L’industrie bancaire se remodèlera à coup sûr, suite au tremblement de terre qu’elle subit depuis quatre ans. Cela touchera aussi les métiers de banque d’investissement, qui s’occupent du rôle d’intermédiaire entre apporteurs et consommateurs de fonds sur les marchés financiers, un rôle absolument vital pour l’économie comme le rappelle utilement Charles Goodhart dans une tribune récente de Vox-EU. Dans quel sens ? La question est ouverte. Il n’est pas exclu qu’on assiste, à la fois par pente naturelle et par pression des régulateurs, à un émiettement des métiers de banque d’investissement sur des unités plus petites que les grandes banques actuelles, probablement davantage séparées des métiers de banque commerciale, et avec un actionnariat reposant plus sur le partenariat. Ce serait un retour en arrière, à une époque pas si lointaine où les services de banque d’investissement étaient assurés à la City et à Wall Street par des maisons de titres et de courtage. En clair… sur le modèle aujourd’hui des hedge funds et des equity funds, une partie importante de ce que les régulateurs appellent avec méfiance le shadow banking.

Mettons en regard l’industrie bancaire traditionnelle et précisément ces hedge funds. Je relève quatre points :

1- La concurrence

L’industrie bancaire n’a cessé de se concentrer, la crise ayant encore accentué la tendance. En 1998, les cinq plus grandes banques mondiales portaient environ 8% des actifs bancaires mondiaux ; en 2008, le chiffre est de 16%. Elles se sont toutes mises massivement dans les métiers de banque d’investissement.

Ces métiers vivant d’informations, il y a des avantages évidents à avoir une taille plus grande, leur permettant de collecter une information pertinente. Mais on arrive à un point où la taille pose problème, par l’influence sur les clients, sur les tarifs, sur le corps politique et sur les acteurs du marché. Les plus grands établissements, par exemple JP Morgan (banque universelle) ou Goldman Sachs (davantage banque d’investissement) prennent une position dominante qu’on mesure tout autant par leur rentabilité que par leur gestion de plus en plus complexe des conflits d’intérêt.

Par contraste, les hedge funds se sont multipliés : les cinq plus gros d’entre eux gèrent environ 8% des actifs financiers sous gestion, quand ce chiffre était de 30% il y a 10 ans. Le plus gros de ces fonds gère 40 Md$ quand les banques les plus grosses ont un actif qui dépasse les 3 Tr$, soit 75 fois plus. Certains d’entre eux (Blackstone ou, pour prendre un exemple repoussoir, MF Global, mis récemment en faillite) empiètent sur des activités de marché ou de corporate finance. (Je m’aide pour établir cette comparaison d’un papier remarquable d’Alessandri et Haldane, deux économistes de la Banque d’Angleterre. Au détour inattendu de leur sujet principal, le rôle des banques dans le financement des États, ils évoquent le sujet des hedge funds (1).)

Les barrières à l’entrée se sont accrues dans la banque, comme effet collatéral de la régulation prudentielle. À l’inverse, elles n’ont jamais été aussi basses dans le métier des hedge funds. Qui dit entrées rapides, dit sorties tout aussi rapides, ce qui est l’indice qu’il n’y a pas de position acquise. Le taux d’attrition dans cette industrie est compris entre 5% et 10% l’an, et encore davantage depuis peu. Comparé à ce chiffre important, il n’y avait jusqu’à la crise quasiment pas de faillites bancaires, en raison du parapluie qu’est la puissance publique.

Cette mobilité facilite la concurrence et évite les situations d’oligopoles qu’on observe sur les grandes places financières. Sans illusion abusive toutefois : il faut rappeler que déjà en 1947, une époque de profusion du nombre d’intermédiaires financiers, le gouvernement américain avait poursuivi 17 maisons de titres de Wall Street pour collusion dans la fixation des tarifs pour les émissions de titres, Goldman Sachs en faisant partie.

2- Le risque de crédit

Les hedge funds, nous dit l’article de la Banque d’Angleterre cité plus haut, sont en général bien moins endettés que les banques, qui avaient couramment, avant la crise, des leviers de 30 à 40X (ratio des dettes sur les fonds propres).

Par ailleurs, les banques se sont progressivement toutes conformées au même modèle de banque universelle. En Europe bien sûr, mais aussi aux Etats-Unis avec l’abolition progressive de la législation Glass-Steagall. Elle empêchait l’exercice conjoint du métier de banque commerciale et de banque d’investissement : un tiers de banque de détail et de financement spécialisé, un tiers de banque de gros ou de banque d’investissement et un dernier tiers dans la gestion d’actifs. La régulation en matière de fonds propres requis (Bâle 2), qui donnait des poids fixés a priori sur les types de risque, a eu l’effet inattendu de pousser les banques à se copier dans la composition de leurs actifs. Il en résulte une bonne diversification au niveau de la banque, mais une diversification photocopiée d’une banque à l’autre. À une somme de risques spécifiques au total diversifiables se substitue un risque systémique explosif, comme la crise a pu le montrer.

