Focus. Faut-il réformer l’ortografe du français ?

Le texte attaché est extrait d’un livre assez tonique sur la langue française écrit par deux jeunes linguistes : Maria Candéa et Laélia Véron, Le français est à nous ! Petit manuel d’émancipation linguistique, La Découverte, 2021. L’un des chapitres porte sur le sujet de querelle préféré des Français : faut-il réformer l’orthographe ? Nos lecteurs peuvent être surpris qu’un tel sujet apparaisse dans une revue financière, mais le comité Vox-Fi, comme tout éditeur de texte, y trouve intérêt. Il est par force toujours très sensibilisé sur cette question de l’orthographe, sachant la transpiration qu’implique la correction des textes qu’il publie et que vous nous proposez (pas assez) souvent, chers lecteurs.
Ici, la réforme porte sur deux modifications orthographiques ultra simples que les autrices mettent directement en pratique dans le texte ci-dessous. On vous les laisse découvrir.
La question de l’impact d’une future réforme sur la lisibilité des textes se pose en tout premier lieu. Il est plus facile d’écrire avec une ortografe plus rationelle, mais qu’en est-il de la lecture ? Pour répondre par la démonstration plutôt que par des arguments, nous alons utiliser dans ce focus une ortografe rationalisée (« ortografe » vous semble hideux ? C’est pourtant comme cela que l’écrivait Molière)
Disons-le d’emblée : plus persone ne demande pour le français, de nos jours, une ortografe fonétique, c’est-à-dire fondée uniquement sur la prononciation. Il s’agit de réformer essentiellement en instaurant deux règles demandées par de nombreuses et de nombreux spécialistes de la langue depuis plus d’un siècle, La première rend cohérente la notation des mots d’origine grecque avec leur prononciation, en remplaçant, pour tous ces mots, les « ph », « srhx », « sth », « yx » par des « fx », « rx », « ta », « is » ; c’est un choix que toutes les autres langues romanes ont fait depuis fort longtemps. La deuxième règle suprime les consones doubles qui n’ont aucune valeur fonétique ou distinctive. Cette règle permettrait d’unifier des ortografes actuellement aberantes : quelle logique et quel intérêt y a-t-il en effet à écrire « donner » avec deux « n » et « donateur » avec un « n » ? Par contre, on comprend bien pourquoi il faut doubler une lettre dans « fille », « passé » ou « mettre », pour ne pas lire « fil», « pazé » ou « meurtre ».
Pour fonctioner, une réforme doit être logique, simple et sistématique, pour éviter de devoir consulter un dictionaire à chaque pas. C’est précisément son caractère massif et régulier qui explique le succès de la réforme de 1835, fondée précisément sur quelques critères fonétiques : c’est là qu’il a enfin été décidé de remplacer tous les « oi » par des «ai » pour être en acord avec la prononciation. C’est ainsi que « françois », « étoit », « connoisseur » sont devenus « français », « était », « connaisseur », comme cela avait été demandé des dizaines d’anées avant par Voltaire par exemple ; on remercie vivement ces décideurs du 19e siècle. Qui voudrait de nos jours revenir aux lettres suprimées et écrire à nouveau « adjuster », « saulmon », « faictnéant » ?
Les bases idéologiques de l’ortografe
Rapelons le choix initial des premiers académiciens : l’ortografe était un outil de distinction sociale ; il s’agissait, pour les hommes de la noblesse et du clergé, de se distinguer des « ignorants » et des « simples femmes ». Il falait donc qu’elle soit la plus éloignée possible de la notation de la prononciation, et qu’elle se fonde le plus possible sur la conaissance du latin, qui n’était pas enseigné aux ignorants et aux simples femmes. Ces persones écrivaient sans « mettre l’ortografe ». Sans conaitre le latin, il devait être pratiquement impossible d’aprendre l’ortografe. Or, à partir de la fin du 19e siècle, il a bien falu la leur enseigner, sans le latin, comme nous l’avons vu.
