L’activité économique est de façon croissante une activité immatérielle. L’investissement aussi. Or, le système financier s’est construit au fil des décennies, voire des siècles, sur un financement privilégiant le « matériel » : équipements industriels ou agricoles, immobilier, etc. Le banquier est en mesure ici de se protéger du risque de défaut en prenant en gage l’actif physique qu’il a financé. N’y a-t-il pas alors le risque d’un sous-investissement dans l’économie immatérielle par absence de bons « collatéraux » ? La « tyrannie du collatéral » ne risque-t-elle pas d’étouffer la croissance par manque de financement ?

Le graphique qui suit illustre l’inversion des deux tendances en matière d’investissement, matériel (courbe bleue) vs. immatériel (courbe noire). Il fait aussi figurer (courbe en rouge désignée par NIPA), l’investissement total selon les comptes nationaux. Ce dernier est bien inférieur : en effet, les règles comptables inscrivent le plus souvent ce type d’investissement en dépenses courantes plutôt qu’au bilan en accroissement du capital économique.

Graphique : Investissements matériel (courbe bleue) et immatériel (noir et rouge) en pourcentage de la valeur ajoutée du secteur privé, États-Unis

Source : Bransetter, L and D Sichel (2017)La courbe rouge montre l’estimation de l’investissement immatériel selon les comptes nationaux.

C’est une question qu’adresse un papier important (d’où est tiré le graphique) de Stephen Cecchetti et Kim Schoenholtz (« Financing intangible capital ») dans Vox-EU. Elle concerne tous les directeurs financiers. Les auteurs font le contraste entre les entreprises de restauration qui arrivent aux États-Unis à se financer en dette pour 95% de leurs fonds propres, alors que les entreprises de logiciels n’atteignent que 10%. Les banques ne trouvent tout simplement pas de « collatéral » sur lesquels asseoir leurs prêts dans le second cas. Or, les restaurants ou les concessionnaires automobiles n’investissent quasiment pas en R&D, alors que les entreprises du numérique ou du logiciel ont une grande part de leurs dépenses en R&D. On observe à ce titre une réduction de la part des crédits commerciaux dans le bilan des banques au profit des crédits immobiliers et des actifs sans risque. Irait-on de ce fait vers un excès d’investissement dans la restauration et une insuffisance dans la production de logiciels ?

Les auteurs soulignent que le système financier s’est en partie adapté :

  • Ils voient dans la montée très forte du private equity une réponse à cette tyrannie du collatéral. Si on finance moins facilement en dette, le financement en fonds propres est une solution, d’autant plus que les fonds d’investissement sont en mesure – ce que font de moins en moins les banques – de passer le temps qu’il faut à l’examen des plans d’affaires et des plans d’investissement.
  • L’investissement immatériel est lui-même moins coûteux que l’investissement matériel et l’est de moins en moins si on regarde les progrès faits dans les technologies numériques. Le coût de l’investissement est presque davantage le coût d’adaptation des organisations à ces technologies que le coût même d’acquisition des solutions numériques. Il y a pour partie un moindre besoin de financement.
  • La Bourse ne semble plus une solution pour les entreprises « immatérielles » de taille intermédiaire. On pourrait expliquer par là la désertion croissante des Bourses et des IPO qu’on connait depuis le milieu des années 90 et parallèlement le boom de l’activité de M&A dans ces secteurs. Le rachat par des entreprises de private equity ou par des entreprises « immatérielles » de très grande taille devient une solution au problème de financement. Vox-Fi avait déjà fait ce constat. Voir : « La Bourse intéresse-t-elle encore les entreprises ? » de mars 2017.

Cela soulève une question importante du point de vue de la stratégie financière : les entreprises ont-elles ou pas intérêt à filialiser leurs actifs matériels de façon à collecter du financement par dette peu coûteux sur ces actifs, et conserver les actifs immatériels via un financement par des fonds propres, nécessairement plus coûteux ? Ou au contraire à conserver précieusement leurs actifs matériels, pouvant ainsi capter grâce à eux du financement par dette ? Accor ou Carrefour illustrent un tel dilemme : après pas mal de va-et-vient, l’un et l’autre ont choisi d’externaliser une partie de leurs hôtels ou magasins, jugeant qu’ils peuvent être financés de façon plus commode en dehors du groupe. Ils réservent l’activité de service dans l’entité qui reste cotée. C’est une stratégie dangereuse, qui repose que la capacité du groupe à convaincre de la « taille critique » (au sens d’accès à la Bourse) de leur métier de pur service (et accessoirement convaincre qu’il n’y a pas de synergies fortes entre l’actif physique et le métier de service qui s’appuie dessus.)

Les auteurs auraient pu signaler que le financement du compte-client est également un échappatoire, y compris pour des groupes de taille intermédiaire. Loin est le temps où l’affacturage était considéré comme un financement de dernier recours, presque le signe de difficultés de trésorerie et d’une solvabilité douteuse. Il y a ici un gisement gigantesque de financement, accessible d’ailleurs directement par des techniques de titrisation.

Mais il reste sans nul doute une inadaptation croissante des banques à cette nouvelle donne. Il leur faut inventer de nouveaux types de crédit, reposant sur une analyse de risque et une surveillance bien plus fortes, et donc des prêts sensiblement plus coûteux, donc plus difficiles à vendre. Un dilemme également pour elles.

Il y a peut-être aussi une inadaptation des normes comptables qui pourraient porter un autre regard sur l’investissement immatériel de façon à permettre une capitalisation plus facile de certaines dépenses de R&D. Cela accroîtrait mécaniquement les fonds propres comptables des entreprises de ces secteurs, fournissant peut-être une incitation accrue pour des financements en crédits.

 

Cet article a été publié sur Vox-Fi le 24 octobre 2018.