqué par la Cour des comptes pour ces raisons.
En outre, le projet de loi précise que les tarifs des redevances aéroportuaires « sont établis de manière à assurer une juste rémunération d’ADP au regard du coût moyen pondéré du capital » sur le périmètre des activités aéroportuaires. Même s’il est prévu qu’ADP fournisse à l’Etat toutes les informations nécessaires et qu’un commissaire du gouvernement assiste aux séances de son conseil d’administration, ADP détiendra toujours plus d’informations sur ses coûts et risque donc de les majorer pour obtenir une rémunération plus importante. Il sera également difficile d’empêcher ADP de payer des services trop chers à des sociétés liées à ses actionnaires même s’il doit respecter le code des marchés publics.
Enfin, l’arme ultime de l’Etat qui consiste à interdire à ADP l’exploitation des aéroports franciliens est en pratique quasiment inutilisable.
Ces difficultés sont communes à toutes les concessions ou délégations de services publics. Elles peuvent être surmontées et l’externalisation des services public est alors une solution efficace si le cahier des charges est bien rédigé, ce qui est en principe plus facile lorsque d’autres concessions semblables ont déjà été attribuées et ont permis un retour d’expérience. Le cas des autoroutes ou de la distribution de l’eau montre toutefois que les nouvelles concessions tiennent assez peu compte des expériences antérieures et les concessions d’aéroports régionaux seront d’une utilité limitée pour définir le cahier des charges des aéroports de Paris du fait de leur dimension et des enjeux nationaux qui y sont attachés.
Le principal obstacle à une privatisation efficace des Aéroports de Paris est leur caractère unique en France qui empêche de s’appuyer sur l’expérience acquise pour établir un cahier des charges suffisamment solide.
E) Conclusion
La situation et les perspectives financière d’ADP sont très bonnes et l’Etat doit donc vendre ses actions à un prix élevé, qui doit être supérieur à la somme actualisée des dividendes auxquels il va renoncer, pour que cette privatisation ait un intérêt financier pour lui. Le prix finalement obtenu dépendra de l’efficacité de la procédure de mise en concurrence des acheteurs potentiels, qui n’est pas assurée. Il faut qu’un prix minimal conforme à l’intérêt de l’Etat soit fixé et que cette privatisation soit abandonnée s’il n’est pas atteint. En tout état de cause, le prix de cession dépendra de prévisions à très long terme, donc intrinsèquement fragiles, sur les recettes et les charges d’ADP.
Ce prix de cession sera d’autant plus fort que la régulation des activités et des prix d’ADP sera faible. Une stricte régulation est pourtant nécessaire car ADP a un important pouvoir de monopole et un actionnaire privé pourrait fortement relever ses prix et réduire la qualité de ses services au détriment des passagers et des compagnies aériennes clientes, notamment de la plus importante d’entre elles (Air France KLM).
Le projet de loi comporte d’importantes dispositions permettant à l’Etat d’exercer une forte régulation sur les prix et les activités d’ADP, par exemple en imposant des investissements, mais le dispositif prévu présente également des fragilités.
La solution classique pour concilier gestion privée et régulation d’un monopole naturel consiste à mettre en concurrence des entreprises privées pour obtenir la concession de ce monopole, dans le respect d’un cahier des charges, pendant une durée limitée. Comme ADP est propriétaire des terrains et installations aéroportuaires, il faudrait commencer par l’exproprier ce qui coûterait très cher. La solution retenue, qui est très innovante, consiste en pratique à prévoir son expropriation dans 70 ans et à verser dès maintenant à ses actionnaires une indemnité qui sera inévitablement très forfaitaire.
L’Etat a rarement su définir les besoins à satisfaire par ses concessionnaires sur une longue durée et les modifications qu’il a apportées aux cahiers des charges des concessions ont souvent conduit à une hausse des prix et des bénéfices des concessionnaires. Compte-tenu du caractère unique en France des aéroports de Paris, le cahier des charges sera particulièrement difficile à définir et on peut craindre que, sur une période de 70 ans, il soit modifié au profit des actionnaires d’ADP.
Le projet de loi prévoit de maintenir pour ADP le modèle économique dit de « double caisse » selon lequel les bénéfices tirés des locations d’emplacements commerciaux sont gardés par les actionnaires et ne permettent pas de réduire le montant des redevances aéroportuaires. L’opinion dominante des économistes est pourtant de considérer que ce modèle est inapproprié dans une situation comme celle d’ADP.
Au total, il n’est pas impossible que cette privatisation permette de concilier les intérêts financiers de l’Etat et des clients d’ADP mais ce sera difficile.
Cette note d’analyse a été initialement publiée sur le site de FIPECO le 27 novembre 2018. Elle est reprise par Vox-Fi avec due autorisation.