Prenez une opération de location, associez-y un engagement du bailleur de transférer la propriété de l’actif au terme de la location, de quoi peut-il bien s’agir ? D’un crédit-bail, allez-vous dire ? Vous n’y êtes pas, c’est un ijara Muntahia Bittamleek, une déclinaison de l’un des cinq instruments de base de la finance islamique.

 

Et cette opération où un établissement financier achète une maison pour simultanément la revendre à un aspirant propriétaire, à un prix majoré, payable sur 20 ans, ne vous fait-elle pas penser à un prêt immobilier ? Ciel, non ! Il s’agit d’un murabaha, qui respecte les principes de la charia.

 

A la force d’une savante ingénierie financière, en combinant contrat d’achat et de vente de biens dissemblables, location et promesse de vente, et diverses autres techniques, juristes, financiers et spécialistes de la loi coranique ont bâti des produits de financement conformes à la charia qui interdit l’intérêt sur les transactions financières1, mais admet le profit sur les opérations commerciales. Leurs noms nous sont devenus familiers à mesure que s’internationalisait la finance islamique : murabaha (financement d’actif), mudaraba (financement participatif) et muchabara (capital-risque islamique), ijara (location), istina (vente à livraison différée) et sukuk (obligation à échéance fixe sans versements d’intérêt).

 

Dans les pays occidentaux, l’attention tend à se focaliser sur le potentiel de ce marché2 mais, à l’autre bout du monde, le débat est ouvert sur la juste manière de rendre compte des transactions, notamment dans les états financiers des institutions financières islamiques. Une traduction selon les IFRS peut-elle être fidèle ? Ou bien à finance islamique faut-il comptabilité islamique ? Les normalisateurs comptables de six pays d’Océanie-Pacifique3 ont exploré le sujet dans un papier de recherche publié en septembre 20104. Ils centrent leur étude sur deux questions névralgiques – la valeur temps de l’argent et la prééminence de la substance sur l’apparence – avant de passer à une analyse détaillée par type d’opération.

 

En économie, en finance, la cause est entendue, un euro à recevoir dans dix ans n’a pas la même valeur qu’un euro aujourd’hui. Le normalisateur comptable international s’inscrit dans ce courant de pensée de sorte que la valeur-temps de l’argent est omniprésente dans le référentiel IFRS. Lors d’une vente à paiement différé, le chiffre d’affaires équivaut à la valeur actualisée des flux reçus et à recevoir ; la différence avec leur montant nominal – la rémunération du crédit consenti au client – sera enregistrée séparément sous un intitulé « produits financiers ».

 

Voilà qui pose sacrément question quand tout le montage vise à ne pas paraître réclamer d’intérêt. L’Accounting and Auditing Organisation for Islamic Finance Institutions (AAOIFI) ou le normalisateur pakistanais rejettent dans son principe comme dans ses effets l’idée d’un loyer de l’argent5. Mais, la pensée divine faisant l’objet de différences d’interprétation selon les zones géographiques, le normalisateur malaisien en accepte les implications quand il n’y a pas prélèvement d’intérêt. Fonction d’enregistrement, la comptabilité ne saurait ni valider ni invalider la conformité d’une transaction à la loi coranique, écrit le Malaysian Accounting Standards Board (MASB).

 

Quoique… puisque certains versets du Coran enjoignent au scribe « d’écrire fidèlement la convention telle qu’entre les parties6 », ne faut-il pas comprendre qu’ils prescrivent à la comptabilité de refléter la lettre du contrat, et lui interdisent de lever le voile sur l’intention véritable des parties ? Le conflit est évident, dans cette lecture des textes, entre les versets cités et le principe de prééminence de la substance sur l’apparence, donc entre la charia et les IFRS. Une comptabilité islamique, où la primauté de la forme est indiscutée, s’impose pour marquer la différence entre une opération islamique et son pendant en finance classique. Marquer la différence, oui, mais par l’information en annexe, fait en revanche valoir le MASB. La comptabilisation sur la base de la substance de la transaction est, jusqu’à un certain point, utile aux lecteurs des états financiers ; ces derniers trouveront dans l’annexe, l’information nécessaire sur le caractère islamique des opérations.

 

Les problématiques d’application des IFRS aux transactions islamiques ne s’arrêtent pas là. Les contrats de location comme les ijara Muntahia Bittamleek, pour ne prendre qu’un exemple, risquent fort de ne pouvoir entrer aisément dans des habits IFRS. Parce que l’IASB prévoit d’imposer l’inscription systématique des locations au bilan, pensez-vous ? Pas du tout, car les spécialistes religieux savent depuis sept cents ans déjà que le droit d’usage est un actif. Mais alors, pourquoi ? Tout simplement parce qu’un contrat de location est licite, une promesse d’achat ou de vente est licite, mais leur association dans une même convention est interdite car elle devient un financement. Un ijara Muntahia Bittamleek n’est sanctifiable par un Charia Board que si le contrat de location et celui portant sur l’option d’achat sont distincts. Comment imaginer ensuite les regrouper, pour les comptabiliser comme un contrat unique, qualifié de location financement7 !

 

Des analyses approfondies et subtiles présentées dans le papier de recherche ne faut-il pas conclure qu’ici encore la question soulevée est celle des objectifs de la comptabilité financière ? En attendant qu’elle trouve sa réponse, la lecture des états financiers des banques islamiques pourrait demeurer singulièrement difficile.

 

1. Dans la pensée coranique, le prêt d’argent est un acte généreux par lequel le prêteur s’attire la grâce d’Allah sans chercher de profit matériel. Heureusement, les contrats commerciaux peuvent en toute légitimité donner lieu à rémunération en ce bas monde, que la rémunération se nomme dividende, bénéfice ou loyer. Sans cela, les circuits financiers islamiques n’auraient jamais vu le jour.
2. Embryonnaire il y a trente ans, il pèse aujourd’hui près de mille milliards de dollars d’encours et son taux de croissance annuel avoisine 10 % à 15 %. Voir, par exemple, La finance islamique à la croisée des chemins, Olivier Pastré et Kramissira Gecheva, dans Revue Economique et Financière, n° 92, juin 2008.
3. Australie, Dubaï, Indonésie, Corée, Pakistan, Arabie Saoudite.
4. Research Paper, Financial Reporting Issues relating to Islamic Finance (« Les problématiques comptables de la finance islamique »), Asian-Oceanian standard-setters group, 2010.
5. Norme comptable “SFA 2”: Concepts de comptabilité financière pour les banques et institutions financières islamiques de l’Accounting and Auditing Organization for Islamic Financial Institutions (“AAOIFI”)
6. Sourate Al-Baqarah, verset 282
7. L’approche de la décomptabilisation prévue dans le projet de nouvelle norme IFRS ne semble pas plus acceptable d’un point de vue islamique.