Parfois, le comité de rédaction de Vox-Fi reçoit d’outre-tombe des propositions de billets. Aujourd’hui de Goethe. Avouez, cher lecteur, qu’il n’est pas commode de rembarrer un tel nom. D’autant que le papier nous paraît très intéressant.

Dans ce document, tiré de Conversations de Goethe recueillies par Eckermann, Paris, 1865, t.2, pp. 65-67, Goethe fait un bilan. Nous étions en 1828. Il compare le centralisme à la française et la profusion d’États souverains, principautés ou monarchies en Allemagne (et Autriche). Les États qui se sont constitués en États nation les plus tôt, France et Grande-Bretagne par excellence, sont les plus centralisés. Notamment quand on les compare à l’Allemagne et l’Italie, dont l’unité est beaucoup plus tardive, et où, en conséquence, nous dit Goethe, le paysage urbain est très différent. La leçon nous semble valoir pour l’Europe, qui a d’une certaine façon la chance d’être composée de 27 États souverains qui doivent trouver les moyens de constituer une communauté politique nouvelle.

 

Je ne crains pas que l’Allemagne n’arrive pas à son unité, dit Gœthe ; nos bonnes routes et les chemins de fer qui se construiront feront leur œuvre. Mais, avant tout, qu’il y ait partout de l’affection réciproque, et qu’il y ait de l’union contre l’ennemi extérieur. Qu’elle soit une, en ce sens que le thaler et le silbergroschen aient dans tout l’empire la même valeur ; une, en ce sens que mon sac de voyage puisse traverser les trente-six États sans être ouvert ; une, en ce sens que le passeport donné aux bourgeois de Weimar par la ville ne soit pas à la frontière considéré par l’employé d’un grand État voisin comme nul, et comme l’égal d’un passeport étranger.

Que l’on ne parle plus, entre Allemands, d’extérieur et d’intérieur ; que ‘Allemagne soit une pour les poids et mesures, pour le commerce, l’industrie, et cent choses analogues que je ne peux ne ne veux nommer. Mais si l’on croit que l’unité de l’Allemagne consiste à un faire un énorme empire avec une seule grande capitale, si l’on pense que l’existence de cette grande capitale contribue au bien-être de la masse du peuple et au développement des grands talents, on est dans l’erreur.

On a comparé un État à un corps vivant, pourvu de membres nombreux ; la capitale, c’est le cœur, et du cœur coulent partout dans tous les membres la vie et le bien-être. C’est fort bien ; mais lorsque les membres sont éloignés du cœur, la vie qui s’en échappe y arrivera affaiblie et elle s’affaiblira toujours en s’éloignant. Un Français, homme d’esprit, Dupìn, je crois, a dressé une carte du développement intellectuel de la France, et teinté en couleurs plus ou moins claires ou foncées les divers départements, d’après leur culture plus ou moins avancée ; on voit les départements du sud, éloignés de la capitale, teintés en noir foncé, signe de l’ignorance épaisse qui y règne.

Ce serait un bonheur pour la belle France si, au lieu d’un seul centre, elle en avait dix, tous répandant la lumière et la vie.

Où est le grandeur de l’Allemagne, sinon dans l’admirable culture du peuple, répandue également dans toutes les parties de l’empire ? Or, cette culture n’est-elle pas due à ces résidences princières partout dispersées ; de ces résidences part la lumière, par elles elle se répand partout. Si depuis des siècles nous n’avions en Allemagne que deux capitales, Vienne et Berlin, ou même une seule, je serais curieux de voir ce que serait la civilisation allemande, et ce que serait aussi le bien matériel, qui va de pair avec la civilisation morale. L’Allemagne a plus de 20 universités, répandues dans tout l’empire, et plus de 100 bibliothèques publiques. Elle a également un nombre de collections d’art et de collections d’objets de tous les règnes de la nature, car chaque prince a cherché à avoir auprès de lui de beaux échantillons en ce genre. Des collèges, des écoles pour les arts pratiques et pour l’industrie, il y en a en excès. Il n’y a guère en Allemagne de Village qui n’ait son école. En France, où en est-on sous ce rapport ? Et cette quantité de théâtres allemands, au nombre de plus de soixante-dix, établissements qui ne sont pas du tout à dédaigner comme moyen de répandre et d’encourager dans le peuple une haute instruction. Le goût et la pratique de la musique et du chant ne sont dans aucun pays aussi répandus qu’en Allemagne, et c’est là encore quelque chose ! Pensez à ces villes comme Dresde, Munich, Stuttgart, Cassel, Brunswick, Hanovre, eț à leurs pareilles, pensez aux grands éléments de vie que ces villes portent en elles, pensez à l’influence qu’elles exercent sur les provinces voisines et demandez-vous : tout serait-il ainsi, si depuis longtemps elles n’étaient pas la résidence de princes souverains ? Francfort, Brême, Hambourg, Lubeck sont grandes et brillantes ; leur influence sur la prospérité de l’Allemagne est incalculable. Resteraient-elles ce qu’elles sont, si elles perdaient leur indépendance, et si elles étaient annexées à un grand empire allemand, et devenaient villes de province ? J’ai des raisons pour en douter.