Une fois de plus, la grève affecte le port de Marseille, la sixième depuis 2007. Celle-ci est conduite par 36 grutiers irréductibles, mais qui ont parfaitement compris que se joue en ce moment le sort d’un mode d’organisation du travail, celui des dockers. La question qui surgit est : pourquoi une catégorie particulière de salariés, les dockers, dispose-t-elle d’un tel pouvoir depuis si longtemps ? Après tout, il n’y a pas que les dockers qui sont organisés en syndicats. Il n’y a pas que les dockers qui ont la capacité de bloquer une activité, une usine, un déchargement.

Ce que montre le cas des dockers (et celui de quelques autres professions, comme les camionneurs ou les ouvriers des imprimeries de labeur), c’est à quel point l’organisation industrielle façonne l’organisation du travail. Et une fois le lien trouvée, l’organisation du travail qui en résulte est très solide et survit même quand les conditions techniques ont changé.

Avant la révolution du conteneur, c’est-à-dire en gros jusque dans les années 70, le coût de transit portuaire représentait la plus grosse partie du coût de transport. Les estimations faites aux États-Unis indiquent que les frets maritimes représentaient entre 10 et 12 % du coût des importations du pays, bien davantage que les droits de douane qui étaient en moyenne de 7 %. Pourquoi un tel coût ? « Entre 60 et 75% du coût du transport maritime est dépensé pendant que le cargo est à quai, et non quand il navigue », répondaient deux analystes en 1959. Et le coût à quai était le coût de chargement dans les ports, c’est-à-dire essentiellement le coût du travail des dockers et secondairement le coût des marchandises abîmées lors des opérations.

Le métier avait alors trois caractéristiques1 : il était très dur physiquement et supposait une vraie dextérité ; très dangereux (47 dockers morts sur le port de Marseille entre 1947 et 1957) et surtout extrêmement aléatoire. Les deux premières caractéristiques expliquaient que les dockers se recrutaient au sein d’une même population, à la culture très forte, très identitaire. On était docker de père en fils, comme pour le travail à la mine. Mais c’est la troisième qui allait donner son trait si particulier au mode de travail : l’arrivée des bateaux en port était hautement imprévisible. Quand un bateau contenant des matières périssables était à quai, il fallait immédiatement le décharger. Quand le bateau ne venait pas… il n’y avait rien à décharger. A la différence du travail de la mine, le travail était donc extrêmement aléatoire. Jusqu’en gros dans les années 1930, le recrutement se faisait sous forme d’emploi à la journée, dans des conditions difficiles. Il fallait que le docker soit présent dès les premières heures, qu’il soit retenu et… qu’il attende, le bateau annoncé pouvant arriver dans l’immédiat ou 10 heures (non payées) après. L’accès à l’emploi était littéralement objet de lutte, graissage de pattes, corruption. Les salaires horaires des dockers étaient plus élevés que les salaires des autres salariés, mais ceci… quand ils avaient du travail. Les dockers étaient pour la plupart contraints d’avoir une activité externe. La « fauche » sur les quais faisait partie des pratiques courantes, était facilitée par le caractère non pérenne de l’emploi et d’une certaine façon intériorisée par les patrons pour justifier des salaires insuffisants. Les armateurs se désintéressaient de cette situation et laissaient aux sociétés portuaires, celles qui avaient en charge l’affrètement sur un quai, d’organiser les conditions de l’emploi, travail qu’elles laissaient aux contremaîtres. Ceci a perduré en gros jusque dans les premières années de l’après-guerre, qui ont vu un boom dans l’activité portuaire dû aux besoins de reconstruction de l’Europe.

