Dans nos sociétés modernes, la performance économique est au centre des préoccupations : plus de productivité, compétitivité accrue, pression constante… Mais qu’en est-il de la place de l’humain ? Peut-on concilier rentabilité économique et développement personnel ?
Déjà en temps normal, mais plus encore en période de crise, la recherche de la performance est la préoccupation première du manager. Immergé dans une culture d’optimisation de l’organisation, il oublie alors souvent que le vrai premier levier de la performance, c’est la mobilisation des membres de son équipe. Une mobilisation difficile quand la morosité ambiante et la perte des repères semblent bloquer la capacité de l’individu de s’imaginer un avenir « épanouissant ».

Dans une telle situation, comme par réflexe, le manager en revient à des changements de procédure apparemment plus simples à mettre en œuvre : faire appel à de nouvelles technologies pour optimiser les processus de fabrication ou confier à un logiciel des prises de décision complexe, ce qui dégage sa responsabilité en cas de problème. Dans les deux cas, il priorise ce qui ne le met pas en danger. Rien de plus naturel, surtout dans l’urgence. Mais à la longue, peut-il réellement travailler à l’amélioration des performances de l’entreprise indépendamment du développement humain de ses équipes ? Peut-il faire l’économie de la prise de risque que constitue l’engagement dans la relation humaine ?

Le manager doit avoir un rôle de médiateur

Notre conviction est qu’il est urgent de prendre en compte la place du « facteur humain » dans la vie de l’entreprise et que ce n’est pas seulement une affaire de bon coeur et de grands sentiments, mais une affaire de compréhension et de réflexion. Autrement dit, une affaire d’intelligence. Pour faire progresser son entreprise au travers de prises de décisions rendues difficiles par des environnements de plus en plus complexes, le premier pas est de découvrir qu’on n’échappe pas à la complexité. Le manager tend souvent à considérer la complexité du réel, dans lequel il inscrit son action, comme un dysfonctionnement à réduire au moyen de bonnes pratiques capables de tout simplifier. C’est avec ce type de raisonnement « technologique » qu’il faut rompre. En toute situation humaine, se croisent de multiples facteurs avec lesquels il faut composer. Les organisations ne sont pas des systèmes régulés par une équation simple qu’il suffirait de connaître pour les maîtriser. Prises dans des réseaux d’interactions incessantes, elles ne sont jamais au repos. Au mieux, elles peuvent tenir en équilibre. À condition que cet équilibre soit maintenu et voulu, ce qui est précisément la tâche du management. Loin de l’ambition de tout contrôler.

  • Le parcours d’innovation Humanité et Performance

En lançant, en association avec MA Management, spécialiste de l’accompagnement managérial, le parcours d’innovation managériale Humanité et Performance, l’institut Catholique de Paris (15000 étudiants, 750 enseignants/chercheurs), riche de ses nombreux partenariats avec des entreprises, entre sur le marché de la formation des cadres dirigeants avec un programme aussi original dans son format qu’ambitieux dans sa problématique. Au cours de neuf séances de près de quatre heures pour chacune d’elle, douze dirigeants d’entreprise entament une relecture de leurs pratiques managériale à la lumière de l’anthropologie chrétienne, accompagnés par un binôme composé d’un chercheur universitaire (théologien, philosophe, bibliste ou éthicien) et d’un spécialiste du conseil en management.

  • Les modèles managériaux à l’épreuve des spécificités culturelles

Comme l’a brillamment montré Philippe d’Iribarne, l’un des anthropologues intervenant dans les parcours H&P, l’interculturalité est un bon lieu pour percevoir le rôle du « facteur humain » dans le management. Les modèles managériaux classiques, influencés par la pensée anglo-saxonne, mettent au centre le respect des règles, du droit et le refus de « l’arbitraire ». Ils sont inadaptés en France où les relations sociales sont commandées par la « logique de l’honneur », où ce qui compte c’est le respect de la « dignité » et de l’égalité allié au refus de tout ce qui peut ressembler à un paternalisme de type féodal. Un dispositif social réalisé avec les meilleures intentions sera insupportable s’il est perçu comme une largesse octroyée et non comme le fruit d’une conquête…

Tout contrôler, tout maîtriser, demeure le rêve de nombreux managers et même des plus hauts dirigeants.Confrontés à des problèmes de performance, ils les attribuent au fait qu’une cause unique, « le facteur décisif », leur échappe. Et tant qu’ils ne l’auront mis sous contrôle, pensent-ils, rien ne pourra s’arranger: « c’est le système, c’est comme ça, je n’y peux rien ».Cette fascination bloque l’imagination et ne permet pas de discerner de nouveaux possibles.Concilier humanité et performance en croisant la sagesse de la tradition biblique et la réflexion managériale contemporaine, c’est d’abord accepter que les relations humaines ne sont pas un système rigide de causes et d’effets mais qu’elles mettent en jeu des libertés animées de désirs qui, au travers de tensions permanentes qu’il faut apprendre à supporter, peuvent se parler, se rencontrer et se conjuguer. Alors apparaîtla possibilité de faire vivre un milieu dans lequel développement de la performance et épanouissement professionnel peuvent aller de pair. Le rôle de « manager »apparaît alors comme celui d’un médiateur.