Bien que la conaissance du latin et du grec facilite la compréhension globale du sistème ortografique, il serait tout à fait eroné de s’imaginer que cela sufirait pour deviner l’ortografe, Il n’en est rien ! Contrairement à ce qu’on croit souvent, notre ortografe est loin d’être toujours étimologique. Si nous écrivions vraiment selon des critères étimologiques, nous devrions écrire « stile » et « œconomie », par exemple, et non « style » et « économie » ; si nous apliquions la grafie « ph » à tous les mots d’origine grecque, nous devrions écrire « phantôme » et non « fantôme ». Aucune rigueur et aucune cohérence dans le sistème actuel… Ne parlons pas de l’accent circonflexe, d’abord rejeté par les académiciens, et ensuite introduit, selon des règles pas toujours cohérentes : l’accent circonflexe de « théâtre » n’a rien d’étimologique. L’accent circonflexe a une utilité quand il permet de distinguer les homofones, par exemple « sûr » et « sur ». Mais encore une fois, notre sistème actuel manque de cohérence : on distingue la conjonction de coordination « ou » de l’adverbe « où »… avec un accent grave sur le ù (qui n’est employé que pour ce mot!) et non pas un accent circonflexe, ce qui aurait été plus logique.
Pour Ferdinand Brunot, éminent linguiste du début du XXe siècle, universitaire fortement impliqué dans la réflexion pédagogique sur l’enseignement public et républicain, l’ortografe joue à l’école le rôle d’une religion. Selon lui, le fait d’imposer les aberations arbitraires aux enfants, à un âge où ils n’ont pas la capacité de s’y oposer, les prédispose à l’obéissance irationelle et endort leur esprit critique[1]. Le courant anti-ortografique a été très fort au début du XXe siècle. Il réunissait les progressistes : par exemple Salomon Reinach, grand humaniste et féministe, figure de l’inteligentsia de cette époque, qui a publié une série de manuels pour enseigner le français, le latin et le grec aux jeunes filles. Il était pour la démocratisation de l’enseignement de qualité, et cela alait de pair, pour lui, avec la rationalisation de l’ortografe. Pour Reinach, les choix – qu’il qualifie d’absurdes – de l’ortografe (comme écrire « compote » avec un seul « t », et « carotte » avec deux) restent politiques : « L’enfant, qui doit apprendre à lire, à compter et à écrire l’orthographe de l’Académie, n’a plus guère le temps de connaître l’histoire, de faire des lectures qui puissent l’éclairer et élever son esprit ; à peine saura-t-il par cœur quelques fables, quelques poésies faciles. On dirait qu’en insistant ainsi sur la nécessité de savoir l’orthographe et en refusant avec obstination de la simplifier, les gardiens attitrés de notre langage aient voulu combattre sournoisement les effets libéraux et libérateurs de l’instruction sur la partie la plus nombreuse et la plus pauvre de la jeunesse[2], »
La résonance résolument moderne de ce texte nous montre bien à quel point le débat reste d’actualité. Ce courant a d’ailleurs failli avoir gain de cause.
Mais la Première Guerre mondiale et la flambée de nationalisme qui a suivi ont inversé la tendance. La gramaire-ortografe a été recrutée par l’idéologie pour servir de drapeau, et ceux qui la critiquaient ont été acusés de saper les bases de la société.
Ce n’est qu’après 1968 que les débats ont repris. En 1969, le linguiste André Martinet estime que l’enseignement de la gramaire pour l’ortografe « absorbe près du tiers de l’énergie des instituteurs et de leurs élèves » et que cela se fait au détriment de l’aprentissage des véritables finesses de la langue, compréhension de textes, enrichissement du vocabulaire, acquisition des bases de la rétorique… « Que de longues heures consacrées à l’école à la dictée et à la grammaire puissent avoir été du temps lamentablement perdu est une pensée absolument intolérable… pour tous ceux qui ont été soumis, à un âge tendre, au dressage grammatical[3]. » Nous voyons que pour tous les tenants de la rationalisation de l’ortografe, il ne s’agit pas de simplifier pour niveler vers le bas, au contraire ! Il s’agit de laisser plus de temps à l’étude de ce qui permettra l’expression soignée et riche en français.
