Les banques centrales de beaucoup de pays, Danemark et Suisse initialement, puis la BCE, la Banque du Japon, bientôt peut-être la Banque d’Angleterre pratiquent des taux d’intérêt négatifs. Plus encore, ils pèsent sur la courbe des taux en rachetant massivement des actifs financiers longs. Le but recherché est le maintien ou la relance de l’activité qui, sans ces actions, serait très probablement beaucoup plus basse.

Une question émerge évidemment : une telle politique conduite pendant très longtemps ne risque-t-elle pas de contrecarrer précisément cet objectif de soutien à l’activité ? N’y a-t-il pas en quelque sorte des limites plancher sur lesquelles les taux viendraient se cogner ? Une première limite est d’ordre « physique » : si les taux sont trop bas, il arrive un point où il devient préférable de stocker les billets de 100€ et d’en supporter le coût et l’insécurité. À ce jour, il ne semble pas qu’un tel arbitrage apparaisse. Un billet de Vox-Fi, sous le titre « Avez-vous déjà tenu en mains un billet de 500€ ? », évoquait en février 2016 cette possibilité en discutant l’idée lancée par certains d’obliger à l’abandon de la monnaie-papier et à sa bascule sur des supports électroniques.

Mais il existe une limite plus économique, un « taux de renversement », en deçà duquel les banques subissent une telle érosion de leur rentabilité qu’elles renoncent à faire du crédit ou alors prennent des risques à l’excès pour compenser leur profitabilité trop basse. Cet asséchement des banques irait contre l’objectif de soutien à l’économie et de stabilité financière. C’est cela qui fait souci chez les banquiers centraux. Benoît Cœuré, membre du directoire de la BCE, l’évoque dans un tout récent discours au Yale Financial Crisis Forum, le 28 juillet 2016.

Pour aller à la conclusion, Cœuré ne pense pas que ce point soit atteint. Il le justifie avec ce qui fait le graphique de la semaine, à savoir une estimation de l’effet des taux négatifs sur le compte d’exploitation des banques.

 

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Les taux négatifs ont deux effets négatifs sur la rentabilité bancaire :

  • La « marge d’intermédiation », différence entre les taux prêteurs sur les crédits et les taux débiteurs sur les dépôts et le refinancement bancaire, baisse très fortement. Elle est en moyenne de 1,75% aujourd’hui en zone euro. Elle était habituellement de l’ordre de 4 à 5% il y a trois décennies pour une grande banque commerciale.
  • La perte de revenu sur les liquidités excédentaires détenues auprès de la banque centrale.

En revanche, il ne faut pas négliger deux effets de sens inverse :

  • La baisse des taux favorise les emprunteurs, entreprises et ménages, et donc, à conjoncture donnée, diminue très fortement les taux de défaut. De fait, les crédits non performants ont très fortement diminué dans les bilans bancaires.
  • Les banques ont des gains en capital sur leur portefeuille financier.

Comme on le voit sur le graphique, l’effet combiné reste positif pour la zone euro, assez fortement pour les banques françaises et italiennes (oui, italiennes ! Où en serait leurs portefeuilles de crédits en déshérence si les taux n’étaient pas là où ils sont ?), beaucoup moins pour les banques allemandes ou espagnoles.

Tout cela sans compter que des taux plus élevés voudraient dire une conjoncture beaucoup plus basse et donc une activité bancaire bien moindre.

En arrière-plan, comme le montre ce second graphique, les dirigeants de la BCE voient dans la remontée du crédit bancaire (en taux de progression), tant pour les ménages que surtout pour les entreprises, un encouragement à la politique qu’ils suivent.

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(La ligne rouge verticale marque le 5 juin 2014, date où les taux de dépôt auprès de la banque centrale sont passés en dessous de zéro pour la première fois.)

Pour la France, la situation est meilleure encore, comme l’indique ce troisième graphique, tiré des Échos du 29 août 2016.image 3

Au total, ce taux de renversement existe certainement, n’est sans doute pas aisé à calculer et, selon Benoît Cœuré, n’est pas encore atteint dans la zone euro. Manière de dire que l’orientation monétaire de la BCE ne devrait pas changer à un terme perceptible aujourd’hui, mais en même temps qu’il devient dangereux que la BCE soit le seul moteur à l’appui de la croissance européenne.