Le rapport Vickers au Royaume-Uni (2) indique bien, toujours du point de vue du risque de crédit, à quel point les banques dites universelles ont su utiliser les fonds propres de l’activité bancaire classique pour faire prospérer les activités de la banque d’investissement. Erste Bank est un cas emblématique récent : des questions très anecdotiques de valorisation comptable (pour obéir au principe de valorisation aux prix de marché !) l’ont contrainte à révéler qu’elle avait vendu une quantité importante de CDS sur les pays souverains de la zone euro. L’aurait-elle fait sans le gros bilan de la banque ? Les deux métiers ont certes des cycles d’affaire différents, ce qui est source de stabilité. Mais là encore, ce qui est vrai au niveau de chaque banque devient contestable d’un point de vue systémique. Il est gênant que l’activité de banque d’investissement fasse porter les risques de marché sur les déposants bancaires. Cela prend toujours plus en otage la puissance publique qui a le souci de protéger les épargnants et apporte donc sa garantie implicite à l’activité de banque d’investissement (3). Comme historiquement le levier des banques s’est accru et comme celles-ci se sont de façon croissante orientées vers les métiers plus risqués de la banque d’investissement, le coût de cette assurance publique s’est accru considérablement, en restant bien sûr non rémunérée.

3- La liquidité

Les hedge funds (et d’une manière générale les banques d’affaires d’autrefois) doivent obtenir leurs financements des marchés et des banques. Ils doivent en payer le prix et les risques qui vont avec. Intégrés dans une banque commerciale, avec donc un statut bancaire, la banque d’investissement bénéficie de l’accès bancaire à la liquidité, en dialogue constant avec le marché interbancaire et la banque centrale. Il est significatif que les scandales des traders fous, UBS pour le dernier en date, soient plutôt arrivés dans des grandes banques universelles que dans des banques d’affaires ou hedge funds indépendants. Il y est plus difficile que le trésorier ne tique pas quand on lui demande de basculer un milliard de dollars pour solder une opération. Le sacro-saint principe du rapprochement tréso-compta est toujours exigé quand la trésorerie est rare (4).

4- Le marché du travail

Les hedge funds ont certaines bonnes propriétés comme modèle d’encadrement des salariés et de contrôle des rémunérations. Il faut rappeler que l’origine historique des bonus se trouve dans les petites maisons de courtage de Wall Street ou les boutiques de banques d’affaires. Il s’agissait de ne pas fonctionner avec des coûts fixes trop élevés si on voulait maximiser le profit des partenaires. Lors des mauvaises périodes, le coût salarial s’ajustait à la baisse et le système du bonus était une assurance contre la volatilité des résultats. Les hedge funds aujourd’hui copient plus ou moins ce modèle. Les grandes banques le reproduisent, sous la pression de la concurrence, mais dans le contexte bureaucratique d’entreprises à effectif très nombreux, soumis bien sûr au droit du travail standard. Leur souhait de pouvoir couper les rémunérations en période défavorable s’est révélé au fil du temps illusoire, la bonne conjoncture faisant certes monter les bonus, mais avec un cliquet à la baisse. Un mécanisme de prise d’otages s’est mis en place : par leurs positions dominantes, les grandes banques mondiales ont pu extraire une rente importante sur le secteur non financier des économies, au profit des salariés tout autant sinon plus que des actionnaires.

C’est précisément le marché du travail qui aide maintenant à la fragmentation de l’industrie de la banque d’investissement. C’est le cas pour les métiers de gestion d’actifs. C’est le cas pour les métiers de conseils, avec la naissance de boutiques jouant le rôle d’intermédiaire, pour le M&A ou les émissions de titres, entre les clients entreprise et les banques (sur le modèle des courtiers qui s’interposent entre les entreprises et les sociétés d’assurance, aidant parfois ainsi le jeu de concurrence). De nombreux banquiers quittent l’univers salarial pour monter leur société de gestion ou de conseil. La structure capitaliste lourde qu’est une banque à capital ouvert n’est plus le lieu d’accueil obligé de ces activités. Bien évidemment, les mêmes défauts reviennent et certains hedge funds et equity funds recrutent activement des salariés – et non des partenaires – à prix d’or.

Conclusion, il est possible que se mette en place un processus de déconsolidation de l’industrie de banque d’investissement. Il faudra suivre ce qu’il en résultera sur le niveau de la rente extraite sur le secteur non financier. La réglementation prudentielle risque d’accentuer la tendance si elle ne prend pas garde à un traitement équitable entre banques et hedge funds tant dans l’exigence en fonds propres comme en matière de transparence. Mais peut-être le souhaite-t-elle, à des fins de réduction du risque systémique.

(1) Alessandri, Piergiorgio and Andrew G Haldane, 2009, “Banking on the State”, Bank of England, November. On est frappés de la liberté de ton de la Banque d’Angleterre face à ses banques nationales. Les banques centrales sont beaucoup plus mesurées dans le reste de l’Europe.
(2) Independent Commission on Banking, (« Rapport Vickers »), Final Report, Recommendations, September 2011, disponible sur Internet.
(3) Il se dit qu’une séparation des métiers de banque commerciale et de banque d’investissement renchérirait le coût du crédit pour les agents non financiers de l’économie. C’est peut-être vrai facialement sur les tarifs affichés. C’est évidemment faux si on fait le compte macroéconomique : la garantie publique implicite est un coût non rémunéré pour le Trésor public.
(4) Les scandales du fonds Madoff, ou plus récemment du courtier MF Global, ne sont pas des contre-exemples : ils viennent de la conduite criminelle délibérée de leurs dirigeants.