Grateful Dead, le modèle d’affaires du rock’n roll à l’âge internet
Chaque année entre 1965 et 1995, le Grateful Dead, légendaire groupe de rock californien, et Jerry Garcia, son guitariste, assuraient des tournées de plus de 200 concerts. Ceci rien qu’aux États-Unis, et donc sans compter les tournées internationales, dont un concert auquel j’ai assisté avec émotion vers 1972, dans un amphi de la fac de droit de Assas, temple de l’extrême droite étudiante à l’époque, curieux endroit pour une telle musique.
Le groupe est mythique. Et pourtant, seuls deux de leurs albums, American Beauty et Workingman’s Dead connurent la célébrité. La popularité du groupe ne venait pas de campagnes de marketing conduites par les maisons de disque. Elle tenait au bouche-à-oreille entre fans et de la possibilité qu’ouvrait le groupe lors de ses concerts d’enregistrer librement sa musique et ainsi de la faire connaître. De sorte qu’il existe sur le net des centaines de versions de leurs morceaux culte, tel Wharf’s Rat et Dark Star, ainsi que de Like a Rolling Stone de Bob Dylan, quand le groupe a tourné avec lui.
Les revenus du groupe ne venaient pas majoritairement des droits sur les ventes de disque, mais essentiellement des recettes des concerts . Une préfiguration de ce qu’allait plus tard imposer Internet : une musique facilement déchargeable, accessible à un coût bien moindre pour les amateurs, mais où les droits d’enregistrement se protègent moins facilement et donc nourrissent beaucoup moins l’artiste. Celui-ci est contraint de gagner sa vie par des concerts1. Faut-il s’en incommoder ? Pas forcément si les tournées de l’artiste lui suffisent pour vivre. Est-ce gênant artistiquement ? Pas forcément, si la performance sur scène contribue à en faire un meilleur artiste. On assiste depuis une décennie à une montée régulière du prix des billets de concert, comme peut en attester le groupe U2, qui a récemment fait stade comble au Stade de France à un prix moyen du billet autour de 100€.
C’est au fond le retour à la vie musicale des siècles précédents, avant l’arrivée des techniques modernes de reproduction. Dans l’Allemagne du 19ème siècle par exemple, la moindre ville faisait montre d’une vie musicale très active. Un chanteur lyrique pouvait vivre des spectacles qu’il délivrait dans l’opéra local. Evidemment, son levier financier était moins grand qu’à l’époque moderne des maisons de disque : le revenu des concerts ne valait pas l’effet masse d’une vente réussie de disques. Mais du moins ces gains plus modestes laissaient la place à un nombre plus grand d’artistes pouvant vivre de leur art. Quand un chanteur était meilleur qu’un autre, un opéra plus réputé le retenait, mais ceci laissait la place à quantité d’opéras régionaux viables économiquement, où une multitude de chanteurs lyriques arrivaient à chanter. Si le jeu du marché pouvait fabriquer des stars, aucun n’atteignait le statut de superstar. Il faut le noter aussi, les créations nouvelles d’opéras étaient bien plus nombreuses qu’aujourd’hui.
L’époque des droits d’enregistrement privatifs et hautement rémunérateurs n’aura peut-être été qu’un court épisode, lié à l’ascension simultanée du tourne-disque, du CD et de la radio pour la promotion, donc entre la période pré-électrique et la période internet. Cette combinaison assurait techniquement une stabilité des droits de propriété sur la musique, et donc la possibilité d’en capturer la rente. Musicalement, elle aura permis une démocratisation massive de la consommation de musique, mais aura créé en même temps une aristocratie dans sa production, des superstars accumulant des fortunes immenses, avec une forte présomption que ce soit au détriment des artistes de second rang. (Il reste à prouver que le modèle iTunes, consistant à capturer les droits d’enregistrement via la protection du terminal d’accès soit une réponse viable sur le long terme.)
Rien bien sûr n’est idéal. Une des difficultés de la période présente se voit dans l’effacement des maisons de disque. Elles assuraient la sélection et la promotion des jeunes artistes, à partir d’ailleurs d’un modèle économique intéressant où l’artiste accordait au producteur une exclusivité sur des disques à venir, à prix prédéfini. De sorte que l’artiste à succès finançait implicitement la recherche et la promotion des jeunes artistes, dont ceux destinés à ne jamais percer. On se souvient que notre idole nationale, Johnny Halliday, parvenu au fait de sa notoriété et conseillé par son gourou de l’époque, avait vilainement cassé cette chaîne de solidarité en rompant avec sa maison de disque, ceci pour récupérer la totalité de sa rente.
La révolution Internet gênera-t-elle l’éclosion de nouveaux talents, en les privant d’un tel canal de promotion ? Cela reste à voir. En même temps, que de talents artificiels, trop vite montés en graine, étaient récemment sortis des maisons de disque ou des émissions de promotion télévisuelles, type la StarAcademy ! Les Beatles ont battu les scènes de Hambourg pendant des années, devant des publics soulés à la bière, pour apprendre le métier et enfin exploser, de retour à Liverpool, sur la scène du Cavern. (Ironiquement, ce sont les Beatles qui ont inauguré l’époque de la starisation mondiale, revenus hallucinants à la clé, grâce à la bonne combinaison de la radio et du tourne-disque.) Internet serait donc le juste retour à une époque bénie entre toutes pour la musique rock, celle des Beatles et du Grateful Dead et la porte ouverte à d’autres éclosions artistiques.
1. On lira : Halligan, Brian and David Meerman Scott, 2010, “Marketing Lessons from the Grateful Dead”, John Wiley & Sons, 192 pages.