La croissance européenne d’après-guerre s’est faite dans le cadre d’une « finance réprimée » : épargne mal rémunérée et canalisée par les seules banques et le secteur public ; et rendue par le même canal au secteur des entreprises, avec moult restrictions : encadrement du crédit, taux d’intérêt peu rémunérateurs, contrôle des changes, etc. Dans la phase de rattrapage de l’après-guerre, ce mode de financement, peu excitant pour un financier d’aujourd’hui, a parfaitement joué son rôle. Maintenant que les économies européennes sont à ce qu’on appelle la « frontière technologique », il est heureux que l’industrie financière ait évolué : il existe une corrélation entre le niveau de développement et la sophistication financière, même si certains peuvent en douter au vu de la crise présente.

La Chine – pour forcer le trait – en est au stade de la finance réprimée. Cette finance aide efficacement au processus de rattrapage, mais est incapable de bien recycler à l’intérieur ou à l’extérieur du pays les excédents de balance courante.

Jusqu’ici, rien à signaler, il ne s’agit que d’étapes normales dans le développement économique. Mais mettez ces deux mondes financiers en relation directe et vous obtenez ceci :

La Chine exporte ses surplus financiers en actifs sans risque (par manque d’une finance évoluée), i.e. en bons du trésor du gouvernement américain. Les États-Unis se servent de ce déluge de fonds pour financer sans tracas leur budget et le rendent à l’économie en baisse d’impôts, financement « gratuit » de ses guerres, subventions au crédit personnel, etc. Cet afflux d’excédents financiers placés sur le meilleur actif sans risque (le risque souverain américain) en assèche l’offre pour les autres investisseurs. Cela déclenche une course aux placements sans risque, et donc une chute des taux d’intérêt (le fameux conundrum de Greenspan), la recherche forcenée d’actifs plus rémunérateurs et finalement de vraies prises de risque cachées. Le secteur financier a su arranger tout cela, prenant sa dîme au passage : titrisation, tranchage de portefeuille de crédits, etc.

Une finance plus sophistiquée en Chine (et donc par voie de conséquence l’abandon du contrôle des changes) aurait permis :

1) aux entreprises chinoises excédentaires de replacer leurs excédents dans des actifs plus diversifiés, notamment davantage dans les entreprises du monde occidental, ce qui aurait été vertueux pour l’investissement de ces pays et pour la concurrence (elles risquent de s’y mettre à présent, et, ironie, à un prix plus bas !) ;

2) et surtout de mieux recycler ces surplus auprès des entreprises chinoises, tant par fonds propres que par crédits innovants avec, au final, un effet sur l’offre et la demande domestiques, et donc sur les exportations du monde développé vers la Chine.

Une finance moins sophistiquée aux États-Unis et en Europe aurait empêché que ces surplus chinois distordent la structure de l’offre en produits financiers ; elle aurait contraint le budget américain – et à un moindre degré les budgets des grands pays européens – à plus de retenue dans la dépense. Elle aurait davantage soigné les entreprises, et moins les épargnants et les consommateurs. Elle n’aurait pas produit ce niveau de rente obscène payée aux banques par le secteur non financier et qui continue aujourd’hui, les banquiers se consolant de leurs bonus moins élevés par des salaires fixes plus forts. Elle aurait, par force, limité le levier des banques et évité le dangereux chemin qu’elles ont pris.

Bizarre mondialisation : elle abîme l’industrie manufacturière des pays développés en la mettant en rapport avec des entreprises ayant à peu près la même technologie, mais pas le même niveau de salaire ; elle abîme le financement des économies en mettant en rapport des industries financières ne disposant pas du tout de la même technologie. Faut-il donner comme mot d’ordre au mouvement Occupy Wall Street, de déménager tout Goldman-Sachs de Wall Street pour le mettre à Shanghai ?