En 1990 fut publiée la réforme de l’orthographe française. Utile réforme mais peu appliquée, une loi optionnelle, approuvée du bout des lèvres par l’Académie française, plus ou moins mise en œuvre par les éditeurs de manuels scolaires 20 ans après sa parution, peu ou mal enseignée, assez peu reprise par les journaux français, voire même par les webzines comme variances.eu. Dans la réforme, une seule modification est avancée pour l’écriture des nombres : il est recommandé de mettre des traits d’union entre les chiffres d’un nombre[1].

Mais que de bizarreries subsistent, tant à l’écrit qu’à l’oral ! Prenons le chemin des nombres, en partant du début et en étant accompagnés par d’autres langues, proches ou lointaines.

 

Jusqu’à 19

Au début, on observe le poids du système décimal, mais pas uniquement.

Le 0 a peu d’occurrences phoniques ou graphiques : elles tournent pour l’essentiel autour de « zéro » et « null »[2]. Ensuite, les nombres jusqu’à 9 ont une écriture et une prononciation bien distinctes les unes des autres. Cela paraît logique et indispensable de pouvoir distinguer nettement les unités de la base dans le système décimal qui est celui qui prévaut à peu près partout. Apparemment, 10 ne s’écrit ni ne se dit jamais 1│0 soit, par exemple, « un-zéro » en français[3].

Les ennuis et les différences commencent sérieusement avec 11 et ses successeurs.

En français, les nombres compris entre 11 et 20 sont d’abord formés par un radical plus ou moins dérivé de l’unité (un => « on », deux => « dou », …, cinq => « quin », six => « sei »), enfin plutôt moins que plus, et du suffixe « ze », lointain héritage de l’écriture latine. Mais, de 17 à 19, on inverse l’ordre et les nombres s’écrivent 10│-│x. L’espagnol est sur la même longueur d’onde que le français (inversion à partir de 16). L’italien est aussi sur la même « logique » : il inverse l’ordre à partir de 17. Mais le « dix » est toujours « dici »[4].

L’anglais et l’allemand ont des mots spécifiques pour 11 et 12 mais suivent ensuite une logique assez commune, quoique plus rigoureuse pour l’allemand : un radical dérivé des nombres de 3 à 9 accolé à « teen » ou « zehn ». Pas de trait d’union contrairement au français.

L’hébreu et l’arabe semblent un peu plus rigoureux puisque les nombres de 11 à 19 s’écrivent et se disent à peu près x│10. Le japonais l’est encore davantage : 10│x (avec parfois une consonne insérée entre 10 et x pour éviter un hiatus).

Les dizaines

Le 20 est souvent particulier dans les trois langues latines considérées ici : « vingt » (remarquons l’élégance du « g » muet ajouté à la Renaissance), « viente » et « venti ». L’étymologie paraît indiquer qu’il y a du 2 │10 dans ces termes mais il faut remonter loin et pas mal déformer. L’anglais et l’allemand sont plus proches de ce 2 │10 avec « twenty » et « zwanzig ». Pour les autres dizaines, l’allemand et l’anglais sont assez, voire très réguliers : un radical égal ou proche de l’unité concaténé avec « ty » ou « zig » (ßig pour 30). Et 90 est ainsi facilement atteint, compris, appris.

Les chemins de l’italien, de l’espagnol et de l’hébreu sont du même ordre : un radical dérivé de l’unité, un peu moins rigoureux que l’allemand, suivi du suffixe « anta », « enta » ou « im ». En arabe, on observe un apocope de l’unité suffixé par « un ». Le japonais s’écrit et se dit x │10 (mais il semble qu’il y ait plusieurs manières de faire…).

Est-il besoin de rappeler les bizarreries du français (de France) ? Oui, cela semble nécessaire pour comprendre les difficultés que nous avons tous rencontrées, que beaucoup de concitoyens continuent de subir, les affres rencontrées par les allophones dans la lecture et le calcul. On commence à l’italienne : un radical dérivé de l’unité (mais pas le même que celui utilisé pour 13 à 16!) suivi par « ente » pour 30, par « ante » pour 40, 50, 60. Ensuite, on tombe dans le grand n’importe quoi. On va mélanger multiplication et addition (70=60+10), puis multiplication en oubliant le système décimal (80=4×20) et, le bouquet, on mixe les deux (90=4×20+10).

Certains disent que le français est une belle langue (parce qu’elle difficile?). D’autres sont satisfaits car ainsi, on retrouve, paraît-il, ses origines gauloises car les Gaulois comptaient selon un système vicésimal (base 20, bien entendu!) puisque nous avons tous 20 doigts et orteils. Pendant plusieurs siècles, 30 pouvait se dire 20 et 10. Au XVIIe siècle, l’Académie française a choisi de conserver « soixante-dix », « quatre-vingts » et « quatre-vingt-dix » (vous noterez la subtilité de l’abandon du « s » final à « quatre-vingt-dix »[5]) même si septante, octante (également huitante, encore meilleur!) et nonante sont dans son Dictionnaire[6]. Pourquoi n’a-t-on pas réussi à modifier ces aberrations depuis quatre siècles?

