Gestion publique et gestion privée
Dans le cadre de ses dernières assises des services publics, l’association nationale des directeurs financiers et de contrôle de gestion (DFCG) m’a demandé de répondre à la question suivante : « Peut-on gérer un organisme public comme une entreprise privée ? ». Gérer les organismes publics comme des entreprises privées, tout au moins prendre exemple sur leur gestion, sous-tendait assez largement les préconisations de la « nouvelle gestion publique » il y a déjà de nombreuses années et la question mérite d’être reposée aujourd’hui.
Il faut d’abord rappeler que les organismes publics et les entreprises privées sont très hétérogènes. Si la gestion des grandes entreprises publiques exerçant leur activité dans un secteur concurrentiel ressemble, dans une large mesure, à celle des grandes entreprises privées, ce n’est évidemment pas le cas de la gestion d’une petite commune. Au sein des entreprises privées, il y a des différences tout aussi importantes entre la gestion d’un groupe multinational et celle d’une très petite entreprise familiale. Malgré cette hétérogénéité, quelques observations générales peuvent être formulées.
Gérer des organismes publics comme des entreprises privées n’est pas toujours souhaitable car elles n’offrent pas toujours le meilleur rapport qualité prix pour leurs produits. Cela dépend beaucoup de l’intensité de la concurrence à laquelle elles sont soumises. Un monopole privé n’est pas forcément plus efficient qu’un organisme public. La privatisation d’un monopole naturel doit s’accompagner d’une stricte régulation de ses prix et de la qualité de ses services. L’externalisation peut réduire le coût des services publics mais dans des conditions qu’il faut examiner au cas par cas.
Les entreprises privées ont pour principal objectif de dégager des résultats suffisants pour, au moins, survivre et, au mieux, se développer, ce qui les oblige néanmoins à tenir compte des parties prenantes autres que leurs actionnaires. Les organismes publics ont des objectifs multiples, non hiérarchisés, souvent implicites, parfois incohérents, voire contradictoires. La confusion des objectifs est un des principaux obstacles à une amélioration des performances des organismes publics.
Les contraintes ne sont pas les mêmes dans le secteur public et le secteur privé, mais il ne faut pas surestimer les différences et elles peuvent être atténuées. La gestion de fonctionnaires sous statut n’est pas nécessairement plus lourde que celle de contractuels de droit privé dans le cadre d’une convention collective protectrice. La déconcentration du pouvoir de décision au sein de l’Etat est difficile mais pas impossible.
Une clarification des objectifs et le relâchement de certaines contraintes sont nécessaires dans le secteur public et permettrait de rapprocher la gestion publique de celle des entreprises privées les plus efficientes. Plus généralement, les organismes publics gagneraient à adopter les meilleures pratiques du secteur privé.
Si une plus grande efficience du secteur public peut en être attendue, cela ne suffira pas pour réduire fortement le montant des dépenses publiques. Il faut aussi, et surtout, arrêter de proposer toujours plus de services publics et de prestations sociales et remettre en cause les moins utiles.
A) La gestion privée n’est pas toujours plus efficiente
L’efficience de la gestion est ici définie comme la capacité à fournir des biens ou des services avec le meilleur rapport qualité / prix.
Le coût du capital des entreprises privées est toujours plus élevé pour que celui des organismes publics. En effet, ce coût a deux composantes, toutes deux plus importantes : le taux d’intérêt des emprunts, qui est plus fort pour les entreprises privées car elles présentent plus de risques pour les créanciers ; la rémunération des actionnaires, qui est spécifique aux sociétés et dont le taux est supérieur au taux d’intérêt des emprunts parce que les actionnaires prennent plus de risques que les créanciers.
Pour que les entreprises privées soient plus efficientes, il faut que leurs autres coûts soient plus faibles, ce qui est souvent le cas mais pas toujours. Cela dépend pour beaucoup de l’intensité de la concurrence à laquelle ces entreprises sont soumises. Une société privée en situation de monopole, tout au moins dans une position dominante sur un marché peu contestable du fait de barrières à l’entrée, a un coût du capital très élevé, car elle rémunère très bien ses actionnaires, et n’est pas incitée à réduire ses autres coûts. Il n’est donc pas certain qu’elle soit plus efficiente qu’un organisme public.
En conséquence, la privatisation d’un monopole naturel, comme les Aéroports de Paris, doit s’accompagner d’une stricte régulation des prix et de la qualité de ses services pour ne pas léser ses clients.
