Il faut davantage et de meilleures normes industrielles
Les normes industrielles abondent. Dans notre époque où on ne parle que de prévention du risque, les gens pensent qu’elles sont là surtout pour la protection des consommateurs ou des producteurs. Faux ! Pour l’essentiel, elles naissent et durent pour faciliter la vie industrielle. Par exemple, on convient d’un écartement des rails de chemin de fer, de la taille standard des équipements de la cuisine, du format des prises de courant, de celui des cartes de crédit, des conteneurs pour le transport maritime, des prises USB, des feuilles d’impression, A4, A5, etc.
Beaucoup de ces normes sont simplement d’origine privée et résultent de la vie ordinaire des affaires. L’un des grands acteurs des cartes de crédit aux États-Unis a remporté un succès avec son produit, qui a de facto créé la norme autour de laquelle s’organise aujourd’hui l’écosystème industriel. L’initiateur des conteneurs a fixé une fois pour toutes les standards de taille des célèbres boîtes, si importantes pour le transport maritime. Qui pourrait venir sur le marché avec une carte de crédit ou un conteneur de taille différente maintenant que, de par le monde, les lecteurs ou les bateaux sont profilés sur le format standard ? Il faudrait pour ce faire un choc technologique qui, non seulement emporte le format, mais aussi l’utilisation elle-même, comme cela a été le cas pour la transition entre la cassette et le CD, puis entre le CD et le site internet.
Mais la création d’une norme exige le plus souvent une décision publique ou d’une entité interprofessionnelle. En effet, le jeu spontané du marché n’a pas pour logique de converger toujours sur un standard pour l’industrie. Chacun des acteurs privés a en effet intérêt à diffuser le sien propre (qui n’est précisément pas, au moment où il le promeut, un standard) pour gagner un avantage concurrentiel ou ériger une barrière à l’entrée. Apple par exemple refuse systématiquement que les produits qu’il impose avec succès deviennent des standards ouverts au reste de l’industrie. S’il accepte des standards, ce sont les siens propres, destinés à l’aval de l’industrie, par exemple les prestataires externes qui développent des applications Apple. Faute d’un bon fonctionnement du marché, cela devient le rôle de la puissance publique d’aplanir le terrain de jeu sur lequel, sans gâchis de ressources, peut démarrer le jeu concurrentiel. Le plus bel exemple est historiquement celui du système métrique. Un exemple plus proche de nous est le travail que fait le Ministère de l’équipement ou son équivalent dans la plupart des pays. Il fixe les normes en matière d’habitat, de taille standard des portes, de hauteur des plafonds, de largeur de couloir, etc., pour que l’industrie de la construction s’organise en conséquence.
Il est désespérant de voir que l’Europe ne joue pas ici vraiment son rôle. Il faut plus d’Europe précisément parce qu’il y a des enjeux industriels où, si les grands pays européens arrivent à se mettre d’accord, c’est peu ou prou l’ensemble du monde qui suivra. L’Europe, c’est 500 millions de consommateurs au pouvoir d’achat élevé. Ses atouts sont plus forts que ceux des États-Unis : elle est plus importante en poids économique ; et surtout, elle a une habitude et une pratique de recherche de consensus qui lui est indispensable dans la production de normes. D’une certaine façon, le succès mondial des normes comptables IFRS, auxquelles volens nolens les États-Unis se sont à peu près raccrochés, illustre bien cette capacité.
Voici quelques exemples. La multiplicité des chargeurs de portables, mobiles et autres équipements électroniques est une plaie pour les consommateurs. Chaque constructeur a le sien. Chaque nouveau modèle du même constructeur oblige à l’achat d’un nouveau chargeur. Agacement suprême, les normes techniques sont parfois les mêmes (700mA, 50htz, etc.) mais ne change que l’embout de raccordement à l’appareil. Le coût économique est immense, sachant le prix du cuivre ; le coût écologique encore plus, sachant la difficulté à récupérer les chargeurs usagés (c’est-à-dire rendus délibérément obsolètes par le fabricant) ; et le coût social également, sachant qu’ils viennent tous d’Asie du Sud-est sans une once d’emploi européen. Que peut faire une autorité européenne ? Simplement décréter que tout mobile, portable, etc., vendu sur le sol de l’UE doit avoir telle et telle caractéristique technique, avec tel format de prise. Au-delà des gains signalés, on verrait alors les Legrand, Schneider et Philips, acteurs européens, proposer leurs modèles. Peut-être même, par le simple poids du marché européen, nous verrions ensuite l’ensemble de l’industrie basculer vers ce standard, avec un avantage premier pour lesdits acteurs européens.
Un autre exemple, très actuel, est celui des normes en matière de recharge de la voiture électrique, où l’enjeu industriel est massif. Même chose pour les encres à imprimantes, où la course industrielle consiste pour le producteur à brader l’équipement et à se rattraper sur les recharges, avec là encore un coût écologique important. Un dernier serait les services portuaires : à quoi bon faire la chasse aux supertankers pétroliers qui nettoient leurs cuves en pleine mer ? Il suffit pour éviter le dégazage sauvage et le coût de la surveillance que l’UE interdise à tout tanker de naviguer sur eaux européennes sans un brevet récent de nettoyage obtenu auprès d’un grand port accrédité.
L’Europe-puissance n’existe pas, entend-on. Dans ces domaines, l’Europe sera puissante si elle est normalisatrice, chose que notre longue pratique de cohabitation pacifique nous permet d’envisager mieux que d’autres régions du monde. Il y a dans certains cas un coût en termes de perte de concurrence, car il arrive qu’une norme étouffe l’innovation. Mais c’est vrai du contraire aussi. Et il n’y a pas vraiment des masses de progrès technique à attendre dans la technologie des transformateurs de 220 à 12 volts. Osons même affronter la chose : si des normes intelligentes peuvent aider à maintenir des métiers industriels en Europe tout en aidant le consommateur, pourquoi pas ?
Cet article a été publié par Vox-Fi le 20 avril 2021.