La réponse rationnelle du salariat à cette situation était l’organisation collective. Celle-ci consistait d’abord à fermer l’accès au travail pour les nouveaux venus. Il était essentiel d’éviter qu’au moment de l’arrivée d’un bateau une bande d’inconnus viennent prendre le travail ou simplement peser sur le salaire horaire. Plus important, l’organisation syndicale donnait une solution au problème du flux aléatoire de travail. Il s’est ainsi mis en place, par auto-organisation, deux classes de dockers : une première avait priorité sur le travail, avec tirage au sort pour éviter les ruées ; une seconde pour absorber les pics d’activité. De cette façon, les premiers dockers étaient spécialisés et tiraient un flux de revenu constant de leur activité ; les seconds avaient une activité tierce et venaient en relais des premiers. Ils pouvaient accepter un revenu variable sans déstabiliser l’emploi pérenne. Les patrons y trouvaient leur compte. D’abord une certaine autodiscipline, notamment par rapport à la fauche et au coulage ; une classe de travailleurs mieux motivés, plus compétents et plus contrôlables ; et une réduction des coûts d’embauche, un travail qui mobilisait beaucoup le temps des contremaîtres. (Ces questions d’appariement sur le marché du travail sont exactement le sujet d’étude de Peter Diamond, Dale Mortensen and Christopher Pissarides, les récents gagnants du prix Nobel d’économie 2010.) Evidemment, cette organisation ne s’est pas faite avec le soutien des patrons, mais au terme de grèves très dures dans l’après-guerre. Parce qu’elle se payait de retour : une forte hausse des conditions salariales, et des normes de travail co-décidées avec le syndicat, avec un degré de minutie touchant souvent à l’absurde : le nombre d’hommes mis autour d’un palan, la taille maximale des crochets, etc., une liste sans fin de détails qui encombraient les contrats ou les conventions collectives. Mais au total, l’organisation syndicale et corporatiste de la profession représentait une forme d’optimum collectif. Et cimentait une solidarité entre les hommes faisant intimement partie de leur culture de travail.

Tout ce monde a volé en éclats avec la révolution du conteneur (une révolution qui a été un lent processus, sur plus d’une trentaine d’années). Aujourd’hui, pour citer Levinson dans The Box, « les ordinateurs ont déterminé que la grue qui va ramasser le conteneur entrant ABLQ 998435 doit se déplacer sur le terminal à 10h45, et que le conteneur sortant JKFC 119395, une boîte de 40 pieds à destination de Newark, en ce moment stocké sur la jetée à l’endroit A-52-G-6, doit être placé à trois niveaux du fonds, dans le quatrième créneau de la deuxième rangée en partant de la proue du bateau. » Un bateau qui lui-même arrive à charger 14.000 de telles boîtes ! Avec de tels processus, que les coûts et les risques du transport maritime ont littéralement plongé, un facteur qui a puissamment contribué à la vague de mondialisation que connaissent nos économies. Et que les relations de travail en soient complètement changées, avec des niveaux de productivité inimaginables une décennie auparavant. C’est probablement le port de Shanghai qui s’est adapté le plus à ces nouvelles conditions, ce qui s’explique par le fait que les coûts d’héritage étaient les moindres, mais qui frappe néanmoins un esprit financier : la Chine est encore un pays où le coût de la main-d’œuvre est très bas et où donc il n’est pas forcément intéressant d’adopter les techniques les plus capitalistiques.

Hommage soit donc rendu au beau métier de docker, mais un métier d’autrefois. En interdisant cette mutation pour des intérêts égoïstes, les dockers du port de Marseille ne freinent pas vraiment le commerce extérieur français : il leur ajoute les quelques centimes qu’il faut mettre pour que le bateau pousse jusqu’à Anvers. Mais dans l’intervalle, c’est toute une économie régionale qui dépérit, c’est le rôle de porte d’entrée naturelle sur le Maghreb et le monde qui est nié à une grande métropole.

1. On se reporte pour ce billet au livre génial de Marc Levinson, The Box, Princeton University Press, 2006. Sur la vie des dockers de Marseille, voir aussi Pacini, Alfred et Dominique Pons, Docker à Marseille, Payot, 1996.