Pour que l’externalisation de services publics, ou de fonctions particulières (gardiennage, entretien…) exercées par l’administration, dans le cadre de marchés publics, de délégations de service public ou de contrats de partenariat public privé permette de réduire les dépenses publiques, il faut que le processus de mise en concurrence des entreprises privées candidates soit efficace.
Ce n’est pas toujours le cas, notamment parce que les entreprises capables de répondre à l’appel d’offres ne sont pas assez nombreuses ou s’entendent, ou encore parce que le pouvoir adjudicateur ne sait pas définir précisément ses besoins, modifie le cahier des charges en cours d’exécution et met ainsi l’entreprise privée retenue en position de force pour obtenir une meilleure rémunération. Le gouvernement du Royaume-Uni, à la pointe du développement des partenariats publics privés depuis longtemps, vient d’ailleurs de leur donner un coup d’arrêt parce qu’ils s’avèrent plus chers que les investissements financés sur fonds publics dans le long terme.
B) Les organismes publics et les entreprises privées n’ont pas les mêmes objectifs
Les entreprises privées ont un objectif principal simple : elles doivent dégager un résultat financier suffisant pour, au moins, survivre et, de préférence, attirer des capitaux pour se développer. Cela ne veut pas dire qu’elles s’intéressent uniquement à leurs actionnaires. Elles doivent se préoccuper des autres parties prenantes et tenir compte de leur responsabilité sociale et environnementale parce qu’elles risquent de ne pas atteindre leur objectif de résultat si elles ne le font pas.
Ces objectifs de chiffre d’affaires, de marge ou de « création de valeur » peuvent être déclinés dans l’ensemble des « centres de profit » ou « business units », voire à un niveau individuel, et permettre de responsabiliser une grande partie des gestionnaires sur des bases à peu près claires et objectives.
Dans le secteur public, les objectifs sont multiples (ce qui est normal), non hiérarchisés (ce qui l’est moins), souvent imprécis et parfois seulement implicites (ce qui n’est pas normal) : préserver l’environnement, faire des économies, aménager le territoire, créer ou sauvegarder des emplois, assurer la continuité du service public et un égal accès pour tous, maintenir la paix sociale etc.
Ces objectifs sont en outre parfois incohérents, voire contradictoires. Il y a en particulier une tension forte et permanente entre les objectifs budgétaires et financiers et quasiment tous les autres objectifs, dont la réalisation requière plus de moyens. Mais des objectifs de développement de l’emploi dans certaines zones peuvent aussi s’opposer, par exemple, à des objectifs de préservation de l’environnement.
La nouvelle gestion publique devait conduire à créer des « agences », les « opérateurs » en France, autonomes par rapport à l’Etat dans le cadre de contrats d’objectifs et de moyens fixés par celui-ci et permettant de responsabiliser leurs gestionnaires. Cette contractualisation sur les objectifs et les moyens des établissements publics est recommandée dans des rapports et annoncée par les gouvernements depuis des dizaines d’années mais de tels contrats n’existaient que dans seulement un tiers des opérateurs de l’Etat en 2017, beaucoup d’entre eux étant en outre imprécis voire obsolètes. L’Etat n’a jamais su définir et hiérarchiser ses objectifs. En outre, la réalisation des objectifs donnés aux gestionnaires dépend souvent de multiples facteurs sur lesquels ils n’ont aucune prise.
En conséquence, il est très difficile de définir les responsabilités dans le secteur public et d’inciter les « responsables » à améliorer leurs performances.
C) Il existe des contraintes spécifiques dans le secteur public, mais il faut les relativiser
Le statut de la fonction publique est une contrainte spécifique pour les gestionnaires du secteur public mais il faut en relativiser l’importance. Il est en effet en principe impossible de modifier les termes, souvent très précis, d’un contrat de travail sans l’accord du salarié alors que, en théorie, les conditions de travail des fonctionnaires peuvent être modifiées unilatéralement par la voie réglementaire. Les salariés des grandes entreprises privées peuvent avoir des évolutions de carrières et des rémunérations fixées pour la durée de leur vie active, par des conventions collectives ou des accords d’entreprise, et peuvent être efficacement protégés contre les mutations non souhaitées et les licenciements. En revanche, s’ils ont la garantie de l’emploi, les fonctionnaires, notamment les cadres supérieurs, sont souvent sur des emplois leur donnant droit à d’importantes primes spécifiques qui peuvent leur être retirées si leur emploi change.