Et que se passe-t-il entre les dizaines?

Si on appelle D la dizaine (pas la « dixaine », hein !) et U l’unité :

  • En anglais, on prononce D│U et on écrit D suivi d’un trait d’union suivi de U ;
  • En allemand, on prononce U suivi de « und » suivi de D et on écrit le tout attaché ;
  • En espagnol, règle particulière jusqu’à 29, puis D suivi de « y » suivi de U avec espaces ;
  • En italien, apocope de la dizaine si l’unité commence par une voyelle (1 et 8) juxtaposée à l’unité. Si l’unité est 3, « tre » se transforme en « tré » (accent tonique) ;
  • En arabe, U suivi d’une espace puis «  wa- » suivi de D ;
  • En japonais, D │U ;
  • En français, la « règle » générale pourrait s’énoncer comme suit : on prononce D│U et on écrit D suivi d’un trait d’union suivi de U mais avec quelques exceptions :
    • quand U=1, prière d’ajouter un « et » après la dizaine et ne pas oublier les traits d’union… sauf pour 81 pour lequel le « et » doit être omis ;
    • évidemment, de 71 à 79 puis de 91 à 99, on utilisera D suivi de 11-19, c’est logique ;
    • ne pas mettre de « s » final à « quatre-vingts » lorsqu’il y a une « unité » (de 1 à 19 bien sûr) différente de 0.

Ainsi, pour dire et écrire 97, nombre à deux chiffres, on doit énoncer quatre nombres…[7]

Et après ?

Après 99, c’est 100 et les ennuis semblent terminés. Encore convient-il de noter qu’on écrit « deux cents » mais « deux cent trente-trois » et qu’il n’y a pas de traits d’union entre « deux » et « cent(s) », sauf que la réforme de 1990 recommande d’en mettre… Quant à « mil », il est tombé en désuétude depuis 2000 et « mille » est vraiment invariable, lui.

Après ce petit tour d’horizon des particularités linguistiques et orthographiques des nombres, il apparaît que le calcul en français n’est pas une mince affaire, encore moins littéralement. Mais est-ce grave? Après tout, nous avons de moins en moins l’occasion d’écrire les nombres et quelques fautes d’orthographe sur un chèque n’ont jamais, à ma connaissance, empêché l’endossement. Il n’en reste pas moins qu’il est idiot de conserver ces absurdités, surtout si elles nuisent à l’apprentissage de la langue et permettent seulement à quelques-uns de pratiquer des exercices de dictée.

Plus grave me semble-t-il est que les « pièges » évoqués ci-dessus risquent de rendre difficile l’apprentissage du calcul. Combien d’écoliers ont été effrayés, voire pire, par « dire » et « énoncer la réponse » à combien font 37+47 ? J’ai pu observer des jeunes immigrés peu scolarisés qui avaient des problèmes à énumérer, encore plus à calculer : clairement, ils passent par leur langue pour le calcul et traduisent ensuite.

À tout le moins, il convient de fixer la « règle » sur les traits d’union : partout ou nulle part ; enlever les « et » dans 31, 41, … ou en mettre partout (« trente-et-deux » ?) ; abolir les soixante-dix, quatre-vingts et quatre-vingt-dix au profit des septante, octante (huitante) et nonante comme l’ont fait nos voisins francophones et comme le pratiquent les marchés financiers. Les jusqu’au-boutistes iront jusqu’à modifier la prononciation de 11 à 16 (« dix-un »)?

N’étant ni versé dans les langues étrangères ni linguiste, tu trouveras sans doute, lectrice.eur, des erreurs et des omissions dans cette tribune. N’hésite pas à la commenter et à la critiquer!

 

[1] https://fr.wikipedia.org/wiki/Rectifications_orthographiques_du_fran%C3%A7ais_en_1990

[2] https://www.indifferentlanguages.com/fr/mots/z%C3%A9ro

[3] Dans la suite de l’article, « │ » représente la concaténation orale ou écrite littéralement entre ce qui est avant le symbole et ce qui le suit

[4] Je me suis beaucoup servi du site formidable https://www.languagesandnumbers.com/systemes-de-numeration/fr/

[5] et, au passage, tout le monde sait qu’on écrit « les années quatre-vingt »  ou « la page quatre-vingt » puisqu’il s’agit alors d’un adjectif numéral ordinal.

[6] https://fr.wikipedia.org/wiki/Syst%C3%A8me_vic%C3%A9simal

[7] Voir à ce propos la vidéo hilarante https://www.youtube.com/watch?v=0vi9IYUeIek