Rouvrir le débat
Nous l’avons déjà évoqué en première partie : le français a déjà conu plusieurs réformes, les plus importantes se situant aux XVIIIe et XIXe siècles. Les modifications ortografiques ont baissé en nombre depuis le 19e siècle ; les toutes dernières datent de 1990. À l’époque, en 1990, il n’a pas été question de « réforme » mais de timides « rectifications », ce qui fait que l’opinion publique ne s’y est pas intéressée, De surcroit, l’Académie a difusé des messages contradictoires et confus : certains académiciens ont renié leur propre vote en faveur de ces rectifications et n’ont pas hésité à aficher leurs désacords dans les médias, Cela a considérablement retardé l’aplication de ces sectifications dans les dictionaires et manuels scolaires en France.
Ce débat doit être rouvert, sur des bases citoyennes. Nous n’avons en fait que deux choix possibles : mieux enseigner notre ortografe bizantine ou la rationaliser.
Le premier choix revient à consacrer plus de temps à l’enseignement de l’ortografe et généraliser à nouveau l’enseignement obligatoire du latin et les bases du grec, car c’est ainsi que l’on peut surmonter bon nombre de dificultés. Comment réussir cela ? Soit en sacrifiant du temps imparti à d’autres matières (reste à savoir lesquelles…) ; soit en alongeant considérablement la durée du temps scolaire = réduire les vacances scolaires ou passer à la semaine de cinq jours et demi – à condition bien sûr de trouver de nouveaux financements pour cela (point que certains et certaines semblent souvent oublier l).
Le second choix revient à rendre l’ortografe plus facile à enseigner et concentrer davantage l’enseignement sur l’acquisition du vocabulaire, des techniques de la rédaction et sur l’enseignement de l’éloquence à l’oral, ce qui n’empêche pas d’aprendre d’autres langues, dont le latin et le grec. Ce serait une véritable réforme de l’enseignement du français. Serait-ce vraiment une mesure démagogique, ou plutôt un chantier entousiasmant ?
Il n’y a pas d’autre choix possible que cette alternative. Après avoir été pratiquement nul pendant des siècles, le niveau général de maitrise de l’ortografe a fortement augmenté au début du XXe siècle, au prix d’un nombre d’heures colossal consacré à cela durant la scolarité élémentaire. Il baisse à nouveau depuis quelques dizaines d’anées[4], en raison de plusieurs facteurs convergents (diminution du nombre d’heures, place de la litérature dans la société, massification de la scolarisation, politique du bacalauréat, politique de l’école en général).
On peut bien entendu envisager de maintenir l’actuel statu quo. Comode ilusion. En effet, bon nombre des persones qui déplorent la baisse du niveau font elles-mêmes de nombreuses ereurs d’ortografe. Persone[5], titulaire ou non de l’agrégation de lettres, ne maitrise toutes les règles d’acord du participe passé. Si nous ne faisons rien d’autre que répéter en boucle la chanson de la crise du français, nous assisterons à l’émergence d’une très large catégorie de francofones scolarisé.es, capables de lire, mais incompétent.es lorsqu’il s’agit de rédiger un texte sur un quelconque marché professionel. L’ortografe sera à nouveau réservée à une élite, tout comme le français écrit, qui redeviendra une langue de prestige oposée au français courant. Cela pose des questions sociales vertigineuses : combien de temps cette catégorie de gens exclue du marché oficiel de la comunication écrite va-t-elle accepter son exclusion sans se révolter ? Quelle sera cette société que nous somes en train de construire ? Quid des conséquences de l’humiliation publique et constante de milions de francofones sur les réseaux sociaux qui sont l’agora de l’époque actuelle ? Acuser de paresse les jeunes qui aprendraient une ortografe réformée, ne serait-ce pas une manière bien comode de cacher notre propre paresse ?
[1] Ferdinand Brunot, La Réforme de l’orthographe : Lettre ouverte à M. le Ministre de l’instruction publique, Armand Colin, Paris, 1905.
[2] Salomon Reinach, Sidonie, ou le français sans peine, Hachette, Paris, 1913, P. 97-98.
[3] André Manner, Le Français sans fard, PUF, Paris, 1969, p. 82-83.
[4] Danièle Manesse et al, Orthographe : à qui la faute ?, ESF Éditeur, Issy-les. Moulineaux, 2007,
[5] Sauf Bernard Pivot ! Qui s’est d’ailleurs déclaré, dans les pages de Libération le 3 septembre 2018, pour la suppression de l’accord du participe passé après le verbe « avoir ».
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