C’est la pratique de la gestion des ressources humaines dans le secteur public qui l’a alourdie au fil du temps. Le statut n’implique pas le maintien de 300 corps dans la fonction publique d’Etat avec des régimes indemnitaires très différents qui font obstacle à la mobilité des agents. La révocation pour faute professionnelle et le licenciement pour insuffisance professionnelle existent dans le statut, mais ils sont en pratique très rarement mis en œuvre.
S’il n’est donc ni nécessaire ni souhaitable de supprimer le statut de la fonction publique, il est nécessaire et souhaitable de le modifier pour réformer l’Etat au profit des citoyens et des agents publics. La loi de transformation de l’action publique d’août 2019 y contribue.
Les autres contraintes spécifiques à la gestion publique sont nombreuses mais l’une d’elles semble plus particulièrement importante : le pouvoir de décision est fortement concentré dans les ministères, si ce n’est dans les services de Matignon et de l’Elysée, alors que les patrons de « business units » bénéficient d’une plus grande autonomie dans les entreprises privées.
La déconcentration est recommandée et annoncée depuis des dizaines d’années mais elle se fait lentement et difficilement, en particulier parce que l’Etat n’a jamais su répondre à la question suivante : au profit de qui faut-il déconcentrer les pouvoirs de décision ? Les directeurs départementaux ou régionaux des ministères ou les préfets ? La LOLF a renforcé une déconcentration « verticale » au profit des « services déconcentrés » des ministères, mais les préfets ont toujours mis en avant avec raison la nécessité d’une coordination des services publics locaux pour promouvoir une déconcentration « horizontale » par zone géographique.
L’Etat n’a jamais su mettre en place une organisation matricielle avec un axe produits ou clients et un axe géographique comme dans les entreprises privées, pour des raisons mal identifiées mais qui tiennent sans doute à la rigidité de ses règles de gestion. Les « matrices » des entreprises privées peuvent évoluer rapidement et s’adapter aux spécificités de telle zone géographique ou de telle branche d’activité alors que les règles internes de gestion de l’Etat sont très difficiles à modifier et sont supposées s’appliquer partout de la même façon.
Il reste que, même dans le cadre de la logique verticale de la LOLF, il est possible de donner plus de pouvoirs aux chefs de services locaux, par exemple en évitant de flécher trop précisément les crédits qui leur sont attribués ou en leur donnant plus de latitude dans leurs recrutements.
Si l’Etat s’avère incapable d’adopter une organisation matricielle souple et de déconcentrer efficacement le pouvoir de décision, il reste une autre solution, la décentralisation au profit des collectivités locales à condition de faire en sorte qu’elles ne puissent pas dépenser et emprunter excessivement.
D) Les organismes publics devraient adopter les meilleurs pratiques des entreprises privées
Même si les objectifs et les contraintes ne sont pas les mêmes dans le secteur public et le secteur privé, de nombreuses bonnes pratiques des entreprises privées peuvent être adoptées dans les organismes publics comme l’ont montré les intervenants au cours des assises des services publics de DFCG.
Par exemple, la dématérialisation des relations avec les clients / usagers et les fournisseurs, le traitement des données de masse et plus généralement le développement des nouvelles technologies de l’information sont des défis communs qui appellent des réponses semblables. La fonction financière n’est pas fondamentalement différente dans un grand opérateur public et dans une grande entreprise privée. Si les acheteurs publics doivent veiller au respect d’un cadre réglementaire strict, ils peuvent s’inspirer des méthodes appliquées dans le secteur privé pour réduire le coût des achats.
Si les objectifs des organismes publics sont naturellement différents de ceux des entreprises privées, ils pourraient être clarifiés de sorte de mieux responsabiliser les gestionnaires.
Dans le cadre de la LOLF, il faudrait ainsi distinguer les objectifs socio-économiques politiques (réduire la pauvreté par exemple) dont seuls les ministres peuvent être responsables et les objectifs d’efficience de la gestion (coût par dossier traité par exemple) et de qualité de service (mesurée par le degré de satisfaction des usagers par exemple) dont les « responsables » de programmes budgétaires peuvent et doivent être réellement responsables. Ces objectifs d’efficience et de qualité pourraient être déclinés au niveau de « centres de responsabilité » et faire l’objet d’un réel contrôle de gestion, comme dans les entreprises privées (cf. note d’analyse sur le volet performance de la LOLF).
Cet article a été initialement publié sur le site de FIPECO le 26 septembre 2019. Il est repris par Vox-Fi avec due autorisation.