La « logique du contrat »

Traditionnellement dans les entreprises, surtout en France, le management obéit à « la logique du contrat », logique qui montre ses limites dans les situations les plus complexes qui réclament des décisions difficiles voire violentes : arrêt d’une activité, licenciement, etc. Pour les légitimer et d’abord à ses propres yeux, le manager va en appeler au contrat. Basé sur des objectifs opérationnels de performance faciles à quantifier, il permet d’établir d’une façon apparemment objective s’ils ont été atteints ou non afin d’en tirer les conclusions qui s’imposent mécaniquement, quel qu’en soit le coût humain. Le critère de performance balaie alors toute préoccupation humaine, même s’il peut laisser un peu de place à la compassion. Comme le fait remarquer Elena Lasida, autre intervenante des parcours P&H, la raideur de la « logique du contrat » gagne à être contrebalancée par la notion de « relation d’alliance ».

  • La « relation d’alliance », un engagement mutuel

La logique du contrat régule un échange de richesses et de biens, dans le but qu’il se déroule dans les meilleures conditions pour chacun des partenaires. L’objectif est que chacun obtienne son « dû » sans « se faire avoir ». L’instrument en est le calcul par lequel chacun tente d’optimiser ses gains en se garantissant contre le possible manque de fiabilité du partenaire. L’horizon en est donc la méfiance. C’est pourquoi le contrat est en principe limité dans le temps et ne s’intéresse qu’à un aspect déterminé des capacités, biens ou aptitudes des parties, laissant le reste dans l’ombre. Il ne tient que sous la condition que les deux parties en respectent les clauses. Il présuppose donc qu’on « appartient » déjà à un univers commun, qu’on obéit à une loi commune. Pas de contrat sans une instance tierce capable de l’enregistrer, d’en vérifier la validité, d’en sanctionner les infractions et d’en légitimer la rupture ou la renégociation. Le contrat organise un rapport entre des forces qui s’accordent pour se contrôler. Au contraire, la logique d’alliance prend sa source dans l’incomplétude de chacun et dans le besoin qu’il a d’être relié à l’autre pour faire face à l’existence. Idéalement, elle tend à créer un endettement mutuel positif, un système d’obligeance dans un mouvement ininterrompu de « don – contre-don » à l’horizon d’une forme de gratuité. Elle parie ainsi sur la fiabilité du partenaire et sur la confiance qu’on peut lui faire pour affronter l’imprévu qu’il faudra braver ensemble. Elle est supposée durer tant qu’elle n’a pas été dénoncée et prend en compte la globalité de l’existence des partenaires. Naturellement, la relation d’alliance inclut des éléments contractuels mais ces derniers n’en constituent pas la base. Ils en définissent plutôt la limite externe. Quand les clauses en ont été transgressées, la relation d’alliance laisse la possibilité pour les partenaires de « repartir » en redécouvrant la fécondité de leur engagement commun dans une coopération. Ici, le fondement n’est pas « l’échange codifié » mais un « vouloir vivre ensemble » toujours à construire. La relation d’alliance est donc à la fois solide et fragile. Les déceptions qu’elle cause, quand un des partenaires la rompt, sont plus vivement ressenties. La résolution des conflits ne passe pas uniquement par la mise en œuvre de procédures rodées mais par un engagement subjectif risqué dont on ne peut alors faire l’économie.

  • Accepter les incomplétudes mutuelles

La notion d’alliance ne se présente pas comme un principe moral abstrait qu’il faudrait appliquer mais comme une description de la réalité des choses qui un pouvoir révélateur. Décrire les relations de collaboration dans une équipe ou un milieu dans des termes exclusivement contractuels dissimule leur dynamique la plus profonde. Le manager se protège en mesurant tout à l’aune de critères contractuellement quantifiés de performance, dans l’idée que « moins l’homme intervient, plus sûr est le résultat ». Ce que lui cache cette manière de dire, ce qu’elle l’empêche de voir, c’est la dynamique complexe des attentes et des intérêts que mobilise l’engagement dans le processus de la production et de la création de valeur. Au contraire, parler en termes de relation d’alliance permet de réaliser que derrière chaque entreprise, il y a des vivants. C’est assurément un facteur de désordre qu’à première vue, il peut apparaître désirable de réduire. Mais le prendre en compte positivement (et pas seulement le tolérer), en faisant jouer, par exemple, la notion anthropologique d’alliance, rend plus intelligent et, par voie de conséquence, plus performant. Il devient alors possible d’imaginer des scenarios de sortie de crises fondés sur la reconnaissance des incomplétudes mutuelles, qui sont la condition même de la fécondité et de la créativité d’un milieu humain, dans l’entreprise autant que dans les autres relations sociales.

  • Responsabilité Sociétale et Performance

On pourrait en dire autant de la notion de responsabilité sociétale des entreprises (RSE) qui émerge depuis près de quinze années, mais qui a, elle aussi, de profondes racines bibliques. À première vue, elle peut paraître imposer « de l’extérieur » aux entreprises des exigences supplémentaires qui se surajoutent à leurs finalités essentielles. Ce qu’exprime la formule provocatrice de Milton Friedman : « la Responsabilité Sociétale de l’Entrepriseest de faire du profit ».

Mais cette formule mérite d’être prise plus au sérieux qu’il n’y paraît. Non sans paradoxe, elle fait voir qu’en faisant du profit, les entreprises exercent effectivement une indéniable responsabilité sociétale à laquelle même le manager financier contribue : organiser, optimiser et contrôler les flux financiers qui sont la sève même de l’entreprise, c’est exercer une responsabilité « d’empowerment » en allouant aux différentes fonctions les moyens d’assurer le présent et de créer l’avenir de l’entreprise. Or, c’est précisément cette dimension de l’avenir que la notion de RSE valorise, comme l’expose la définition communément acceptée du développement durable (apport de Bruntland) : un développement durable est « un développement qui répondaux besoins du présent sans compromettre la capacitédes générations futures de répondre aux leurs ».